LES " MINUTES "
DU COURS DE MONSIEUR VIDAL PROFESSEUR DE
PHILOSOPHIE (EXTRAITS) La philosophie
en lycée professionnel PREMIERE
SEANCE : 25-10-99
13 élèves sur 15 ne veulent
pas de cours de philosophie, et
préféreraient que ces 2 heures
fussent consacrées à des travaux
d'atelier. Le caractère obligatoire de
l'horaire leur paraît inacceptable, au
même titre que l'imposition de cette
matière dans leur série. Un tel m'a
demandé si j'étais "au
chômage" (sic) pour avoir pris ces 2
heures ! "De toute
façon - m'ont-ils prévenu - vous ne
nous embobinerez pas ! On est malin, nous : on vous
voit venir ! Heureusement qu'il n'y a pas de devoir
ni d'exam. : on n'a pas besoin de prendre des notes
! D'ailleurs, on sait pas écrire ! C'est
comme le français : on devrait nous le
supprimer. Il y a des classes qui font plus
français en terminale, et nous, on a
toujours le français, et en plus,
maintenant, on a la philo. C'est la totale
!".
Quant aux 2 élèves favorables
à l'enseignement de la philosophie dans
cette série, l'un m'a fait savoir qu'il se
voulait "l'esclave de la philosophie", et
l'autre, qu'il voulait "faire de la philosophie
son esclave" !
Dans l'ensemble, la classe est plutôt
"vive", intelligente même, quoique dans le
plus grand désordre conceptuel.
J'espère que je pourrai maintenir
l'attention. DEUXIEME SEANCE :
27-10-99
Aucun élève n'est venu, la
classe n'ayant, ce jour-là que la
philosophie comme heure de cours. TROISIEME SEANCE :
8-11-99
Des élèves demandent si
l'assiduité au cours de philosophie est
obligatoire. Je réponds par
l'affirmative.
D'autres voudraient que le cours fût
un cours de français. Je suggère de
recourir au français dès que
nécessaire, et enchaîne sur la
question déjà posée le
23-10-99 mais balayée par la classe,
à savoir : qu'est-ce-que la philosophie
?
Les réponses partent en tout sens
("La philosophie, c'est la vie, c'est
questionner, c'est prendre un mot et en faire des
pages, c'est parler pour ne rien dire...")
jusqu'au moment où un élève
fait remarquer qu'on n'arrivera à rien tant
qu'on ne se demandera pas quels sont les mots qui
composent le mot "philosophie". La classe
trouve ainsi la "sophia", mais se heurte au
terme "philo". J'entends alors mille
dérives, plus ludiques les unes que les
autres ("philo", c'est "fil", "filer", "se:
casser"...) et suis sur le point de renoncer
lorsque, soudain, le terme "aimer" jaillit.
J'en interroge l'auteur : - "Pourquoi
dites-vous cela ?". - "Parce que j'ai
pensé à "cinéphile". -
"Pouvez-vous préciser ?". - "Le
cinéphile, c'est celui qui aime le
cinéma. Alors, je suppose que "philo" c'est
comme "phile", et que la philosophie c'est le fait
d'aimer la sagesse".
Miracle de l'intelligence !
Je sors du cours épuisé ; la
classe- également. QUATRIEME SEANCE :
10-11-99
Avant d'aborder "La nature", un
élève s'adresse à moi en ces
termes : - "Est-ce qu'il
n'est pas "dégradant" (sic), pour vous,
d'enseigner la philo en Bac Pro ?". - "Non, jeune
homme, car l'enseignement est un rapport de
conscience à conscience. Il n'y a donc, a
priori, aucune gêne à parler à
qui accepte d'écouter : Je puis parler au
riche comme au pauvre, au fort comme au faible, au
gouvernant comme au gouverné. Ce pouvoir est
aussi le vôtre" - "Comme vous
parlez bien, Monsieur" - ajoute alors un autre
élève : "Vous devez emballez un
maximum avec les femmes ! Vivement qu'on fasse "Le
langage" !!". - " Autant ne pas
perdre de temps, jeunes gens, et aborder tout de
suite "La nature" : qu'est-ce donc que la nature
?
