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Curieusement,
si l'on vagabonde dans la
littérature qui depuis la nuit des
temps questionne le rapport de ces deux
termes, l'idéal est pratiquement
toujours présenté en
premier, comme si la réalité
ne pouvait être abordée
qu'à l'aune du premier. Y aurait il
t'il d'emblée une hiérarchie
qui donnerait le ton à ce
binôme ?
Je laisse le soin aux philosophes de se
pencher sur les différentes
définitions que les grandes
écoles de la pensée ont
retenu pour rendre compte de ces concepts,
et aux psychanalystes le soin de
s'accorder sur le Moi Idéal et
l'Idéal du Moi, restant, quant
à moi, au plus proche du quotidien
de nos existences traversées par
leurs tensions.
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L'École
: point focal de cette improbable
cohabitation.
La
limite d'un encadré me
protège de la tentation de faire un
balayage de toutes les tensions que
suscitent un Idéal
rêvé (par qui ?) et une
réalité qui vous rattrape,
chaque matin dès le porche franchi.
L'idéal républicain porteur
d'émancipation et
d'égalité qui insuffla une
dynamique à l'Ecole pour tous, me
parait un aspect significatif des
discordances qui s'y vivent et de la
difficulté à trouver sa
place entre ces deux bornages.
Fanny, décrite par Bourdieu dans "
La misère du Monde " (1993) est
professeure issue d'un milieu
prolétaire, et pour laquelle la
promotion sociale souhaitée par sa
mère, et intériorisée
par elle, devait s'accomplir dans un
métier reconnu, sûr,
valorisant et réunissant "
pouvoir et tranquillité ".
Porosité entre vie privée et
professionnelle, les difficultés et
échecs se cumulent: elle ne
reconnait plus dans le mépris des
parents, le goût des
élèves " pour la
réussite matérielle ",
sa belle mission d'éducateur dont
elle avait rêvé. Elle
surmonte cet effondrement en "
déployant toutes les ressources
de son prosélytisme culturel de
nouveau converti", et en donnant de
l'amour, à ses élèves
qui la " reconnaissent ".
Piégée d'ailleurs par cette
soif de reconnaissance qu'ils sont les
seuls à lui donner et qui
nécessite qu'elle en fasse toujours
plus.
Annie ou trouver sa place :
à partir de l'exemple de la vie
d'Annie Ernaux, dont les différents
récits témoignent de la
honte de sa condition d'origine et d'une
névrose de classe que seule
l'écriture pourra
réparer,
Claude Pujade-Renaud, en s'appuyant sur la
littérature rappelle que "
L'élève en cours de
promotion doit remodeler une image de soi
et de sa position dans sa famille " et
affronter les désirs
contradictoires des parents sur cette
promotion qui risque de
la couper de ses
origines.
L'école, si elle tient
partiellement sa promesse "
d'élitisme républicain ",
n'ouvre pas automatiquement les portes de
" la bonne société "
qui miroitaient derrière cette
promotion sociale annoncée. Et la
chute peut être rude. Cela a
été vrai dès le
début de l'Ecole pour tous. Mais
l'accès aujourd'hui à des
activités, métiers, loisirs
autrefois éloignés des
classes modestes, ont créé
l'illusion d'une porosité sociale,
que le statut dévalorisé des
enseignants ne peut conforter.
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Y a-t-il alors un rapport entre ce grand -
écart que l'individu doit faire entre
Idéal et Réalité et le
désarroi de nos contemporains, qui
enseignants ou non naviguent sans boussole, mais
avec des GPS de proximité qui permettent de
conduire leur véhicule avec plus de
précision que leur existence ?
Celui
qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait
pas
Aragon. La Rose
et le Réséda
Le
temps des idéologies et des idéaux
collectifs : les drapeaux sont en
berne
La plume du poète soulignait ici le
rassemblement de gens de tous horizons politiques,
qui s'étaient réunis et
engagés malgré leurs
différences, dans le combat de la
Résistance.
C'était le temps
où les grandes idéologies (en
occident surtout) cimentaient encore la
société, certes de manières
différentes et souvent antagonistes. La fin
du XIXème et la moitié du
XXème ont vu cohabiter les idéologies
issues de la révolution, l'utopisme de
Proudhon, le catholicisme social, le socialisme
marxiste avec ses dérives mortifères,
et plus tard des expériences
autogestionnaires. Mais aussi le nazisme, fleuron
exemplaire d'un idéal collectif pervers
dès sa naissance, mais exemplaire pour sa
capacité à fédérer les
convaincus et les suiveurs, les manipulateurs et
les manipulés, les maîtres
d'uvre et les profiteurs, dans un même
délire collectif.
