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Etes vous plutôt Idéal ou plutôt Réalité ?  

Marie-Françoise Bonicel 

 

  Il faut que nos rêves soient assez grands pour ne pas les perdre de vue

Oscar Wilde

 

 

       Curieusement, si l'on vagabonde dans la littérature qui depuis la nuit des temps questionne le rapport de ces deux termes, l'idéal est pratiquement toujours présenté en premier, comme si la réalité ne pouvait être abordée qu'à l'aune du premier. Y aurait il t'il d'emblée une hiérarchie qui donnerait le ton à ce binôme ?

          Je laisse le soin aux philosophes de se pencher sur les différentes définitions que les grandes écoles de la pensée ont retenu pour rendre compte de ces concepts, et aux psychanalystes le soin de s'accorder sur le Moi Idéal et l'Idéal du Moi, restant, quant à moi, au plus proche du quotidien de nos existences traversées par leurs tensions.

   

L'École : point focal de cette improbable cohabitation.

           La limite d'un encadré me protège de la tentation de faire un balayage de toutes les tensions que suscitent un Idéal rêvé (par qui ?) et une réalité qui vous rattrape, chaque matin dès le porche franchi. L'idéal républicain porteur d'émancipation et d'égalité qui insuffla une dynamique à l'Ecole pour tous, me parait un aspect significatif des discordances qui s'y vivent et de la difficulté à trouver sa place entre ces deux bornages.

           Fanny, décrite par Bourdieu dans " La misère du Monde " (1993) est professeure issue d'un milieu prolétaire, et pour laquelle la promotion sociale souhaitée par sa mère, et intériorisée par elle, devait s'accomplir dans un métier reconnu, sûr, valorisant et réunissant " pouvoir et tranquillité ". Porosité entre vie privée et professionnelle, les difficultés et échecs se cumulent: elle ne reconnait plus dans le mépris des parents, le goût des élèves " pour la réussite matérielle ", sa belle mission d'éducateur dont elle avait rêvé. Elle surmonte cet effondrement en " déployant toutes les ressources de son prosélytisme culturel de nouveau converti", et en donnant de l'amour, à ses élèves qui la " reconnaissent ". Piégée d'ailleurs par cette soif de reconnaissance qu'ils sont les seuls à lui donner et qui nécessite qu'elle en fasse toujours plus.

 

           Annie ou trouver sa place : à partir de l'exemple de la vie d'Annie Ernaux, dont les différents récits témoignent de la honte de sa condition d'origine et d'une névrose de classe que seule l'écriture pourra réparer,

           Claude Pujade-Renaud, en s'appuyant sur la littérature rappelle que " L'élève en cours de promotion doit remodeler une image de soi et de sa position dans sa famille " et affronter les désirs contradictoires des parents sur cette promotion qui risque de la couper de ses origines.

           L'école, si elle tient partiellement sa promesse " d'élitisme républicain ", n'ouvre pas automatiquement les portes de " la bonne société " qui miroitaient derrière cette promotion sociale annoncée. Et la chute peut être rude. Cela a été vrai dès le début de l'Ecole pour tous. Mais l'accès aujourd'hui à des activités, métiers, loisirs autrefois éloignés des classes modestes, ont créé l'illusion d'une porosité sociale, que le statut dévalorisé des enseignants ne peut conforter.

           Y a-t-il alors un rapport entre ce grand - écart que l'individu doit faire entre Idéal et Réalité et le désarroi de nos contemporains, qui enseignants ou non naviguent sans boussole, mais avec des GPS de proximité qui permettent de conduire leur véhicule avec plus de précision que leur existence ?

 

 Celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas

Aragon. La Rose et le Réséda

 

 Le temps des idéologies et des idéaux collectifs : les drapeaux sont en berne

           La plume du poète soulignait ici le rassemblement de gens de tous horizons politiques, qui s'étaient réunis et engagés malgré leurs différences, dans le combat de la Résistance.

C'était le temps où les grandes idéologies (en occident surtout) cimentaient encore la société, certes de manières différentes et souvent antagonistes. La fin du XIXème et la moitié du XXème ont vu cohabiter les idéologies issues de la révolution, l'utopisme de Proudhon, le catholicisme social, le socialisme marxiste avec ses dérives mortifères, et plus tard des expériences autogestionnaires. Mais aussi le nazisme, fleuron exemplaire d'un idéal collectif pervers dès sa naissance, mais exemplaire pour sa capacité à fédérer les convaincus et les suiveurs, les manipulateurs et les manipulés, les maîtres d'œuvre et les profiteurs, dans un même délire collectif.

