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ENTRETIEN AVEC

LE PROFESSEUR Jacques RIGUET

 

Les sous-titres et les caractères en gras sont de ma responsabilité.

             Les caractères en gras indiquent ce que j'entends comme aspect affectif pouvant, de mon point de vue, entrer dans la catégorie des interactions "cognitivo-émotionnelles" R=Jacques RIGUET et N= Jacques NIMIER

 

Comment un "cancre" peut devenir mathématicien?

- N: Avez-vous commencé par être professeur de mathématiques ?

- P: J'ai été professeur de mathématiques pendant quelques mois seulement, à vrai dire, dans des circonstances un peu particulières, puisque j'ai été professeur de mathématiques, du mois de février au mois de juillet en 1945, dans le lycée même où j'avais fait mes études, c'est-à-dire au lycée de Compiègne qui, à l'époque, était encore un collège; en ce qui concerne mes études à ce collège, j'ai été un assez mauvais élève. Enfin, j'étais, pour résumer ça d'un mot qui était employé par mes professeurs de l'époque, un amateur, c'est à-dire que je ne m'intéressais, je ne travaillais et je ne donnais de bons résultats que dans les matières qui présentaient de l'intérêt pour moi.

J'ai été un cancre absolu en histoire et géographie, par exemple, et je crois que j'ai été un cancre absolu aussi en mathématiques jusqu'à la classe de quatrième, car je crois que ce n'est qu'à ce niveau là qu'on commençait l'étude de la géométrie ... Dès la classe de quatrième, j'ai commencé à m'intéresser à la géométrie et mon attrait pour la mathématique, si vous voulez, a débuté avec la géométrie puis l'algèbre puisqu'on commençait sans doute l'algèbre en troisième. Ce qui m'a ravi à l'époque, c'est la liaison entre l'algèbre et la géométrie ...

- N: Vous vous souvenez donc bien de cette époque de la quatrième, lorsque la géométrie vous a fait démarrer en mathématiques ...

- R: Oui, oui, mes premiers souvenirs sont des souvenirs de géométrie plane ... de constructions géométriques, c'est-à-dire que je me souviens avoir cherché à systématiser un peu les petites constructions qu'on faisait.

De l'influence d'un Grand-Pére

Je crois que, dès cette époque, j'avais inventé à mon usage personnel un signe, que je peux vous dessiner du reste et qui était le signe de l'implication. C'était un C si vous voulez, un C avec une barre en haut, il y avait aussi le signe réfléchi OC qui était en somme la condition nécessaire et suffisante. Mais enfin, quand je dis que c'était mon invention personnelle, c'est beaucoup dire. J'avais eu cette chance, mon grand-père étant libraire, de pouvoir disposer de vieux livres de géométrie, de physique et autres, et j'allais fouiller là-dedans et j'étais tombé sur un petit livre de ... Simon, je crois "Comment résoudre les problèmes de géométrie".

Je crois que ce petit livre était précédé d'une introduction expliquant ce que c'était qu'une condition nécessaire et suffisante en quelque sorte, et je crois que c'est à partir de là que j'avais essayé de mettre déjà un petit peu en formules ce qui était dit dans cette introduction ...

-N: Vous avez eu cette chance d'avoir un grand-père qui vous offrait ces possibilités ...

- R: Oui, ça a été le premier stade et puis le deuxième stade: la chance d'avoir eu dans le rayon de mon grand-père des livres de constructions géométriques. Maintenant, je crois que ma mémoire défaille un petit peu, là; je crois que ce livre à vrai dire, je ne l'ai eu que plus tard; quand je dis que j'étais en quatrième à ce moment-là, je ne le pense pas, j'ai dû ne le découvrir que plus tard, j'ai dû ne le découvrir peut-être qu'en classe de seconde au moment où on faisait de la géométrie dans l'espace et je me suis dit: c'est vraiment dommage que je n'ai pas eu ce livre-là au moment où nous étudions la géométrie plane; je ne sais plus très bien, il faudrait que je replonge dans mes souvenirs ...

- N: Oui et ...

- R: Eh bien, alors vraiment à ce moment-là, oui, je dois vous dire que, si je me souviens bien, je n'ai quand même pas été un excellent élève en mathématiques ... parce que je n'ai commencé à y prêter véritablement attention qu'à partir d'un certain moment, peut-être après deux ans; je pense que c'était vers la classe de seconde que je m'y suis mis ... je me suis pris vraiment au jeu ...