Si ces grandes idéologies ont disparu en
occident, ou se sont affaiblies, elles ont
donné lieu à des îlots de
résistance ailleurs, se sont
déclinées en formes subtilement
masquées ou atténuées, ou en
déplaçant leur centre de
gravité.
Les religions monothéistes avaient
favorisé d'une certaine manière, une
unification de l'individu et des groupes autour de
grandes valeurs déclinées dans le
Décalogue juif, ou les Béatitudes
chrétiennes, et d'images paternelles
fondatrices (Dieu, Jésus, le Prophète
Mahomet
), détournées certes de
leur sens initial entre Croisades, Inquisition ou
fondamentalismes divers contemporains.
Les idéaux républicains avaient pris
le relais, mais chez nous, les grands principes
inscrits aux frontons des mairies ont perdu leur
souffle, confrontés à la
réalité du terrain : la
liberté a glissé vers
l'individualisme, l'égalité se
décline en aspirations sporadiques ou
catégorielles.
L'exemple de la fraternité, troisième
terme est particulièrement
intéressant. Porté longtemps par les
valeurs chrétiennes de charité mais
désormais sans transcendance paternelle,
réelle ou symbolique, (peut-il y avoir des
frères sans Père ?), la
société lui a substitué le
concept de solidarité incarné dans
une floraison de lois, décrets, mesures
sociales sous l'égide d'un
Etat-Providence.
La société ne serait elle pas devenue
non seulement une bonne mère
nourricière, mais aussi une figure
paternelle de remplacement ?
Ce serait sans compter les nouvelles
religiosités, les floraisons d'ONG,
l'immense vivier associatif, les " Journées
de
la Paix, de la Jeunesse, des Femmes, du
Handicap, du Sida, de la Tuberculose, du
Diabète, de La Déportation et toutes
les journées mémorielles qui
ponctuent un calendrier dont la taille
limitée fait craindre à terme des
doublons et noient l'essentiel . Sans compter les
Cercles de silence, les grèves de la faim
pour des bonnes causes, les élans devant des
catastrophes : La générosité
n'est pas en panne, elle puise sa source dans les
individus eux-mêmes et non plus dans les
valeurs obligées de la tradition et se
cristallise autour de micro-projets ou de causes
nationales ou internationales
sporadiques.
Idéal de
soi et idéal de métier :
Une fusion à risque dans les
métiers de l'accompagnement et de
la relation d'aide. Quand les
contradictions sociales sont trop lourdes
à gérer dans les
institutions ou réseaux de
santé et du social, dont la
finalité est de soulager la
souffrance humaine, c'est celle des
accompagnants qu'il faut désormais
prendre en charge. Soigner les soignants
!
Le risque d'idéalisation du
travail, faute d'idéaux collectifs,
risque de plonger l'accompagnant dans la
dépression ou le sentiment
d'échec, quand les attentes
excessives, les siennes, celles des
accompagnés se heurtent au
marché du travail, à
l'insuffisance des services sociaux ou de
prise en charge psychologique, quand les
réglementations s'empilent ou
défont les
précédentes à peine
appliquées : absentéisme,
congés de maladie,
démission, décrochage : les
soignés souffrent de mêmes
maux que les soignés.
On ne répétera jamais assez
l'importance de lieux de paroles pour
alléger ces souffrances-là
et remettre de la souplesse et du lien
dans ces vies professionnelles
malmenées, aider à modifier
ses représentations et
réanimer la capacité
à inventer au quotidien.
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" Hommes sans guides " comme l'affirmait
Ehrenberg, moins pèlerins que nomades
errants, livrés à leur
responsabilité personnelle, loin du conseil
avisé de l'aventurière Alexandra
David-Neel qui préconisait " Marches
à l'étoile, même si elle est
trop haute ".
Dans ce foisonnement d'idéaux partiels et
successifs, l'individu doit faire son marché
en aveugle, affrontant de nouvelles tyrannies, les
diktats des modes, les nouvelles normes, les
gourous de pacotilles
et les prosaïques
contraintes de la réalité. L'heure
est au pragmatisme qui revient en force comme
doctrine et comme praxis en politique comme en
économie.
Nouvelles
idéologies, nouvelles normes, nouvelles
tyrannies de notre imaginaire
collectif
Les principes de précautions (confondus avec
la prévention qui elle, opère une
gestion optimale des risques), les exigences de
sécurité, le terrorisme de la
qualité et de la traçabilité,
scandent notre quotidien, sur fond de peur
entretenue, visant au risque zéro, et
plombent ainsi la créativité des
chercheurs, l'innovation des entreprises, la
pédagogie des sorties scolaires,
préférant les excès de
procédures au détriment de la
responsabilité.