Les élèves voient
aussitôt la différence entre la nature
définie comme monde extérieur, et la
nature humaine. - "Cependant,
l'étymologie du mot "nature" est la
même dans les deux cas. Il faut donc dire
autre chose". - "Mais
Monsieur, si les arbres, les fleurs, les animaux et
les hommes sont la nature, tout est nature, et on
n'a plus besoin d'en parler !". - "Si tout est
nature, que faisons-nous en ce moment ?". - "Je
sais pas, moi : on travaille !". -
"Précisez ! " - "On fait de la philo...
On étudie, quoi !". - "A quel monde
appartiennent la philosophie et l'étude ?".
- "A la culture !". - "Que sommes-nous
alors ? Nature ou culture ?". - "Les deux,
Monsieur !".
Je remercie, et donne congé à
la classe. Mais aucun élève ne quitte
sa chaise : chacun attend "la suite" ! CINQUIEME SEANCE :
15-11-99
Nous étudions aujourd'hui les
problèmes posés par la "nature
humaine", notamment du point de vue de SARTRE - qui
la récuse comme telle.
Mais je ne parviens pas à exposer la
théorie existentialiste. car les
élèves restent "naturels" : "La
nature humaine existe - martèlent-ils - et
on la connaît par coeur : c'est les femmes,
la sexualité quoi ! L'homosexualité,
c'est contre-nature : on n'est pas des
pédés nous. Monsieur
!!".
Ce type de remarques abonde, assorti de
gestes fort suggestifs.
J'en profite pour faire
réfléchir les élèves
sur cette oeuvre de mort que serait
l'homosexualité
généralisée à toutes
les espèces. Malgré la dimension
théorique du propos, je suis
écouté silencieusement. D'où
la spontanéité d'un
élève qui, m'entendant dire "c'est
l'heure !" déclare tout de go : "Putain,
que ça passe vite la philo ! Franchement,
j'aurais pas cru l".
"Qu'est-ce que le
beau ?" est la question de ce jour.
Ce que je redoutais éclate sans
attendre : "C'est la fille qui vient de passer
tout à l'heure" ! "C'est..."
J'interromps les réponses et demande aux
élèves de ne pas céder
à la tentation du n'importe quoi
aussitôt, le niveau des remarques
s'élève : - "Le
beau, c'est ce qui plaît". - "Le beau,
c'est subjectif : PICASSO, ça peut vous
plaire, et même ça plaît, mais
moi, ça ne me dit rien. Encore, un paysage,
ça oui mais un PICASSO, c'est nul
!". - "Jeune
homme, on ne peut pas réduire PICASSO
à ce que vous en dites, même si on
n'apprécie pas son oeuvre". - "Mais
Monsieur, les goûts et les couleurs,
ça se discute pas!" - "Que faites-vous,
alors, de la création artistique, et comment
la définiriez-vous ?". - "La
création artistique, c'est la transmission
d'une pensée sur une oeuvre. Si vous
préférez, c'est une façon de
faire ressortir ce qu'on pense, par la.
matière". - "Mais alors,
jeune homme, pourquoi n'accordez-vous pas de valeur
artistique aux créations de PICASSO ?". -
"Parce que PICASSO, c'est pas pareil !". -
"N'est-il pas un créateur ?". - "Pour moi, non
! On dira ce qu'on voudra, c'est quand même
pas un artiste : tout le monde peut faire ce qu'il
a fait !".
Je n'insiste pas, souligne l'importance de
la matière dans la création
artistique, et montre ainsi que le beau n'est pas
le vrai.
