Comment
un "cancre" peut devenir
mathématicien?
- N:
Avez-vous commencé par être
professeur de mathématiques ?
- P: J'ai
été professeur de
mathématiques pendant quelques mois
seulement, à vrai dire, dans des
circonstances un peu particulières, puisque
j'ai été professeur de
mathématiques, du mois de février au
mois de juillet en 1945, dans le lycée
même où j'avais fait mes
études, c'est-à-dire au lycée
de Compiègne qui, à l'époque,
était encore un collège; en ce qui
concerne mes études à ce
collège, j'ai été un assez
mauvais élève. Enfin,
j'étais, pour résumer ça d'un
mot qui était employé par mes
professeurs de l'époque, un amateur,
c'est à-dire que je ne m'intéressais,
je ne travaillais et je ne donnais de bons
résultats que dans les matières qui
présentaient de l'intérêt pour
moi.
J'ai
été un cancre absolu en
histoire et géographie, par exemple, et je
crois que j'ai été un cancre
absolu aussi en mathématiques
jusqu'à la classe de quatrième, car
je crois que ce n'est qu'à ce niveau
là qu'on commençait l'étude de
la géométrie ... Dès la classe
de quatrième, j'ai commencé à
m'intéresser à la
géométrie et mon attrait pour la
mathématique, si vous voulez, a
débuté avec la
géométrie puis l'algèbre
puisqu'on commençait sans doute
l'algèbre en troisième. Ce qui m'a
ravi à l'époque, c'est la liaison
entre l'algèbre et la
géométrie ...
- N: Vous
vous souvenez donc bien de cette époque
de la quatrième, lorsque la
géométrie vous a fait démarrer
en mathématiques ...
- R: Oui,
oui, mes premiers souvenirs sont des souvenirs de
géométrie plane ... de constructions
géométriques, c'est-à-dire que
je me souviens avoir cherché à
systématiser un peu les petites
constructions qu'on faisait.
De
l'influence d'un
Grand-Pére
Je crois que,
dès cette époque, j'avais
inventé à mon usage personnel un
signe, que je peux vous dessiner du reste et qui
était le signe de l'implication.
C'était un C si vous voulez, un C avec une
barre en haut, il y avait aussi le signe
réfléchi OC qui était en somme
la condition nécessaire et suffisante. Mais
enfin, quand je dis que c'était mon
invention personnelle, c'est beaucoup dire. J'avais
eu cette chance, mon grand-père
étant libraire, de pouvoir disposer de
vieux livres de géométrie, de
physique et autres, et j'allais fouiller
là-dedans et j'étais tombé sur
un petit livre de ... Simon, je crois "Comment
résoudre les problèmes de
géométrie".
Je crois que ce
petit livre était
précédé d'une introduction
expliquant ce que c'était qu'une condition
nécessaire et suffisante en quelque
sorte, et je crois que c'est à partir de
là que j'avais essayé de mettre
déjà un petit peu en formules ce qui
était dit dans cette introduction
...
-N: Vous
avez eu cette chance d'avoir un grand-père
qui vous offrait ces possibilités
...
- R: Oui,
ça a été le premier stade et
puis le deuxième stade: la chance d'avoir eu
dans le rayon de mon grand-père des livres
de constructions géométriques.
Maintenant, je crois que ma mémoire
défaille un petit peu, là; je crois
que ce livre à vrai dire, je ne l'ai eu que
plus tard; quand je dis que j'étais en
quatrième à ce moment-là, je
ne le pense pas, j'ai dû ne le
découvrir que plus tard, j'ai dû ne le
découvrir peut-être qu'en classe de
seconde au moment où on faisait de la
géométrie dans l'espace et je me suis
dit: c'est vraiment dommage que je n'ai pas eu ce
livre-là au moment où nous
étudions la géométrie plane;
je ne sais plus très bien, il faudrait que
je replonge dans mes souvenirs ...
- N: Oui
et ...
- R: Eh
bien, alors vraiment à ce moment-là,
oui, je dois vous dire que, si je me souviens bien,
je n'ai quand même pas été
un excellent élève en
mathématiques ... parce que je n'ai
commencé à y prêter
véritablement attention qu'à partir
d'un certain moment, peut-être après
deux ans; je pense que c'était vers la
classe de seconde que je m'y suis mis ... je me
suis pris vraiment au jeu ...
Le
lien et l'harmonie
Mais, il y a eu
aussi l'influence de la physique. Je me souviens
très bien par exemple de cette formule 1/p
+1/p ' = 1/f , où il y avait des
questions de signe: on ne savait jamais de quel
signe p et p' étaient et ça m'avait
tellement agacé de ne pas savoir exactement.