Le lien et l'harmonie

Mais, il y a eu aussi l'influence de la physique. Je me souviens très bien par exemple de cette formule 1/p +1/p ' = 1/f , où il y avait des questions de signe: on ne savait jamais de quel signe p et p' étaient et ça m'avait tellement agacé de ne pas savoir exactement. Le professeur donnait de vagues idées là-dessus, mais ce n'était pas net dans mon esprit et un beau jour j'étais tellement agacé par ça que je me suis dit: il faut que je m'y mette. Je m'y suis mis et alors bon: le "segment" ON avec une barre dessus c'était - NO , n'est-ce pas, enfin la loi de Chasles, et un petit peu les vecteurs si vous voulez, mais les vecteurs dans un espace vectoriel de dimension "un". Et alors, ça aussi, ça a été un aiguillon dans cette liaison entre algèbre et géométrie. Ça m'avait beaucoup excité à l'époque.

Bon, mais j'aimais beaucoup la chimie (j'aime encore beaucoup la chimie) et c'était l'époque où je lisais les livres de Marcel BOLL "Qu'est-ce que l'électricité ?", "Qu'est-ce que la chimie ?", etc. C'est à-dire que pour moi il y avait une espèce d'harmonie ... Il n'y avait pas mathématiques pures et mathématiques appliquées, il y avait une espèce d'harmonie de systèmes logiques qui donnait la clé de l'explication d'une partie du monde ...

L'intérêt apparaît avec les difficultés

Alors situer tout ça à partir de quelle classe ? ... c'est difficile, mais, si vous voulez, disons que quand j'étais en classe de seconde, j'avais vraiment la passion de la chimie d'abord, de la physique et des mathématiques, mais les mathématiques ... je crois qu'à cette époque-là, elles n'étaient qu'en troisième position. Elles ne sont venues à la première position qu'au moment où on m'a donné vraiment des problèmes, par exemple de géométrie dans l'espace, des problèmes vraiment plus difficiles à résoudre; alors là, n'est-ce pas, la présence d'une difficulté plus grande à surmonter m'a sans doute conduit à m' intéresser davantage aux mathématiques. C'est à ce moment-là que j'ai été un bon élève en mathématiques...

-N: Parce qu'il y avait des difficultés plus grandes ...

- R: Parce qu'il y avait des difficultés plus grandes, mais il y a eu aussi ... il faut l'avouer en toute humilité, il y a eu aussi l'aiguillon des petits camarades: se sentir plus fort que les autres, voir que les autres pataugent et que vous, vous êtes capable; vous commencez à sentir que vous êtes plus doué qu' eux et ... ça joue, ça.

Médecine ou Mathématiques?

- N: Oui ... et votre orientation, comment s'est-elle faite par la suite ...

- R: J'ai quand même été toujours attiré par la médecine aussi; bien que l'enseignement que l'on donnait à cette époque-là en sciences naturelles ne donnait qu'une vague idée de ce que pouvait être la médecine, mais ... à ce moment-là j'ai vraiment hésité. Enfin, au moment de prendre une décision pour le choix d'une profession, je crois que j'ai dû dire à mes parents: je veux être médecin, et mes parents n'ont pas appuyé cette suggestion pour des raisons essentiellement économiques, je crois: les études de médecine coûtaient fort cher. Et puis, peut-être, est-ce que j'ai eu à ce momentlà quand même le sentiment que si je m'embarquais dans la médecine, je ne pourrais pas continuer à faire des mathématiques, alors que faisant des mathématiques, j'avais très peu de chance de faire de la médecine; c'est ça qui me faisait hésiter ... enfin toujours est-il que ... je me suis décidé à faire "Mathématiques Spéciales", ce qui a été plutôt pour moi une catastrophe ... D'abord j'ai été très mal conseillé. Je me souviens par exemple, qu'on m'avait dit: ce passage de Math-Elem à Math-Spé, c'est un passage difficile. Alors, je me suis dit: eh bien! je vais m'y préparer pendant les vacances, je vais demander conseil à diverses personnes et on m'a très mal conseillé ... et je me suis trouvé tout à fait désorienté au moment où je suis entré en Mathématiques Spéciales. Désorienté et déçu, parce que j'avais comme je vous l'ai déjà dit, inventé pour moi un petit système logicomathématique de formalisation ... et les mathématiques spéciales ne répondaient pas du tout à cette attente, au contraire, ça me replongeait plutôt dans cet univers détesté qui avait été celui des classes de quatrième: ces mathématiques de la règle de trois que je haïssais profondément ...

