Ceci
dit, trois obstacles sont là:
1./ D'abord, la
morale ?
Est-il possible de s'entendre à son sujet,
de la définir pour tous ? Davantage,
à notre époque où ce sont les
faits qui priment, la morale peut-elle se
réconcilier avec eux ? Ce serait
nécessaire et peut-être possible. Il
faudrait pour cela retrouver, dans toute sa
factualité singulière, l'origine de
l'être humain. Celle-ci reste peu
perçue et mal comprise. La
singularité de la condition humaine le
constitue en être de nature et de culture. Il
ne bénéficie pas comme les animaux
d'une existence largement programmée. Ses
programmes de vie, il doit les inventer
lui-même à partir des moyens
exceptionnels qui sont les siens : l'échange
des visages, la parole, la pensée, les
mathématiques et les techniques qui
émanent de son corps multiplicateur d'angles
de vue et d'action.
Le problème, c'est que cette première
morale lui manque : celle qui chérirait ces
moyens, les siens, et qui nourrirait la
nécessaire distance critique à
l'égard des fins qu'il se donne en
réaction plutôt qu'en
réflexion. Pascal le disait
déjà : " Bien penser, c'est le
principe de la morale ".
2./ Ensuite, la
laïcité ?
Elle demeure, elle aussi, bien incomprise, du fait
de ses ennemis et de ses amis. Elle est confondue
avec une certaine suspicion concernant la religion.
En France, elle est aussi revendiquée comme
une manifestation exemplaire d'universalité.
Si l'on se réfère aux textes de
Jaurès et de Briand, disons qu'elle peut
aller dans ce sens. Encore faut-il comprendre
comment, pour l'y aider.
En fait, tout au long de l'histoire, les acteurs
religieux et les acteurs politiques se sont d'abord
associés puis peu à peu
dissociés. Les acteurs politiques ont
profité du manque d'ouverture des religions
aux informations scientifiques et techniques, de
leurs corruptions diverses et de leurs divisions
devenues meurtrières pour capter le
sacré qu'elles défiguraient.
Malheureusement, certains acteurs politiques ont,
à leur tour, abusé du pouvoir et se
sont retrouvés producteurs des violences les
plus extrêmes. De ce fait, les pouvoirs
économiques et informationnels se sont
renforcés. Ils achoppent aujourd'hui
à la croissance vertigineuse des
inégalités et à
l'impossibilité de contrôler les
menaces qui pèsent sur la biosphère.
Qu'est-ce que la laïcité peut
à tout cela ? Peut-être beaucoup
plus qu'on ne croit si l'on comprend qu'elle a
été, dans une certaine mesure, un
premier dispositif d'articulation
pondérée entre la religion et la
politique. Elle devrait pouvoir l'être entre
toutes les grandes activités humaines.
Il faudrait traiter d'une laïcité
externe capable d'articuler mieux les pouvoirs,
séparés et reliés, du
religieux, du politique, de l'économique et
de l'informationnel.
Elle serait aidée par une
laïcité intrasectorielle comme celle
que Montesquieu définit pour le politique,
quand il précise - dans l'" Esprit des
Lois " - la nécessaire "
séparation et reliance " des trois
pouvoirs : législatif, exécutif et
judiciaire. Du moins si l'on veut éviter
tout gouvernement despotique.
3./ Enfin,
l'enseignement ?
Pour situer la laïcité, il faut, nous
l'avons vu, d'abord repenser l'anthropologie,
ensuite repenser l'histoire. Cela suppose un
remaniement - profond, étendu et
relié - de l'enseignement. Faute de quoi,
l'enseignement de la morale laïque ne serait,
sans jeu de mots, qu'un vu pieux !
Une aide peut encore nous venir de la Grèce
antique. Sa langue a trois mots pour traiter du
peuple.
Ethnos, c'est
le peuple ethnique ! On est alors dans la morale
" communautariste ".
Demos, c'est le
peuple politique ! On est alors dans la "
démocratie " mais elle recouvre
aujourd'hui des gestions économiques
malhonnêtes et des
inégalités politiques
monstrueuses.
Il y a un troisième
mot : " laos ", c'est l'humain
quelconque, tout être humain quel qu'il
soit. Alors, la morale laïque pourrait
être factuelle en étant respect de
l'humain et de ses moyens.
Le philosophe italien contemporain, Giorgio Agamben
précise : " L'homme est l'animal qui doit
se reconnaître humain pour l'être
". Il peut aussi se reconnaître inhumain
et l'être. En trois mots, Montaigne disait :
" Bien faire l'homme ! ". La
romancière américaine, Toni Morrison,
prix Nobel 1993, nous livre ce dialogue dans sa
fiction de 2012 : " Quel métier tu veux
faire quand tu seras grand ? " De la main
gauche, Thomas tourna la poignée et ouvrit
la porte : " Homme " répondit-il.
Puis il sortit.
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