Le professeur donnait de vagues idées
là-dessus, mais ce n'était pas net
dans mon esprit et un beau jour j'étais
tellement agacé par ça que je me suis
dit: il faut que je m'y mette. Je m'y suis mis et
alors bon: le "segment" ON avec une barre dessus
c'était - NO , n'est-ce pas, enfin la loi de
Chasles, et un petit peu les vecteurs si vous
voulez, mais les vecteurs dans un espace vectoriel
de dimension "un". Et alors, ça aussi,
ça a été un aiguillon dans
cette liaison entre algèbre et
géométrie. Ça m'avait
beaucoup excité à
l'époque.
Bon, mais j'aimais
beaucoup la chimie (j'aime encore beaucoup la
chimie) et c'était l'époque où
je lisais les livres de Marcel BOLL "Qu'est-ce que
l'électricité ?", "Qu'est-ce que la
chimie ?", etc. C'est à-dire que pour moi
il y avait une espèce d'harmonie ... Il n'y
avait pas mathématiques pures et
mathématiques appliquées, il y avait
une espèce d'harmonie de systèmes
logiques qui donnait la clé de l'explication
d'une partie du monde ...
L'intérêt
apparaît avec les
difficultés
Alors situer tout
ça à partir de quelle classe ? ...
c'est difficile, mais, si vous voulez, disons que
quand j'étais en classe de seconde, j'avais
vraiment la passion de la chimie d'abord, de
la physique et des mathématiques, mais les
mathématiques ... je crois qu'à cette
époque-là, elles n'étaient
qu'en troisième position. Elles ne sont
venues à la première position qu'au
moment où on m'a donné vraiment des
problèmes, par exemple de
géométrie dans l'espace, des
problèmes vraiment plus difficiles à
résoudre; alors là, n'est-ce pas,
la présence d'une difficulté plus
grande à surmonter m'a sans doute conduit
à m' intéresser davantage aux
mathématiques. C'est à ce
moment-là que j'ai été un bon
élève en
mathématiques...
-N: Parce
qu'il y avait des difficultés plus grandes
...
- R: Parce
qu'il y avait des difficultés plus grandes,
mais il y a eu aussi ... il faut l'avouer en toute
humilité, il y a eu aussi l'aiguillon des
petits camarades: se sentir plus fort que les
autres, voir que les autres pataugent et que
vous, vous êtes capable; vous commencez
à sentir que vous êtes plus
doué qu' eux et ... ça joue,
ça.
Médecine
ou Mathématiques?
- N: Oui
... et votre orientation, comment s'est-elle faite
par la suite ...
- R: J'ai
quand même été toujours
attiré par la médecine aussi; bien
que l'enseignement que l'on donnait à cette
époque-là en sciences naturelles ne
donnait qu'une vague idée de ce que pouvait
être la médecine, mais ... à ce
moment-là j'ai vraiment
hésité. Enfin, au moment de prendre
une décision pour le choix d'une profession,
je crois que j'ai dû dire à mes
parents: je veux être médecin, et mes
parents n'ont pas appuyé cette suggestion
pour des raisons essentiellement
économiques, je crois: les études de
médecine coûtaient fort cher. Et puis,
peut-être, est-ce que j'ai eu à ce
momentlà quand même le sentiment que
si je m'embarquais dans la médecine, je ne
pourrais pas continuer à faire des
mathématiques, alors que faisant des
mathématiques, j'avais très peu de
chance de faire de la médecine; c'est
ça qui me faisait hésiter ... enfin
toujours est-il que ... je me suis
décidé à faire
"Mathématiques Spéciales", ce qui a
été plutôt pour moi une
catastrophe ... D'abord j'ai été
très mal conseillé. Je me souviens
par exemple, qu'on m'avait dit: ce passage de
Math-Elem à Math-Spé, c'est un
passage difficile. Alors, je me suis dit: eh
bien! je vais m'y préparer pendant les
vacances, je vais demander conseil à
diverses personnes et on m'a très mal
conseillé ... et je me suis trouvé
tout à fait désorienté au
moment où je suis entré en
Mathématiques Spéciales.
Désorienté et déçu,
parce que j'avais comme je vous l'ai
déjà dit, inventé pour moi un
petit système logicomathématique de
formalisation ... et les mathématiques
spéciales ne répondaient pas du tout
à cette attente, au contraire, ça me
replongeait plutôt dans cet univers
détesté qui avait été
celui des classes de quatrième: ces
mathématiques de la règle de trois
que je haïssais profondément
...
Donc, ça a
été une grosse déception et un
échec à la fois ... un échec
à la fois sur le plan scolaire et sur le
plan psychologique aussi ...