Donc, ça a été une grosse déception et un échec à la fois ... un échec à la fois sur le plan scolaire et sur le plan psychologique aussi ...

Si bien que j'ai décidé, au grand désespoir de mes parents de lâcher les mathématiques spéciales et de commencer une licence à la fac; alors là, j'ai retrouvé les mathématiques que je désirais. Enfin, pas exactement. BOURBAKI n'existait pas encore, malheureusement, à l'époque ... Enfin, si, il existait, mais il aurait fallu, là aussi, un coup de hasard qui n'a pas eu lieu pour que je tombe sur BOURBAKI. Et puis, ça n'aurait pas été très bon, non plus, pour mes études universitaires de l'époque, n'est-ce pas ? Enfin, heureusement, je n'ai pas trop insisté du côté Mathématiques Spéciales.

La liberté apportée par les maths

- N: Mais à votre avis, qu'est-ce qui vous a fait pencher du côté mathématiques plutôt que du côté médecine, au moment où vous en aviez justement le choix ?

- R: Je crois, qu'il y a eu à l'époque quelque chose d'assez profond. C'est vraiment presque sur le plan psychanalytique. Je crois que j'ai ... enfin, c'est comme ça que je le vois maintenant, je crois qu'inconsciemment à cette époque-là, j'ai eu peur, étant médecin, d'être enfermé dans un certain mode de vie, de ne plus pouvoir m'en dégager, alors que les mathématiques, (bien qu'évidemment sur le plan matériel, elles ne m'apportaient peut-être pas autant de confort) me permettaient une vie beaucoup plus libre ...

- N: Un mode de vie ...

- R: Oui, parce qu'il faut dire que ma famille a toujours été pour moi, c'est comme ça que je l'ai vue ...

- N: Oui,...

- R: ... très oppressante et si j'étais devenu médecin, je crois que l'emprise de ma famille aurait continué, alors que mathématicien, je pouvais m'en éloigner davantage. Oui, parce qu'il ne faut jamais oublier que, dans ces questions, il y a aussi d'autres aspects ... je pense que vous avez déjà passé en revue un certain nombre d'aspects psychologiques chez les mathématiciens et il est bien clair que par exemple la fixation à la mère joue un rôle, chez le mathématicien, sans doute, plus que dans une autre profession.

"Mathématiques et sexualité"

- N: Mais comment voyez-vous ça pour vous-même ?

- R: ...... Enfin, je dis fixation à la mère ...... je pense que ça n'a pas été tellement mon cas, mais je le vois surtout chez mes collègues, si vous voulez ... enfin, ça me paraît être une chose assez fréquente chez les scientifiques en général et chez les mathématiciens en particulier ... moi ? ... il y aurait peut-être un livre à écrire et qui serait "Mathématiques et sexualité" (rires) ...

-N: Qu'est-ce qui vous fait penser à ça ?

- R: (rires) ... oui, du reste ... à un certain moment, je me suis demandé s'il n'y avait pas quelque chose en mathématiques de privilégié, à savoir que: un problème, c'est résolu ou c'est pas résolu, n'est-ce pas; il y a une sorte de guillotine, une espèce de couperet, une espèce d'instant où, d'un seul coup tout se dénoue, n'est-ce pas ? Je ne dirais plus ça maintenant, c'est pas tellement vrai, mais enfin on a quand même l'illusion ... on a quand même l'impression de ça, que finalement c'est un petit peu comme ... faire l'amour, si vous voulez, finalement; vous parvenez à accomplir l'acte sexuel ou vous n'y parvenez pas, n'est-ce pas ? Il y a vraiment un instant où ... on pourrait essayer d'établir une espèce de parallélisme entre l'accomplissement de l'acte sexuel et la résolution d'un problème. En fait, bien sûr, je crois que c'est quand même assez superficiel ça, parce que d'abord on résout jamais d'un seul coup un problème, il a fallu beaucoup de tentatives, beaucoup d'échecs pour y parvenir et puis quand on regarde d'un petit peu plus près l'acte sexuel, là aussi il y a beaucoup à dire et il y a quand même tellement de facteurs qui interviennent dans son accomplissement que ...Est-ce que cet instant guillotine existe ou non ? Là aussi quand on y regarde d'un petit peu plus près ... cette discontinuité qui semble être parallèle entre la discontinuité du non résolu et du résolu ou bien de l'acte sexuel non accompli et accompli, quand on y regarde d'un petit peu plus près, cette discontinuité est beaucoup moins brutale qu'il ne semble. Néanmoins, il y a quand même là quelque chose et quelque chose qui est plus marqué en mathématiques qu'ailleurs ...