Principe mortifère du
zéro défaut, qui ne laisse pas de
place à l'erreur humaine, et qui
génère des fonctionnements a minima
et des injonctions internes du type " restez
couverts ", nous interdisant d'être des
explorateurs ou des éclaireurs.
Idéaux ou
culture commune en entreprise
?
Dans l'entreprise X, filiale
française d'un groupe industriel
américain, la
sécurité, le respect, le
zéro défaut et
l'éthique se déclinent non
seulement dans les chartes remises au
futur employé, mais sur les murs de
l'établissement, comme autant de
slogans, rappels, tableaux de
récompenses.
Une étrange impression nous saisit
devant cette accumulation d'incitations
à la vertu, à la
sécurité (légitime
sur un site industriel), aux règles
de vie commune et qui tissent un
système de valeurs commun pour ce
groupe aux 80 nationalités
différentes avec un code de bonnes
conduites.
Il ne s'agit pas d'un idéal commun
qui serait poursuivi par les individus,
mais un système de valeurs et de
normes auquel il convient
d'adhérer. Une véritable
culture commune, une cohésion
horizontale imposée d'en haut (avec
sanctions prévues en cas de
manquement) plutôt qu'un horizon de
sens ont permis d'affronter les
changements et les crises.
Mais les partenaires sociaux avec
leur-contre culture et un idéal
explicite ou implicite autre, mettent en
péril cet
équilibre.
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Ici, on écrit des chartes éthiques ou
du patient, là on déroule des
catalogues de valeurs à réintroduire.
Les projets d'établissements ou
d'entreprises structurent le court ou le moyen
terme, faute d'horizon de sens qui donnerait
cohérence à nos vies.
Dans la Cité on met en place un arsenal de
dispositifs pour le " Vivre ensemble " faute
de pouvoir définir un Bien commun. Mais les
idéaux partiels ou catégoriels ne
sauraient, même additionnés fabriquer
un idéal commun planétaire. Faut-il
s'en plaindre ?
La tyrannie de la transparence, de la levée
systématique du voile sur les secrets de
famille ou des comptes en banque, la demande de
levée des secrets professionnels et des
accouchements sous X, les consternantes
émission de
télé-réalité, et
l'efficacité des outils informatiques,
soumettent notre jardin secret à
l'appréciation de tous, là où
l'ombre des confessionnaux a accueilli pendant des
siècles nos turpitudes en toute
discrétion et pardon
assuré.
Nouvelles
idoles, nouveaux maîtres, nouvelles
injonctions
En contrepoint des idéaux collectifs en
panne ou partiels, il faut évoquer le dur
chemin que l'individu doit effectuer pour
construire son identité dans la solitude "
de Soi ". Si ce concept renvoie à la
" représentation structurée que
l'individu a de lui-même " (Sirgy), on sait
qu'il navigue entre l'image qu'il a de
lui-même avec ses richesses et ses
faiblesses, l'image qu'il voudrait avoir, et celle
qu'il voudrait donner à autrui.
Condamné à vivre avec son
idéal personnel, stimulé par ce
modèle intérieur, qui le fait avancer
et le motive, l'individu doit opérer un
tricotage subtil et un ajustement constant entre
des injonctions contradictoires ou cumulées
qui fleurissent au gré des modes
:
" soyez vous -
mêmes " et " soyez à la
hauteur ", " soyez performants " et "
soyez heureux ", " soyez autonomes "
et " rendez p compte ", " soyez des ...la
liste est prometteuse, fardeaux toujours plus
nombreux que l'individu doit assumer pour
être " à la hauteur ", au lit,
au bureau, dans la rue, au sport . A la hauteur de
quoi ?
A la hauteur de
quoi ?
L'égalité des femmes :
Egalité des droits comme aspiration
mais empilement des devoirs sans
respiration. Implication professionnelle "
à la hauteur des hommes ",
mère-courage " à la
hauteur d'une mère au foyer
d'autrefois ", reine du tableau Excel
pour gérer les gardes
alternées et les aléas des
familles recomposées,
élégance,
féminité. Burn-out
assuré dans cette confrontation
continuelle entre l'image idéale de
super-woman et le quotidien et vos limites
qui vous rattrapent (on se souvient du
livre à succès de
Michèle Fitoussi en 1997 " Le
ras le bol des super-woman "
.)
Les khmers-verts : L'expression
inventée par le maire de Lyon pour
ces fondamentalistes du brin d'herbe,
correspond à une
variété
d'écologistes, obsessionnels,
tatillons, précautionneux qui
portent haut l'idéal d'une nature
originelle purifiée. Si vous les
invitez à diner, il faudra fournir
l'arbre généalogique du
poulet servi et vous préparer
à ce qu'ils vous sabotent votre
Bordeaux préféré, en
vous décrivant par le menu les "
destructions " qui altèrent
la planète, pour implanter ce
cépage prestigieux.