Si bien que j'ai
décidé, au grand désespoir de
mes parents de lâcher les
mathématiques spéciales et de
commencer une licence à la fac; alors
là, j'ai retrouvé les
mathématiques que je désirais.
Enfin, pas exactement. BOURBAKI n'existait pas
encore, malheureusement, à l'époque
... Enfin, si, il existait, mais il aurait fallu,
là aussi, un coup de hasard qui n'a pas eu
lieu pour que je tombe sur BOURBAKI. Et puis,
ça n'aurait pas été
très bon, non plus, pour mes études
universitaires de l'époque, n'est-ce pas ?
Enfin, heureusement, je n'ai pas trop
insisté du côté
Mathématiques Spéciales.
La
liberté apportée par les
maths
- N: Mais
à votre avis, qu'est-ce qui vous a fait
pencher du côté mathématiques
plutôt que du côté
médecine, au moment où vous en aviez
justement le choix ?
- R: Je
crois, qu'il y a eu à l'époque
quelque chose d'assez profond. C'est vraiment
presque sur le plan psychanalytique. Je crois que
j'ai ... enfin, c'est comme ça que je le
vois maintenant, je crois qu'inconsciemment
à cette époque-là, j'ai eu
peur, étant médecin,
d'être enfermé dans un certain
mode de vie, de ne plus pouvoir m'en
dégager, alors que les mathématiques,
(bien qu'évidemment sur le plan
matériel, elles ne m'apportaient
peut-être pas autant de confort) me
permettaient une vie beaucoup plus libre
...
- N: Un
mode de vie ...
- R: Oui,
parce qu'il faut dire que ma famille a toujours
été pour moi, c'est comme
ça que je l'ai vue ...
- N:
Oui,...
- R: ...
très oppressante et si j'étais
devenu médecin, je crois que l'emprise de ma
famille aurait continué, alors que
mathématicien, je pouvais m'en
éloigner davantage. Oui, parce qu'il
ne faut jamais oublier que, dans ces questions, il
y a aussi d'autres aspects ... je pense que vous
avez déjà passé en revue un
certain nombre d'aspects psychologiques chez les
mathématiciens et il est bien clair que par
exemple la fixation à la mère
joue un rôle, chez le mathématicien,
sans doute, plus que dans une autre
profession.
"Mathématiques
et sexualité"
- N: Mais
comment voyez-vous ça pour vous-même
?
- R: ......
Enfin, je dis fixation à la mère
...... je pense que ça n'a pas
été tellement mon cas, mais je le
vois surtout chez mes collègues, si vous
voulez ... enfin, ça me paraît
être une chose assez fréquente chez
les scientifiques en général et chez
les mathématiciens en particulier ... moi ?
... il y aurait peut-être un livre à
écrire et qui serait
"Mathématiques et sexualité"
(rires) ...
-N:
Qu'est-ce qui vous fait penser à
ça ?
- R: (rires)
... oui, du reste ... à un certain moment,
je me suis demandé s'il n'y avait pas
quelque chose en mathématiques de
privilégié, à savoir que: un
problème, c'est résolu ou c'est
pas résolu, n'est-ce pas; il y a une
sorte de guillotine, une espèce de
couperet, une espèce d'instant
où, d'un seul coup tout se
dénoue, n'est-ce pas ? Je ne dirais plus
ça maintenant, c'est pas tellement vrai,
mais enfin on a quand même l'illusion
... on a quand même l'impression de
ça, que finalement c'est un petit peu
comme ... faire l'amour, si vous voulez,
finalement; vous parvenez à accomplir l'acte
sexuel ou vous n'y parvenez pas, n'est-ce pas ? Il
y a vraiment un instant où ... on pourrait
essayer d'établir une espèce de
parallélisme entre l'accomplissement de
l'acte sexuel et la résolution d'un
problème. En fait, bien sûr, je
crois que c'est quand même assez superficiel
ça, parce que d'abord on résout
jamais d'un seul coup un problème, il a
fallu beaucoup de tentatives, beaucoup
d'échecs pour y parvenir et puis quand on
regarde d'un petit peu plus près l'acte
sexuel, là aussi il y a beaucoup à
dire et il y a quand même tellement de
facteurs qui interviennent dans son accomplissement
que ...Est-ce que cet instant guillotine
existe ou non ? Là aussi quand on y regarde
d'un petit peu plus près ... cette
discontinuité qui semble être
parallèle entre la discontinuité
du non résolu et du résolu ou
bien de l'acte sexuel non accompli et accompli,
quand on y regarde d'un petit peu plus près,
cette discontinuité est beaucoup moins
brutale qu'il ne semble. Néanmoins, il y a
quand même là quelque chose et quelque
chose qui est plus marqué en
mathématiques qu'ailleurs ...