- N: La guillotine, le couperet ... Qu'est-ce que c'est que cette guillotine, ce couperet ... ?

- R: ... oui, enfin, je crois que mes comparaisons sont très mauvaises ... guillotine ou couperet, non, ... il faudrait, je ne sais pas, il faudrait trouver d'autres termes parce qu'au contraire, c'est quelque chose qui n'est pas sinistre comme une guillotine mais au contraire très réjouissant ... c'est plutôt une pièce dans l'obscurité puis une fenêtre que l'on ouvre d'un seul coup et les rayons du soleil qui viennent inonder la pièce; c'est plutôt ça, n'est-ce pas ? Non, enfin quelque chose de très discontinu, de très soudain ... et il y a quand même du point de vue physiologique une certaine analogie entre l'extrême tension que vous avez quand vous êtes à la recherche d'un problème et, une fois la solution trouvée ... ce relâchement. C'est tout à fait parallèle à ce qui se passe dans l'acte sexuel ... avec, peut-être aussi ce léger sentiment de tristesse qui l'accompagne de savoir que maintenant que le problème est résolu, il y a quelque chose de perdu aussi ...

Je crois que ... il y a une très jolie formule que je peux vous citer ... je pense que vous la connaissez: c'est celle de Simon STEVIN qui étudiait un équilibre qui était obtenu par un triangle dont l'hypoténuse reposait sur le plan, et un collier de boules. Ce collier était posé sur le triangle. C'était à l'époque où on faisait des recherches sur le mouvement perpétuel.

Il y avait des gens qui cherchaient encore à construire des machines produisant le mouvement perpétuel et une de ces machines était justement ceci: un triangle rectangle, donc un côté plus incliné que l'autre et le collier devait tourner indéfiniment parce que la pente était plus raide d'un côté que de l'autre et STEVIN en faisait le calcul pour voir quelles étaient les forces qui s'exerçaient à droite et à gauche. Mais lorsqu'il eût résolu le problème, il éprouva une certaine tristesse car il se disait: la merveille n'est plus la merveille ... il avait détruit une certaine illusion ...

Voilà, et alors je crois que, dans l'acte sexuel, il y a un petit peu de ça aussi, une certaine tristesse parce que, je ne sais pas, inconsciemment on se dit peut-être, finalement est-ce que je vais parvenir à avoir autant de plaisir, autant de jouissance en recommençant une nouvelle expérience, c'est ça.

Il y a quand même un certain parallélisme, mais tout ce que je vous dis là, ce n'est pas dégrossi du tout, c'est un petit peu comme ça me vient, mais il y aurait quelque chose à tirer de là, je crois. Et je crois quand même que les mathématiques ont une position privilégiée, parce que dans les autres sciences, c'est quand même moins net, c'est-à-dire que la solution vient par morceaux, si vous voulez, elle ne vient pas comme ça d'un seul coup ...

 

La nécessité du refus du monde extérieur: les maths-refuge

On pourrait dire que les mathématiques sont plus masculines et que les autres sciences sont plus féminines, si vous voulez, si ... toutefois on peut comparer la jouissance masculine et la jouissance féminine, mais il semble bien quand même que ...

- N: Et pourtant tout à l'heure, vous avez parlé de fixation à la mère... ça a l'air un peu contradictoire ...

- R: ... oui ... c'est parce que je crois que à moins de circonstances particulières ... bon, il y a les fils qui sont fils de mathématiciens et qui vivent dans cette ambiance, etc. mais pour quelqu'un dont les parents n'ont absolument exercé aucune pression sur leur fille ou sur leur fils pour qu'il fasse des mathématiques ou des études scientifiques, il faut ... (oh! c'est pas commode !) ... mais je crois que c'est quand même ça, il faut le refus d'une grande partie du monde extérieur, il faut que le monde qui vous est offert en tant qu'enfant ou qu'adolescent ne présente pas tellement d'attrait pour vous, parce que c'est dur quand même le début des mathématiques, n'est-ce pas, et alors si vous êtes trop attiré par le monde extérieur vous n'y parvenez pas ...