Mais les élèves ont du mal
à suivre... VINGT-NEUVIEME SEANCE :
3-04-00 - "Si le beau est
"ce qui plaît" - comme vous me l'avez
affirmé lundi dernier - que peut bien
être le "plaisir esthétique"
? - "II faut
demander aux filles !". - "C'est quand on se rince
l'oeil !". - "C'est ce que
l'on ressent, au début, quand on est
à deux !". -
"C'est..." - "Puisque vous
centrez votre réflexion sur la
sexualité, quelle différence
faites-vous entre le "plaisir esthétique" et
le "plaisir sexuel" ?". - "Moi, je
sais pas la différence, mais je sais le
plaisir que je préfère. Des fois, le
plaisir sexuel est si fort qu'il dépasse
tous les plaisirs. Alors, je vous dis pas le
plaisir esthétique !". - "Pour
l'instant, nous n'avons aucune définition du
plaisir esthétique ; autrement dit, nous
n'avons pas progressé". -
"Et si c'était un plaisir
spirituel ?". - "Ah
oui ! un plaisir qu'on a parce qu'on fait
marcher son cerveau ! ". - "Jeunes
gens, n'y aurait-il pas une distinction
à faire entre le "plaisir" et la
"joie" ? -
"Mais Monsieur, c'est pareil ça
! On emploie l'un comme on emploie l'autre
!". -
"Suis pas d'accord, lance Un tel : le
plaisir et la joie ne sont pas de
même nature. On peut ne pas avoir de
joie à se faire plaisir ! Le
plaisir, c'est physique ; la joie, c'est
psychologique !".
J'approuve, et remercie la
classe. * (in
Actes du colloque Enseigner la philosophie
en lycée professionnel
Châlons en Champagne mai
2001) Réactions <<jai
enseigné dans de telles classes, et jeune
professeure, pleuré plus dune fois (
pas en cours!)Cela fait plaisir de lire vos propos
et de voir ce qui se passe exactement. les
inspecteurs ne se rendent pas compte de ce que
lon doit faire et vivre bien
souvent.>> <<bravo,
je suis prof de philo, j'ai eu des classes
similaires ... c'est toujours exigeant mais quelle
joie quand ça "turbine" comme vous en
témoignez ici ! >>JG << "La nature
humaine existe - martèlent-ils - et on la
connaît par coeur : c'est les femmes, la
sexualité quoi ! L'homosexualité,
c'est contre-nature : on n'est pas des
pédés nous. Monsieur !!". Ce type de
remarques abonde, assorti de gestes fort
suggestifs. J'en profite pour faire
réfléchir les élèves
sur cette oeuvre de mort que serait
l'homosexualité
généralisée à toutes
les espèces. "Êtes-vous certains qu'il
s'agisse d'une réflexion ?
L'homosexualité se retrouve dans de
nombreuses espèces animales (chiens,
certains singes... hommes). Présenter
l'homosexualité dans toute la nature comme
oeuvre de mort est donc parfaitement d'une part
objectivement faux, d'autre part paraît
parfaitement criminel. Transpire la volonté
potentielle de suppression l'homosexualité
comme fait culturel. Le risque de voir la
généralisation
(présupposée contamination) de toute
l'espèce humaine (et de toute vie) par ce
comportement "contre-nature" faire chuter la
démographie ("oeuvre de mort")
nécessite la prise de disposition à
l'échelle humaine en vue d'une
éradication systématique des
individus mortifères. Le sauvetage de la vie
ne peut être fait qu'en tuant la mort.
Pardonnez ces propos qui transpirent dans ceux du
professeurs. Je conçois l'emploi des
associations d'idées et de l'imaginaire des
élèves par le professeur dans un
cadre "rationnel", mais il semble qu'il ait
lui-même parfaitement dérapé,
en ne détruisant pas l'imaginaire passionnel
et déstructeur de cet élève
aux préjugés sur les homosexuels,
préjugés que possédait le
professeur. Ce commentaire n'est pas une accusation
à votre égard. J'espère que
vous y
répondrez.Sincèrement>>
Ce
texte peut être lu de bien des
manières. Je propose de le voir, entre
autres, comme un exemple d'échange
où la parole des élèves
est prise en compte pour de bon .
L'enseignant se sert de la richesse
des
associations
d'idées
pour pointer ce qui appartient à la
rationalité sans détruire ce
qui appartient à l'imaginaire.
Celui-ci a une fonction de "motivation" et de
"création", l'enseignant assurant la
constitution d'un cadre (contenant)
rationnel.
VINGT-HUITIEME SEANCE
: 3-04-00