- N: La
guillotine, le couperet ... Qu'est-ce que c'est que
cette guillotine, ce couperet ...
?
- R: ...
oui, enfin, je crois que mes comparaisons sont
très mauvaises ... guillotine ou couperet,
non, ... il faudrait, je ne sais pas, il faudrait
trouver d'autres termes parce qu'au contraire,
c'est quelque chose qui n'est pas sinistre
comme une guillotine mais au contraire très
réjouissant ... c'est plutôt
une pièce dans l'obscurité
puis une fenêtre que l'on ouvre
d'un seul coup et les rayons du soleil
qui viennent inonder la pièce; c'est
plutôt ça, n'est-ce pas ? Non, enfin
quelque chose de très discontinu, de
très soudain ... et il y a quand même
du point de vue physiologique une certaine analogie
entre l'extrême tension que vous avez
quand vous êtes à la recherche d'un
problème et, une fois la solution
trouvée ... ce relâchement.
C'est tout à fait parallèle à
ce qui se passe dans l'acte sexuel ... avec,
peut-être aussi ce léger sentiment
de tristesse qui l'accompagne de savoir que
maintenant que le problème est
résolu, il y a quelque chose de perdu
aussi ...
Je crois que ... il
y a une très jolie formule que je peux vous
citer ... je pense que vous la connaissez: c'est
celle de Simon STEVIN qui étudiait un
équilibre qui était obtenu par un
triangle dont l'hypoténuse reposait sur le
plan, et un collier de boules. Ce collier
était posé sur le triangle.
C'était à l'époque où
on faisait des recherches sur le mouvement
perpétuel.
Il y avait des gens
qui cherchaient encore à construire des
machines produisant le mouvement
perpétuel et une de ces machines
était justement ceci: un triangle rectangle,
donc un côté plus incliné que
l'autre et le collier devait tourner
indéfiniment parce que la pente
était plus raide d'un côté que
de l'autre et STEVIN en faisait le calcul pour voir
quelles étaient les forces qui
s'exerçaient à droite et à
gauche. Mais lorsqu'il eût résolu le
problème, il éprouva une certaine
tristesse car il se disait: la
merveille n'est plus la merveille ... il avait
détruit une certaine illusion
...
Voilà, et
alors je crois que, dans l'acte sexuel, il y a un
petit peu de ça aussi, une certaine
tristesse parce que, je ne sais pas,
inconsciemment on se dit peut-être,
finalement est-ce que je vais parvenir à
avoir autant de plaisir, autant de jouissance en
recommençant une nouvelle expérience,
c'est ça.
Il y a quand
même un certain parallélisme, mais
tout ce que je vous dis là, ce n'est pas
dégrossi du tout, c'est un petit peu comme
ça me vient, mais il y aurait quelque chose
à tirer de là, je crois. Et je crois
quand même que les mathématiques
ont une position privilégiée,
parce que dans les autres sciences, c'est quand
même moins net, c'est-à-dire que la
solution vient par morceaux, si vous voulez, elle
ne vient pas comme ça d'un seul coup
...
La
nécessité du refus du monde
extérieur: les
maths-refuge
On pourrait dire
que les mathématiques sont plus masculines
et que les autres sciences sont plus
féminines, si vous voulez, si ... toutefois
on peut comparer la jouissance masculine et la
jouissance féminine, mais il semble bien
quand même que ...
- N: Et
pourtant tout à l'heure, vous avez
parlé de fixation à la mère...
ça a l'air un peu contradictoire
...
- R: ... oui
... c'est parce que je crois que à moins de
circonstances particulières ... bon, il y a
les fils qui sont fils de mathématiciens et
qui vivent dans cette ambiance, etc. mais pour
quelqu'un dont les parents n'ont absolument
exercé aucune pression sur leur fille ou sur
leur fils pour qu'il fasse des mathématiques
ou des études scientifiques, il faut ...
(oh! c'est pas commode !) ... mais je crois que
c'est quand même ça, il faut le
refus d'une grande partie du monde
extérieur, il faut que le monde qui vous
est offert en tant qu'enfant ou qu'adolescent ne
présente pas tellement d'attrait pour vous,
parce que c'est dur quand même le
début des mathématiques, n'est-ce
pas, et alors si vous êtes trop
attiré par le monde extérieur
vous n'y parvenez pas ...
- N:
Ça vous rappelle des souvenirs
?