- N: Ça vous rappelle des souvenirs ?

- R: Oui, bien sûr, ça me rappelle, oui, ... il est bien clair que pour moi, vers la classe de troisième, les études scientifiques ont été pour moi un moyen d'échapper à ma famille. A cette époque-là, devenant adolescent, je commençais à haïr ce mode de vie et ça c'était pour moi un refuge ...

Je ne crois pas qu'il soit très bon d'avoir une enfance, une adolescence plutôt heureuse, parce que vous êtes trop attiré par le monde extérieur. Enfin, une chose qui m'a gêné, si vous voulez, c'est que finalement à cette époque-là aussi, j'ai été assez attiré par la littérature et la philosophie ... parce que ça aussi c'est un moyen de sortie de la vie familiale, et qui me donnait même des moyens plus puissants pour y résister, puisque bon: VALÉRY, GIDE, PROUST, etc. c'était des écrivains libérateurs, oui, mais sans que jamais j'y aie attaché plus d'importance, si vous voulez, qu'à cette libération que constituait l'étude scientifique parce que j'ai l'impression qu'il y avait là comme une mystification.

- N: la littérature ... ?

- R: Oui, mystification, enfin phénomène de classe, si vous voulez ... (silence)

- N: En quoi les maths sont-elles libératrices ?

- R: Ah ! attention, libératrices, ça dépend dans quel sens, ça dépend par rapport à qui!

- N: Dans le sens où vous l'avez vécu.

- R: Je crois qu'elles sont libératrices ... eh bien ! écoutez, ne serait-ce que parce que si vous êtes enfermé dans quelque chose, les mathématiques c'est un moyen d'évasion. Pensez à PONCELET, par exemple, qui était prisonnier dans les prisons russes lorsqu'il a écrit son traité de Géométrie Projective. Il était captif, et je crois que les exemples ne manquent pas d'oeuvres mathématiques qui ont été écrites justement au moment où vous ne pouvez pas faire autre chose et que vous devez nécessairement avoir une certaine activité. Car les mathématiques ont ce privilège aussi qu'elles ne nécessitent vraiment qu'un crayon et un bout de papier ... et une corbeille à papiers (rires) ...

Cet objet perdu, retrouvé et toujours disponible

oui, du reste vous savez bien que nous sommes très jalousés par nos collègues physiciens ou chimistes: le mathématicien, il peut prendre le train, sa voiture et puis il peut aller travailler n'importe où. Il lui suffit, au besoin, d'un ou deux livres. Il peut même très bien s'en passer à la rigueur et les exemples ne manquent pas de gens qui avaient besoin d'un livre; le livre a été détruit ou perdu, pendant la guerre par exemple, eh bien ! vous refaites les démonstrations. Evidemment ça exige un effort considérable, mais cet effort porte toujours ses fruits.

On peut dire que si quelque chose est perdu, ce n'est jamais perdu complètement parce qu'on va pouvoir par l'effort, le retrouver et le retrouver d'une autre manière: ça ne sera jamais la même chose et ça sera meilleur.

On connaît dans l'histoire des mathématiques, l'histoire des manuscrits perdus et refaits et retrouvés et mieux retrouvés que si on les avait retrouvés réellement. Alors, si vous voulez, c'est libératoire, en ce sens que vous sentez, quoi qu'il puisse vous arriver ... à moins bien sûr que je perde la vue, les trois jambes (sic!) ... les deux jambes les ... bon, mais si je reste dans mon intégrité physique et mentale, eh bien ! il peut m'arriver des tas de choses épouvantables, malgré tout, j'aurai toujours à ma disposition l'univers des mathématiques.

Donc, c'est déjà libératoire en ce sens que c'est déjà une espèce de certitude sur laquelle vous pouvez vous appuyer, une espèce de force en vous qui vous permet justement de vous détacher, de peu souffrir de conditions de détention, de captivité dures pour vous. C'est arrivé à tout le monde d'être hospitalisé, n'est-ce pas, eh bien ! je me souviens que, lorsque j'étais dans une clinique, le médecin m'avait fait la remarque: vous, intellectuel, vous supportez bien mieux que tout le monde le fait d'être alité, parce que vous continuez à travailler ... alors, c'est libératoire en ce sens.