           Si ces grandes idéologies ont disparu en occident, ou se sont affaiblies, elles ont donné lieu à des îlots de résistance ailleurs, se sont déclinées en formes subtilement masquées ou atténuées, ou en déplaçant leur centre de gravité.

           Les religions monothéistes avaient favorisé d'une certaine manière, une unification de l'individu et des groupes autour de grandes valeurs déclinées dans le Décalogue juif, ou les Béatitudes chrétiennes, et d'images paternelles fondatrices (Dieu, Jésus, le Prophète Mahomet…), détournées certes de leur sens initial entre Croisades, Inquisition ou fondamentalismes divers contemporains.

 

           Les idéaux républicains avaient pris le relais, mais chez nous, les grands principes inscrits aux frontons des mairies ont perdu leur souffle, confrontés à la réalité du terrain : la liberté a glissé vers l'individualisme, l'égalité se décline en aspirations sporadiques ou catégorielles.

           L'exemple de la fraternité, troisième terme est particulièrement intéressant. Porté longtemps par les valeurs chrétiennes de charité mais désormais sans transcendance paternelle, réelle ou symbolique, (peut-il y avoir des frères sans Père ?), la société lui a substitué le concept de solidarité incarné dans une floraison de lois, décrets, mesures sociales sous l'égide d'un Etat-Providence.

           La société ne serait elle pas devenue non seulement une bonne mère nourricière, mais aussi une figure paternelle de remplacement ?

 

           Ce serait sans compter les nouvelles religiosités, les floraisons d'ONG, l'immense vivier associatif, les " Journées de …la Paix, de la Jeunesse, des Femmes, du Handicap, du Sida, de la Tuberculose, du Diabète, de La Déportation et toutes les journées mémorielles qui ponctuent un calendrier dont la taille limitée fait craindre à terme des doublons et noient l'essentiel . Sans compter les Cercles de silence, les grèves de la faim pour des bonnes causes, les élans devant des catastrophes : La générosité n'est pas en panne, elle puise sa source dans les individus eux-mêmes et non plus dans les valeurs obligées de la tradition et se cristallise autour de micro-projets ou de causes nationales ou internationales sporadiques.

 

Idéal de soi et idéal de métier : Une fusion à risque dans les métiers de l'accompagnement et de la relation d'aide. Quand les contradictions sociales sont trop lourdes à gérer dans les institutions ou réseaux de santé et du social, dont la finalité est de soulager la souffrance humaine, c'est celle des accompagnants qu'il faut désormais prendre en charge. Soigner les soignants !

 

           Le risque d'idéalisation du travail, faute d'idéaux collectifs, risque de plonger l'accompagnant dans la dépression ou le sentiment d'échec, quand les attentes excessives, les siennes, celles des accompagnés se heurtent au marché du travail, à l'insuffisance des services sociaux ou de prise en charge psychologique, quand les réglementations s'empilent ou défont les précédentes à peine appliquées : absentéisme, congés de maladie, démission, décrochage : les soignés souffrent de mêmes maux que les soignés.

           On ne répétera jamais assez l'importance de lieux de paroles pour alléger ces souffrances-là et remettre de la souplesse et du lien dans ces vies professionnelles malmenées, aider à modifier ses représentations et réanimer la capacité à inventer au quotidien.

           " Hommes sans guides " comme l'affirmait Ehrenberg, moins pèlerins que nomades errants, livrés à leur responsabilité personnelle, loin du conseil avisé de l'aventurière Alexandra David-Neel qui préconisait " Marches à l'étoile, même si elle est trop haute ".

           Dans ce foisonnement d'idéaux partiels et successifs, l'individu doit faire son marché en aveugle, affrontant de nouvelles tyrannies, les diktats des modes, les nouvelles normes, les gourous de pacotilles… et les prosaïques contraintes de la réalité. L'heure est au pragmatisme qui revient en force comme doctrine et comme praxis en politique comme en économie.

 

Nouvelles idéologies, nouvelles normes, nouvelles tyrannies de notre imaginaire collectif

 

           Les principes de précautions (confondus avec la prévention qui elle, opère une gestion optimale des risques), les exigences de sécurité, le terrorisme de la qualité et de la traçabilité, scandent notre quotidien, sur fond de peur entretenue, visant au risque zéro, et plombent ainsi la créativité des chercheurs, l'innovation des entreprises, la pédagogie des sorties scolaires, préférant les excès de procédures au détriment de la responsabilité.

Principe mortifère du zéro défaut, qui ne laisse pas de place à l'erreur humaine, et qui génère des fonctionnements a minima et des injonctions internes du type " restez couverts ", nous interdisant d'être des explorateurs ou des éclaireurs.