- R: Oui,
bien sûr, ça me rappelle, oui, ... il
est bien clair que pour moi, vers la classe de
troisième, les études
scientifiques ont été pour moi un
moyen d'échapper à ma famille. A
cette époque-là, devenant adolescent,
je commençais à haïr ce
mode de vie et ça c'était pour moi
un refuge ...
Je ne crois pas
qu'il soit très bon d'avoir une enfance, une
adolescence plutôt heureuse, parce que vous
êtes trop attiré par le monde
extérieur. Enfin, une chose qui m'a
gêné, si vous voulez, c'est que
finalement à cette époque-là
aussi, j'ai été assez attiré
par la littérature et la philosophie ...
parce que ça aussi c'est un moyen de sortie
de la vie familiale, et qui me donnait même
des moyens plus puissants pour y résister,
puisque bon: VALÉRY, GIDE, PROUST, etc.
c'était des écrivains
libérateurs, oui, mais sans que jamais j'y
aie attaché plus d'importance, si vous
voulez, qu'à cette libération que
constituait l'étude scientifique parce que
j'ai l'impression qu'il y avait là comme
une mystification.
- N: la
littérature ... ?
- R: Oui,
mystification, enfin phénomène
de classe, si vous voulez ... (silence)
- N: En
quoi les maths sont-elles libératrices
?
- R: Ah !
attention, libératrices, ça
dépend dans quel sens, ça
dépend par rapport à qui!
- N: Dans
le sens où vous l'avez
vécu.
- R: Je
crois qu'elles sont libératrices ... eh bien
! écoutez, ne serait-ce que parce que si
vous êtes enfermé dans quelque
chose, les mathématiques c'est un moyen
d'évasion. Pensez à PONCELET, par
exemple, qui était prisonnier dans
les prisons russes lorsqu'il a écrit
son traité de Géométrie
Projective. Il était captif, et je
crois que les exemples ne manquent pas d'oeuvres
mathématiques qui ont été
écrites justement au moment où vous
ne pouvez pas faire autre chose et que vous devez
nécessairement avoir une certaine
activité. Car les mathématiques
ont ce privilège aussi qu'elles ne
nécessitent vraiment qu'un crayon et un bout
de papier ... et une corbeille à papiers
(rires) ...
Cet
objet perdu, retrouvé et toujours
disponible
oui, du reste vous
savez bien que nous sommes très
jalousés par nos collègues physiciens
ou chimistes: le mathématicien, il peut
prendre le train, sa voiture et puis il peut aller
travailler n'importe où. Il lui suffit, au
besoin, d'un ou deux livres. Il peut même
très bien s'en passer à la rigueur et
les exemples ne manquent pas de gens qui avaient
besoin d'un livre; le livre a été
détruit ou perdu, pendant la guerre par
exemple, eh bien ! vous refaites les
démonstrations. Evidemment ça exige
un effort considérable, mais cet effort
porte toujours ses fruits.
On peut dire que
si quelque chose est perdu, ce n'est jamais
perdu complètement parce qu'on va
pouvoir par l'effort, le retrouver et le retrouver
d'une autre manière: ça ne sera
jamais la même chose et ça sera
meilleur.
On connaît
dans l'histoire des mathématiques,
l'histoire des manuscrits perdus et refaits
et retrouvés et mieux
retrouvés que si on les avait
retrouvés réellement. Alors,
si vous voulez, c'est libératoire, en ce
sens que vous sentez, quoi qu'il puisse vous
arriver ... à moins bien sûr que je
perde la vue, les trois jambes (sic!) ... les deux
jambes les ... bon, mais si je reste dans mon
intégrité physique et mentale, eh
bien ! il peut m'arriver des tas de choses
épouvantables, malgré tout, j'aurai
toujours à ma disposition l'univers des
mathématiques.
Donc, c'est
déjà libératoire en ce sens
que c'est déjà une espèce
de certitude sur laquelle vous pouvez vous
appuyer, une espèce de force en vous qui
vous permet justement de vous détacher,
de peu souffrir de conditions de
détention, de captivité
dures pour vous. C'est arrivé à tout
le monde d'être hospitalisé, n'est-ce
pas, eh bien ! je me souviens que, lorsque
j'étais dans une clinique, le médecin
m'avait fait la remarque: vous, intellectuel, vous
supportez bien mieux que tout le monde le fait
d'être alité, parce que vous continuez
à travailler ... alors, c'est
libératoire en ce sens.
Et puis, je vous ai
parlé de ma famille: j'étais un
petit peu prisonnier en tant qu'adolescent,
là aussi, c'est une chose qui m'a
libéré de ma famille
...