Et puis, je vous ai parlé de ma famille: j'étais un petit peu prisonnier en tant qu'adolescent, là aussi, c'est une chose qui m'a libéré de ma famille ...

Maintenant, on pourrait dire aussi que c'est aliénant puisque c'est quelque chose qui me permet de m'accommoder d'une certaine situation, alors que ça m'éloigne du chemin de la révolte, bien sûr ... bien sûr ...

L'univers mathématique

- N: Vous avez parlé tout à l'heure de ce monde mathématique, vous avez utilisé ce terme ...

- R: Oui, oui ...

- N: Qu'est-ce que c'est pour vous ce monde mathématique ?

- R: Oui, l'univers des mathématiques ... c'est presque une chose à laquelle on pourrait donner une apparence matérielle. C'est même une chose que j'avais essayé de faire à un certain moment. On m'avait demandé, pour l'exposition d'Osaka au Japon un petit film sur les mathématiques modernes ... malheureusement c'était un scénario qui au départ durait vingt minutes et puis ça s'est réduit à cinq minutes, c'est-à-dire que je ne pouvais plus rien faire quoi! Enfin dans le scénario de vingt minutes, j'avais essayé de matérialiser ça en faisant un très bref historique du développement des mathématiques, c'est-à-dire qu'au début, l'univers des mathématiques se présentait comme une sphère, avec deux ou trois vagues continents qui étaient: la géométrie, l'arithmétique et la logique et puis peu à peu tout ça nimbait dans le brouillard, tout ça se dégageait petit à petit et on arrivait au Moyen Age et au XVIlème siècle avec DESCARTES. Alors, il y avait des ponts qui se formaient entre ces continents, par exemple, il y avait DESCARTES qui jetait un pont entre l'algèbre et la géométrie. II y avait de nouveaux promontoires qui se formaient, par exemple le développement par PASCAL et BERNOUILLI du calcul des probabilités: une espèce de prolongement de l'analyse. Et puis, on suivait ça avec la caméra et au XIXème siècle, il y avait un fourmillement de nouvelles excroissances et ça s'embrouillait, ça devenait une espèce de monstre. Alors finalement BOURBAKI arrivait et rendait ce monde plus architecturé, beaucoup plus cristallin; ainsi ces continents-là qui étaient tout à fait informes au départ devenaient des espèces de temples avec des parois belles et rigides et les communications entre ces divers secteurs étaient elles aussi très architecturées. Alors, c'est un petit peu ça l'univers des mathématiques que j'essayais de figurer dans ce film et, au fond, je crois que c'est ça cette espèce de palais immense, on se promène là-dedans et ...

- N: Un monstre qui s'est transformé en palais ...

- R: Oui, oui ... une espèce de monstre. Voyez c'était au XIXème siècle, c'était çà: une espèce de monstre. Il y a des films d'anticipation qui montrent des mutants avec d'énormes têtes et dont le cerveau n'est même plus enveloppé dans une enveloppe osseuse ... le cinéaste qui m'avait réalisé ça, avait réussi assez bien à la matérialiser avec du plastique.

La recherche en mathématique

Mais pratiquement quand on fait de la recherche, c'est pas tout à fait comme ça que ça se présente. Bon, si vous voulez, c'est une comparaison que j'emploie souvent avec mes étudiants: les mathématiques, celles de la recherche, c'est une espèce de forêt vierge; pas tellement à explorer, mais où il faut percer: vous avez un certain point à atteindre, vous savez que c'est à peu près par là, et il faut percer. Et si vous percez comme ça tout droit ... il y a des gens qui font ça; ça permet même de diversifier un petit peu les races de mathématiciens: c'est qu'il y a des gens qui ont une force extraordinaire. Ils y vont au coupe-coupe, ils scient tous les arbres qui sont devant eux, ils y vont au bull-dozer; et ils ont une telle force qu'ils arrivent à faire des choses intéressantes. Mais je crois que ce n'est pas ça qu'il faut faire.

Ce qu'il faut faire, c'est un petit peu tâter le terrain ... puis alors, là, il y a évidemment le flair. Se dire: bon ! si je vais tout droit, c'est très broussailleux par-là, il vaut peut-être mieux un peu obliquer et là, ça à l'air plus clair, etc. et puis alors, à chaque fois que vous avez devant vous un gros obstacle, une montagne, un roc ... il ne faut jamais aller devant, il faut toujours essayer de tourner ... et je crois qu'il y aurait aussi toute une analyse de l'histoire des mathématiques à faire, ce sera l'histoire du détour.