 

Idéaux ou culture commune en entreprise ?

            Dans l'entreprise X, filiale française d'un groupe industriel américain, la sécurité, le respect, le zéro défaut et l'éthique se déclinent non seulement dans les chartes remises au futur employé, mais sur les murs de l'établissement, comme autant de slogans, rappels, tableaux de récompenses.

           Une étrange impression nous saisit devant cette accumulation d'incitations à la vertu, à la sécurité (légitime sur un site industriel), aux règles de vie commune et qui tissent un système de valeurs commun pour ce groupe aux 80 nationalités différentes avec un code de bonnes conduites.

           Il ne s'agit pas d'un idéal commun qui serait poursuivi par les individus, mais un système de valeurs et de normes auquel il convient d'adhérer. Une véritable culture commune, une cohésion horizontale imposée d'en haut (avec sanctions prévues en cas de manquement) plutôt qu'un horizon de sens ont permis d'affronter les changements et les crises.

           Mais les partenaires sociaux avec leur-contre culture et un idéal explicite ou implicite autre, mettent en péril cet équilibre.

          Ici, on écrit des chartes éthiques ou du patient, là on déroule des catalogues de valeurs à réintroduire. Les projets d'établissements ou d'entreprises structurent le court ou le moyen terme, faute d'horizon de sens qui donnerait cohérence à nos vies.

 

           Dans la Cité on met en place un arsenal de dispositifs pour le " Vivre ensemble " faute de pouvoir définir un Bien commun. Mais les idéaux partiels ou catégoriels ne sauraient, même additionnés fabriquer un idéal commun planétaire. Faut-il s'en plaindre ?

 

           La tyrannie de la transparence, de la levée systématique du voile sur les secrets de famille ou des comptes en banque, la demande de levée des secrets professionnels et des accouchements sous X, les consternantes émission de télé-réalité, et l'efficacité des outils informatiques, soumettent notre jardin secret à l'appréciation de tous, là où l'ombre des confessionnaux a accueilli pendant des siècles nos turpitudes en toute discrétion et pardon assuré.

 

Nouvelles idoles, nouveaux maîtres, nouvelles injonctions

 

           En contrepoint des idéaux collectifs en panne ou partiels, il faut évoquer le dur chemin que l'individu doit effectuer pour construire son identité dans la solitude " de Soi ". Si ce concept renvoie à la " représentation structurée que l'individu a de lui-même " (Sirgy), on sait qu'il navigue entre l'image qu'il a de lui-même avec ses richesses et ses faiblesses, l'image qu'il voudrait avoir, et celle qu'il voudrait donner à autrui.

           Condamné à vivre avec son idéal personnel, stimulé par ce modèle intérieur, qui le fait avancer et le motive, l'individu doit opérer un tricotage subtil et un ajustement constant entre des injonctions contradictoires ou cumulées qui fleurissent au gré des modes :

" soyez vous - mêmes " et " soyez à la hauteur ", " soyez performants " et " soyez heureux ", " soyez autonomes " et " rendez p compte ", " soyez des ...la liste est prometteuse, fardeaux toujours plus nombreux que l'individu doit assumer pour être " à la hauteur ", au lit, au bureau, dans la rue, au sport . A la hauteur de quoi ?

 

A la hauteur de quoi ?

           L'égalité des femmes : Egalité des droits comme aspiration mais empilement des devoirs sans respiration. Implication professionnelle " à la hauteur des hommes ", mère-courage " à la hauteur d'une mère au foyer d'autrefois ", reine du tableau Excel pour gérer les gardes alternées et les aléas des familles recomposées, élégance, féminité. Burn-out assuré dans cette confrontation continuelle entre l'image idéale de super-woman et le quotidien et vos limites qui vous rattrapent (on se souvient du livre à succès de Michèle Fitoussi en 1997 " Le ras le bol des super-woman " .)

 

           Les khmers-verts : L'expression inventée par le maire de Lyon pour ces fondamentalistes du brin d'herbe, correspond à une variété d'écologistes, obsessionnels, tatillons, précautionneux qui portent haut l'idéal d'une nature originelle purifiée. Si vous les invitez à diner, il faudra fournir l'arbre généalogique du poulet servi et vous préparer à ce qu'ils vous sabotent votre Bordeaux préféré, en vous décrivant par le menu les " destructions " qui altèrent la planète, pour implanter ce cépage prestigieux.