Maintenant, on
pourrait dire aussi que c'est
aliénant puisque c'est quelque chose
qui me permet de m'accommoder d'une certaine
situation, alors que ça m'éloigne du
chemin de la révolte, bien sûr ...
bien sûr ...
L'univers
mathématique
- N: Vous
avez parlé tout à l'heure de ce monde
mathématique, vous avez utilisé ce
terme ...
- R: Oui,
oui ...
- N:
Qu'est-ce que c'est pour vous ce monde
mathématique ?
- R: Oui,
l'univers des mathématiques ... c'est
presque une chose à laquelle on pourrait
donner une apparence matérielle. C'est
même une chose que j'avais essayé de
faire à un certain moment. On m'avait
demandé, pour l'exposition d'Osaka au Japon
un petit film sur les mathématiques modernes
... malheureusement c'était un
scénario qui au départ durait vingt
minutes et puis ça s'est réduit
à cinq minutes, c'est-à-dire que je
ne pouvais plus rien faire quoi! Enfin dans le
scénario de vingt minutes, j'avais
essayé de matérialiser ça en
faisant un très bref historique du
développement des mathématiques,
c'est-à-dire qu'au début, l'univers
des mathématiques se présentait comme
une sphère, avec deux ou trois vagues
continents qui étaient: la
géométrie, l'arithmétique et
la logique et puis peu à peu tout
ça nimbait dans le brouillard, tout
ça se dégageait petit à petit
et on arrivait au Moyen Age et au XVIlème
siècle avec DESCARTES. Alors, il y avait
des ponts qui se formaient entre ces
continents, par exemple, il y avait DESCARTES qui
jetait un pont entre l'algèbre et la
géométrie. II y avait de nouveaux
promontoires qui se formaient, par exemple le
développement par PASCAL et BERNOUILLI du
calcul des probabilités: une espèce
de prolongement de l'analyse. Et puis, on suivait
ça avec la caméra et au XIXème
siècle, il y avait un fourmillement de
nouvelles excroissances et ça
s'embrouillait, ça devenait une
espèce de monstre. Alors finalement
BOURBAKI arrivait et rendait ce monde plus
architecturé, beaucoup plus cristallin;
ainsi ces continents-là qui étaient
tout à fait informes au départ
devenaient des espèces de temples
avec des parois belles et rigides et les
communications entre ces divers secteurs
étaient elles aussi très
architecturées. Alors, c'est un petit peu
ça l'univers des mathématiques que
j'essayais de figurer dans ce film et, au fond, je
crois que c'est ça cette espèce de
palais immense, on se promène
là-dedans et ...
- N: Un
monstre qui s'est transformé en palais
...
- R: Oui,
oui ... une espèce de monstre. Voyez
c'était au XIXème siècle,
c'était çà: une
espèce de monstre. Il y a des films
d'anticipation qui montrent des mutants avec
d'énormes têtes et dont le cerveau
n'est même plus enveloppé dans une
enveloppe osseuse ... le cinéaste qui
m'avait réalisé ça, avait
réussi assez bien à la
matérialiser avec du plastique.
La
recherche en
mathématique
Mais pratiquement
quand on fait de la recherche, c'est pas tout
à fait comme ça que ça se
présente. Bon, si vous voulez, c'est une
comparaison que j'emploie souvent avec mes
étudiants: les mathématiques, celles
de la recherche, c'est une espèce de
forêt vierge; pas tellement à
explorer, mais où il faut percer:
vous avez un certain point à atteindre, vous
savez que c'est à peu près par
là, et il faut percer. Et si vous
percez comme ça tout droit ... il y a
des gens qui font ça; ça permet
même de diversifier un petit peu les races de
mathématiciens: c'est qu'il y a des gens qui
ont une force extraordinaire. Ils y vont au
coupe-coupe, ils scient tous les
arbres qui sont devant eux, ils y vont au
bull-dozer; et ils ont une telle force qu'ils
arrivent à faire des choses
intéressantes. Mais je crois que ce n'est
pas ça qu'il faut faire.
Ce qu'il faut
faire, c'est un petit peu tâter le
terrain ... puis alors, là, il y a
évidemment le flair. Se dire: bon !
si je vais tout droit, c'est très
broussailleux par-là, il vaut
peut-être mieux un peu obliquer et là,
ça à l'air plus clair, etc. et puis
alors, à chaque fois que vous avez devant
vous un gros obstacle, une montagne, un roc
... il ne faut jamais aller devant, il faut
toujours essayer de tourner ... et je crois qu'il y
aurait aussi toute une analyse de l'histoire des
mathématiques à faire, ce sera
l'histoire du détour.