Finalement, on n'a jamais résolu de vraiment gros problèmes en les attaquant de front. Il y aurait peut-être quelques exceptions mais, en général, on contourne toujours l'obstacle et, en mathématiques, il y a beaucoup de démonstrations qui sont plus intéressantes par elles mêmes que par ce qu'elles démontrent.

Je crois qu'il y a un mot de VALÉRY là-dessus qui dit à peu près que ce qu'on trouve, ce n'est pas toujours ce qu'on a cherché et finalement ce qu'on a trouvé est plus intéressant que ce qu'on a cherché.

Alors finalement, je crois que l'important, ce n'est pas tellement d'avoir trouvé un chemin qui, partant du point A, aille vers le point B qui constituait le but, mais c'est de trouver des chemins, j'allais presque dire des chemins royaux ...

je crois que c'est PTOLÉMÉE qui disait qu'il n'y avait pas de voie royale en mathématiques, c'est vrai et ce n'est pas vrai; c'est-àdire que dans cette forêt vierge des mathématiques, il y a quand même des chemins: les "Mutter-Structur" de BOURBAKI. Ces structures-mères se sont dégagées peu à peu et ce sont les chemins royaux. Ce sont même de grandes autoroutes à travers la forêt vierge! Donc, il y a quand même des chemins privilégiés et c'est une forêt vierge qui n'est pas homogènement embroussaillée. Mais, il y a aussi des points forts, des points de résistance, des points faibles et tout le travail du mathématicien consiste à éprouver la résistance de ces murailles qui sont devant lui et à flairer quels vont être les points les plus faibles que les autres, les points de passage ...

- N: Et dans quel but ?

- R: Bien sûr, le but c'est toujours de résoudre un certain nombre de problèmes, mais encore une fois ce qu'on trouve en cherchant un certain problème est plus intéressant, plus fructueux aussi que la solution du problème lui-même ... Il y aurait une classification des problèmes mathématiques à faire. Il est bien clair, par exemple, que les problèmes d'arithmétique, beaucoup de problèmes d'arithmétique sont des problèmes qui, une fois résolus, ne vont rien apporter; car les résultats seront des choses tellement particulières que ça ne va rien vous apporter. Mais, par contre, il y a des problèmes qui vont vous apporter une floraison de théorèmes nouveaux et la structuration de tout un domaine.

Le rêve de condenser, relier pour combler une insatisfaction qui remonte à très loin

- N: Qu'est-ce qui fait que, finalement, vous ayez choisi telle partie, tel domaine ?

- R: J'ai toujours été, au départ, très préoccupé par les aspects logico-mathématiques et l'objet de ma thèse a été d'essayer de dégager cette partie de la théorie des relations qui avait été surtout travaillée par les logiciens, d'en faire une étude mathématique purement algébrique pour la dégager de cette espèce de gangue philosophico-logique qui avait été l'enveloppe à peu près obligée de toutes les études qui avaient été faites sur ce sujet-là ...

Et à cette époque, j'ai cherché quelque chose qui a été trouvé depuis et qui est la théorie des catégories; c'est-à-dire, que j'ai commis une erreur à cette époque-là, c'est de croire que ce qu'on fait maintenant avec la théorie des catégories, ça pouvait être fait d'une manière intrinsèque sur des ensembles doués de structures. Or, je me suis rendu compte depuis qu'on ne peut jamais tirer grand-chose de l'étude d'un objet mathématique. Pour comprendre ce qu'est un certain objet mathématique, il faut le comparer avec d'autres objets plus ou moins semblables. Et c'est justement ça que fait la théorie des catégories; une catégorie, après tout, c'est une collection d'objets mathématiques et ces objets sont reliés entre eux par des morphismes, c'est-à-dire qu'il y a certaines liaisons entre ces objets-là. Et mon erreur a été de croire que la théorie des relations allait être suffisante pour étudier les structures mathématiques.

On ne peut étudier une structure en soi, enfin on peut, mais ce n'est pas comme ça qu'il faut faire: étudier une structure, c'est la comparer avec d'autres structures et c'est la raison pour laquelle maintenant j'étudie la théorie des catégories ... (rires).

- N: Est-ce que vous avez l'impression qu'il y a quelque chose qui vous a poussé à étudier ça plutôt qu'autre chose en mathématiques ?