Comme ils sont confrontés à
l'impossibilité de pratiquer
à chaque instant leur religion
encore plus difficile que les exigences
casher ou hallal, ils subliment cet
idéal dans un militantisme qui
relève de la croisade
purificatrice, manière de
réduire la souffrance liée
à l'écart entre Idéal
et Réalité
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Finalement l'émergence de cet
ensemble de nouvelles contraintes,
reflète une posture existentielle,
à savoir une incapacité
à assumer fragilité, risque,
souffrance, incomplétude et
imperfection, constitutifs de notre
condition humaine. Comme autant
d'antidotes illusoires à notre
finitude, elles balisent nos vies,
béquilles précaires à
renouveler au gré " des
mutations qui nous embarquent "
pour reprendre l'expression de Jean-Claude
Guillebaud.
Grand-écart
ou Tension féconde ?
Les souffrances suscitées par ces tensions
entre des idéaux qu'ils soient collectifs,
catégoriels ou personnels, et les
réalités, conduisent le psychisme
à mettre en place des contre-feux permettant
d'échapper au burn-out, aux
dépressions, au besoin
inconsidéré de reconnaissance qui
engendre des dérapages dont
l'actualité nous offre de riches
exemples.
Je verrais plusieurs parades ou stratégies,
pour tenter de réduire ce que Festinger
nommait la dissonance cognitive, source de
souffrance entre des postures apparemment
incompatibles entre elles.
.
La panoplie des mécanismes de
défense du Moi déclinées
par Freud, dans le cas présent
privilégie le refoulement, le
déni, la sublimation, pour
évacuer les contradictions
pathogènes, les conflits
intérieurs, les constellations
dépressives, le stress source de
somatisation.
.
Une action sur la réalité :
militer, agir sur les conditions de travail
ou sur l'organisation familiale ou sur son
mode de consommation.
.
Une action sur les représentations :
changer de regard sur les choses que je ne
peux changer dans la réalité,
sachant que l'Idéal fait aussi partie
de la réalité, de ma
réalité en tous cas.
Réinventer la réalité en
changeant d'angle de vue, en s'appuyant sur
les ressources de notre
imaginaire.
.Revisiter
son Idéal pour l'adapter avec
souplesse aux conditions variables de la
réalité qui, elle aussi
évolue. Il s'agirait de placer le
curseur selon les moments et les
circonstances, plus près de l'un ou
l'autre des termes. Les personnalités
rigides ont bien évidemment plus de
mal à opérer cet ajustement "
créateur ", qu'elles soient
plutôt versus" Idéal " ou
plutôt versus " Réalité
". Trouver le bon écart fécond,
c'est garder la richesse de la tension, qui
favorise " l'utopie à
réalisation vérifiable
"(Camdessus), sans se laisser malmener par
elle.
Il serait en effet bien regrettable, de se
passer d'Idéal pour éviter d'avoir
à en souffrir. En effet :
.Quand
l'idéal s'installe au chevet de la
réalité, il l'éclaire,
la dynamise, la soigne.
.Quand
l'idéal vivifie et irrigue la
réalité, il lui donne souffle : "
indignez-vous ", " résistez ",
" soyons acteurs de changement
"
.Il
arrive aussi que la
réalité fasse la
courte-échelle à l'Idéal
et qu'à son propos, on puisse
reprendre l'optimiste formule de Robert
Scholtus : " Le réel parfois
désaltère l'espérance ".
Parfois seulement et c'est heureux, pour
garder vivante, la dynamique de cet
appétit.
Pour conclure :
Eloge de la soif.
" Je porte ainsi en moi, sculptée depuis
l'enfance, une sorte de statue intérieure
qui donne une continuité à ma vie,
qui est la part la plus intime, le noyau le plus
dur de mon caractère. Cette statue, je l'ai
modelée toute ma vie ", affirmait le
grand scientifique François Jacob qui vient
de nous quitter, faisant ainsi l'éloge de la
souplesse et de l'adaptation.
Idéal
ou Réalité : deux faces d'une
même histoire, alliés pour une
même destinée existentielle. Il serait
vain de vouloir combler la soif
d'idéal
Un petit cruchon en grès d'Alsace me
rappelle à cette réalité d'un
Idéal à inventer, avec une
inscription de sagesse populaire : " on voit
quand j'ai bu, on ne voit pas quand j'ai soif
".
Le contraire de l'Idéal, pour moi, n'est
pas la raélité, mais bien l'absence
de désir et de soif
d'idéal.
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