Finalement, on n'a
jamais résolu de vraiment gros
problèmes en les attaquant de front. Il y
aurait peut-être quelques exceptions mais, en
général, on contourne toujours
l'obstacle et, en mathématiques, il y a
beaucoup de démonstrations qui sont plus
intéressantes par elles mêmes que par
ce qu'elles démontrent.
Je crois qu'il y a
un mot de VALÉRY là-dessus qui dit
à peu près que ce qu'on trouve, ce
n'est pas toujours ce qu'on a cherché et
finalement ce qu'on a trouvé est plus
intéressant que ce qu'on a
cherché.
Alors finalement,
je crois que l'important, ce n'est pas tellement
d'avoir trouvé un chemin qui, partant du
point A, aille vers le point B qui constituait le
but, mais c'est de trouver des chemins, j'allais
presque dire des chemins royaux
...
je crois que c'est
PTOLÉMÉE qui disait qu'il n'y avait
pas de voie royale en mathématiques,
c'est vrai et ce n'est pas vrai; c'est-àdire
que dans cette forêt vierge des
mathématiques, il y a quand même des
chemins: les "Mutter-Structur" de BOURBAKI.
Ces structures-mères se sont
dégagées peu à peu et ce sont
les chemins royaux. Ce sont même de
grandes autoroutes à travers la
forêt vierge! Donc, il y a quand
même des chemins privilégiés et
c'est une forêt vierge qui n'est pas
homogènement embroussaillée.
Mais, il y a aussi des points forts, des points de
résistance, des points faibles et tout le
travail du mathématicien consiste à
éprouver la résistance de ces
murailles qui sont devant lui et à
flairer quels vont être les points les
plus faibles que les autres, les points de
passage ...
- N: Et
dans quel but ?
- R: Bien
sûr, le but c'est toujours de résoudre
un certain nombre de problèmes, mais encore
une fois ce qu'on trouve en cherchant un certain
problème est plus intéressant, plus
fructueux aussi que la solution du problème
lui-même ... Il y aurait une classification
des problèmes mathématiques à
faire. Il est bien clair, par exemple, que les
problèmes d'arithmétique, beaucoup de
problèmes d'arithmétique sont des
problèmes qui, une fois résolus, ne
vont rien apporter; car les résultats seront
des choses tellement particulières que
ça ne va rien vous apporter. Mais, par
contre, il y a des problèmes qui vont vous
apporter une floraison de théorèmes
nouveaux et la structuration de tout un
domaine.
Le
rêve de condenser, relier pour combler une
insatisfaction qui remonte à très
loin
- N:
Qu'est-ce qui fait que, finalement, vous ayez
choisi telle partie, tel domaine ?
- R: J'ai
toujours été, au départ,
très préoccupé par les aspects
logico-mathématiques et l'objet de ma
thèse a été d'essayer de
dégager cette partie de la théorie
des relations qui avait été
surtout travaillée par les logiciens, d'en
faire une étude mathématique purement
algébrique pour la dégager de cette
espèce de gangue philosophico-logique
qui avait été l'enveloppe
à peu près obligée de toutes
les études qui avaient été
faites sur ce sujet-là ...
Et à cette
époque, j'ai cherché quelque chose
qui a été trouvé depuis et qui
est la théorie des catégories;
c'est-à-dire, que j'ai commis une erreur
à cette époque-là, c'est de
croire que ce qu'on fait maintenant avec la
théorie des catégories, ça
pouvait être fait d'une manière
intrinsèque sur des ensembles doués
de structures. Or, je me suis rendu compte depuis
qu'on ne peut jamais tirer grand-chose de
l'étude d'un objet mathématique. Pour
comprendre ce qu'est un certain objet
mathématique, il faut le comparer avec
d'autres objets plus ou moins semblables. Et c'est
justement ça que fait la théorie des
catégories; une catégorie,
après tout, c'est une collection d'objets
mathématiques et ces objets sont
reliés entre eux par des morphismes,
c'est-à-dire qu'il y a certaines liaisons
entre ces objets-là. Et mon erreur a
été de croire que la
théorie des relations allait être
suffisante pour étudier les structures
mathématiques.
On ne peut
étudier une structure en soi, enfin on peut,
mais ce n'est pas comme ça qu'il faut faire:
étudier une structure, c'est la comparer
avec d'autres structures et c'est la raison pour
laquelle maintenant j'étudie la
théorie des catégories ...
(rires).
- N:
Est-ce que vous avez l'impression qu'il y a
quelque chose qui vous a poussé à
étudier ça plutôt qu'autre
chose en mathématiques ?
- R: Ah oui
! ... parce que si vous voulez, ça
résultait d'une certaine insatisfaction,
d'une insatisfaction qui remonte très
loin.