           Comme ils sont confrontés à l'impossibilité de pratiquer à chaque instant leur religion encore plus difficile que les exigences casher ou hallal, ils subliment cet idéal dans un militantisme qui relève de la croisade purificatrice, manière de réduire la souffrance liée à l'écart entre Idéal et Réalité

 

           Finalement l'émergence de cet ensemble de nouvelles contraintes, reflète une posture existentielle, à savoir une incapacité à assumer fragilité, risque, souffrance, incomplétude et imperfection, constitutifs de notre condition humaine. Comme autant d'antidotes illusoires à notre finitude, elles balisent nos vies, béquilles précaires à renouveler au gré " des mutations qui nous embarquent " pour reprendre l'expression de Jean-Claude Guillebaud.

 

 

Grand-écart ou Tension féconde ?

           Les souffrances suscitées par ces tensions entre des idéaux qu'ils soient collectifs, catégoriels ou personnels, et les réalités, conduisent le psychisme à mettre en place des contre-feux permettant d'échapper au burn-out, aux dépressions, au besoin inconsidéré de reconnaissance qui engendre des dérapages dont l'actualité nous offre de riches exemples.

           Je verrais plusieurs parades ou stratégies, pour tenter de réduire ce que Festinger nommait la dissonance cognitive, source de souffrance entre des postures apparemment incompatibles entre elles.

 

.  La panoplie des mécanismes de défense du Moi déclinées par Freud, dans le cas présent privilégie le refoulement, le déni, la sublimation, pour évacuer les contradictions pathogènes, les conflits intérieurs, les constellations dépressives, le stress source de somatisation.

 . Une action sur la réalité : militer, agir sur les conditions de travail ou sur l'organisation familiale ou sur son mode de consommation.

 . Une action sur les représentations : changer de regard sur les choses que je ne peux changer dans la réalité, sachant que l'Idéal fait aussi partie de la réalité, de ma réalité en tous cas. Réinventer la réalité en changeant d'angle de vue, en s'appuyant sur les ressources de notre imaginaire.

 .Revisiter son Idéal pour l'adapter avec souplesse aux conditions variables de la réalité qui, elle aussi évolue. Il s'agirait de placer le curseur selon les moments et les circonstances, plus près de l'un ou l'autre des termes. Les personnalités rigides ont bien évidemment plus de mal à opérer cet ajustement " créateur ", qu'elles soient plutôt versus" Idéal " ou plutôt versus " Réalité ". Trouver le bon écart fécond, c'est garder la richesse de la tension, qui favorise " l'utopie à réalisation vérifiable "(Camdessus), sans se laisser malmener par elle.

 

           Il serait en effet bien regrettable, de se passer d'Idéal pour éviter d'avoir à en souffrir. En effet :

.Quand l'idéal s'installe au chevet de la réalité, il l'éclaire, la dynamise, la soigne.

           .Quand l'idéal vivifie et irrigue la réalité, il lui donne souffle : " indignez-vous ", " résistez ", " soyons acteurs de changement "…

.Il arrive aussi que la réalité fasse la courte-échelle à l'Idéal et qu'à son propos, on puisse reprendre l'optimiste formule de Robert Scholtus : " Le réel parfois désaltère l'espérance ". Parfois seulement et c'est heureux, pour garder vivante, la dynamique de cet appétit.

 

Pour conclure : Eloge de la soif.

           " Je porte ainsi en moi, sculptée depuis l'enfance, une sorte de statue intérieure qui donne une continuité à ma vie, qui est la part la plus intime, le noyau le plus dur de mon caractère. Cette statue, je l'ai modelée toute ma vie ", affirmait le grand scientifique François Jacob qui vient de nous quitter, faisant ainsi l'éloge de la souplesse et de l'adaptation.

         Idéal ou Réalité : deux faces d'une même histoire, alliés pour une même destinée existentielle. Il serait vain de vouloir combler la soif d'idéal…

 

           Un petit cruchon en grès d'Alsace me rappelle à cette réalité d'un Idéal à inventer, avec une inscription de sagesse populaire : " on voit quand j'ai bu, on ne voit pas quand j'ai soif ".

 

           Le contraire de l'Idéal, pour moi, n'est pas la raélité, mais bien l'absence de désir et de soif d'idéal.

 

 Bibliographie :

Dufourmantelle (A). Eloge du risque. Payot.2011.

Ehrenberg ( A). La Fatigue d'être soi. Payot, 1998.

Gaulejac ( V de). Travail. Les raisons de la colère. Seuil.2011.

Guillebaud (JC). Une autre vie est possible. L'Iconoclaste, 2012.

Pujade-Renaud (C) L'Ecole dans la Littérature. L'Harmattan.1986.

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