- R: Ah oui ! ... parce que si vous voulez, ça résultait d'une certaine insatisfaction, d'une insatisfaction qui remonte très loin.

- N: Vous pourriez m'expliquer un peu ça ?

- R: ... je crois que, n'est-ce pas, je vous avais dit que, très tôt, j'avais été attiré et émerveillé à l'école secondaire par le parallélisme entre algèbre et géométrie. Mais les méthodes qu'on employait à ce moment-là me satisfaisaient très peu parce qu'on ne faisait pas d'algèbre sur les objets géométriques eux-mêmes, on introduisait un système de coordonnées, on introduisait des choses tout à fait extérieures aux objets mathématiques et quand j'ai été à la Faculté, c'est avec ravissement que j'ai appris les méthodes vectorielles, comme on disait à l'époque; mais aussi tout ce qu'il y a derrière, c'est-à-dire le calcul des formes extérieures, enfin tout ce qui est géométrie différentielle extérieure intrinsèque.

- N: Votre insatisfaction résultait du fait qu'on n'arrivait pas à rester dans la géométrie, indépendamment du reste ...

- R: Oui, oui, c'est ça ... c'est ça, on n'arrivait pas à calculer directement sur les objets géométriques, oui, et, au fond si vous voulez, la théorie des relations, c'est quelque chose qui permettait de calculer directement sur des objets qui n'étaient pas nécessairement géométriques, et qui pouvaient être un peu n'importe quelle structure. Mon idée, c'était ça, n'est-ce pas, au fond c'était ça ... trouver une géométrie intrinsèque. Et alors, mon idée c'était de faire ça, non plus seulement pour des structures géométriques, mais pour des structures plus ou moins arbitraires ... et c'est à ce moment-là que j'ai découvert BOURBAKI, et surtout le fascicule "Théorie des ensembles" de BOURBAKI.

Je me suis basé beaucoup sur ce fascicule pour ma thèse. Ensuite, il y a eu la liaison avec la théorie des graphes, avec beaucoup de recherches anglo-saxonnes, la combinatoire aussi ... mais dans tout ça, voyez-vous, je voulais retrouver une espèce d'unité à partir de la théorie des relations.

- N: C'est important pour vous, ce problème de l'unité ?

- R: Ah ! oui, oui, parce que c'est toujours cette espèce de rêve que j'ai en moi de condenser, d'avoir un instrument qui me permette de condenser au maximum, qui me permette d'avoir prise sur un immense empire, si vous voulez, au moyen de tout petits germes, de tout petits embryons ... n'est-ce pas.

Oui, parce que quand on parlait, par exemple, de BOURBAKI et de toute cette mise en ordre des mathématiques, il faut bien se rendre compte qu'il y a eu un énorme progrès du point de vue condensation. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, le nombre de volumes imprimés qu'on peut résumer d'un seul coup à l'aide d'un simple tome de BOURBAKI ... un énorme travail de condensation.

Tiré du livre: "Entretiens avec des mathématiciens"

             L'intérêt de cet entretien repose entre autres sur le fait que ce mathématicien est presque conscient du fantasme qui "motive" son attention aux mathématiques.

             Il parle du lien des mathématiques avec la sexualité, de la fixation à la mére.

            Il montre son ambivalence vis-à-vis de ces liens:

-dans la réalité il désire la "déliaison" d'avec ses parents (la liberté)

-dans l'imaginaire son désir le porte vers, la recherche de liens (liaison, condensation, relation..), la retrouvaille de l'objet perdu.

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Commentaire

             Du point de vue de l'informatique, le mathématicien Jacques RIGUET donne la définition suivante d'un algorithme:

"On appelle algorithme une méthode générale pour la résolution d'une classe de problèmes, fixée en tous ses détails par des règles dépourvues de sens, de façon à ce qu'on puisse l'appliquer sans avoir à la comprendre."

Réaction

<<En 4ème l’algèbre et la mise en équation de problèmes, la recherche de démonstrations en géométrie (triangles égaux puis semblables...), oui ça devenait d’un coup très intéressant et je me suis aussi posé la question de la possibilité de ramener la démonstration à une sorte de calcul ! (Mais sans aller plus loin et sans inventer de symboles). En Terminale, quelle horreur cette (nouvelle) géométrie du triangle, en 1960-61, pas d’ensembles et les vecteurs, peu utilisés, étaient des segments orientés !>>
 

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