- N: Vous
pourriez m'expliquer un peu ça
?
- R: ... je
crois que, n'est-ce pas, je vous avais dit que,
très tôt, j'avais été
attiré et émerveillé
à l'école secondaire par le
parallélisme entre algèbre et
géométrie. Mais les méthodes
qu'on employait à ce moment-là me
satisfaisaient très peu parce qu'on ne
faisait pas d'algèbre sur les objets
géométriques eux-mêmes, on
introduisait un système de
coordonnées, on introduisait des choses tout
à fait extérieures aux objets
mathématiques et quand j'ai
été à la Faculté, c'est
avec ravissement que j'ai appris les
méthodes vectorielles, comme on disait
à l'époque; mais aussi tout ce
qu'il y a derrière, c'est-à-dire
le calcul des formes extérieures, enfin tout
ce qui est géométrie
différentielle extérieure
intrinsèque.
- N:
Votre insatisfaction résultait du fait
qu'on n'arrivait pas à rester dans la
géométrie, indépendamment du
reste ...
- R: Oui,
oui, c'est ça ... c'est ça, on
n'arrivait pas à calculer directement sur
les objets géométriques, oui, et, au
fond si vous voulez, la théorie des
relations, c'est quelque chose qui permettait
de calculer directement sur des objets qui
n'étaient pas nécessairement
géométriques, et qui pouvaient
être un peu n'importe quelle structure. Mon
idée, c'était ça, n'est-ce
pas, au fond c'était ça ... trouver
une géométrie intrinsèque. Et
alors, mon idée c'était de faire
ça, non plus seulement pour des structures
géométriques, mais pour des
structures plus ou moins arbitraires ... et c'est
à ce moment-là que j'ai
découvert BOURBAKI, et surtout le fascicule
"Théorie des ensembles" de
BOURBAKI.
Je me suis
basé beaucoup sur ce fascicule pour ma
thèse. Ensuite, il y a eu la liaison
avec la théorie des graphes, avec beaucoup
de recherches anglo-saxonnes, la combinatoire aussi
... mais dans tout ça, voyez-vous, je
voulais retrouver une espèce
d'unité à partir de la
théorie des relations.
- N:
C'est important pour vous, ce
problème de l'unité ?
- R: Ah !
oui, oui, parce que c'est toujours cette
espèce de rêve que j'ai en moi de
condenser, d'avoir un instrument qui me permette de
condenser au maximum, qui me permette d'avoir prise
sur un immense empire, si vous voulez, au moyen de
tout petits germes, de tout petits embryons ...
n'est-ce pas.
Oui, parce que
quand on parlait, par exemple, de BOURBAKI et de
toute cette mise en ordre des mathématiques,
il faut bien se rendre compte qu'il y a eu un
énorme progrès du point de vue
condensation. Je ne sais pas si vous vous rendez
compte, le nombre de volumes imprimés qu'on
peut résumer d'un seul coup à l'aide
d'un simple tome de BOURBAKI ... un énorme
travail de condensation.
Tiré du livre:
"Entretiens
avec des
mathématiciens"
L'intérêt
de cet entretien repose entre
autres sur le fait que ce
mathématicien est presque
conscient du fantasme qui
"motive" son attention aux
mathématiques.
Il parle du lien des
mathématiques avec la
sexualité, de la fixation
à la
mére.
Il montre son
ambivalence vis-à-vis de
ces liens:
-dans
la réalité il
désire la
"déliaison" d'avec ses
parents (la
liberté)
-dans
l'imaginaire son désir
le porte vers, la recherche de
liens (liaison, condensation,
relation..), la retrouvaille
de l'objet
perdu.
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Du point de vue de l'informatique,
le mathématicien Jacques
RIGUET donne la définition
suivante d'un algorithme:
"On
appelle algorithme une méthode
générale pour la
résolution d'une classe de
problèmes, fixée en tous ses
détails par des règles
dépourvues de sens, de façon
à ce qu'on puisse l'appliquer sans
avoir à la
comprendre."
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Réaction
<<En
4ème lalgèbre et la
mise en équation de
problèmes, la recherche de
démonstrations en
géométrie (triangles
égaux puis semblables...), oui
ça devenait dun coup
très intéressant et je me
suis aussi posé la question de
la possibilité de ramener la
démonstration à une sorte
de calcul ! (Mais sans aller plus loin
et sans inventer de symboles). En
Terminale, quelle horreur cette
(nouvelle) géométrie du
triangle, en 1960-61, pas
densembles et les vecteurs, peu
utilisés, étaient des
segments orientés
!>>
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