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Entretien avec le Professeur

Bernard MALGRANGE

Membre de l'Académie des Sciences

             Les sous-titres et le caractère gras sont de ma responsabilité.

             Le caractère gras indique ce que j'entends comme aspect affectif pouvant, de mon point de vue, entrer dans la catégorie des interactions "cognitivo-émotionnelles" M= Bernard MALGRANGE et N= Jacques NIMIER

 

Le départ

- N: Pouvez-vous me dire comment vous êtes devenu professeur de mathématiques ?

- M: Quand j'étais au lycée, j'étais ce qu'on appelle un bon élève et en particulier en mathématiques.

- N: Dès le plus jeune âge ?

- M: Non, non,..., non, ... durant l'école primaire j'étais bon en calcul, ça m'amusait, puis j'ai eu un trou vers la sixième, cinquième, et c'est reparti à partir du moment où on a commencé vraiment à faire des mathématiques, des démonstrations, etc. c'est-à-dire à partir du moment où il y a eu une règle du jeu.

- N: En quatrième ?

- M: C'est ça, en quatrième, c'est ça, à partir du moment où ...

- N: ... il y a une règle du jeu ...

- M: ... où il y a eu un peu cette règle du jeu, déjà à la fin de la cinquième, parce que c'était une époque où on commençait déjà un petit peu, si, je me rappelle bien, oui, c'est essentiellement en quatrième..., je sais pas très bien pourquoi ... A ce moment-là, c'était pendant la guerre, dans un petit collège de province et on était très peu d'élèves. Par rapport à la classe, j'étais pas terriblement brillant et il y avait une fille dans ma classe qui était très forte en compétition.

Le choix entre les mathématiques et la physique

Puis, mon père a été prisonnier; on est revenu, on est rentré à Paris et, en arrivant dans un grand lycée parisien, avec stupéfaction, je me suis trouvé de loin premier de la classe, ... (rires); puis, bon, j'ai trouvé que j'étais l'élève qui marchait bien et qui était très ... très brillant en maths: nettement, sans aucun problème, au dessus du reste de la classe.

Bon, alors je ne savais pas trop quoi faire, après la math élem, j'ai fait une math sup, oh ! comme ça parce que ça marchait bien, en me disant que je ne savais pas trop ce que je voulais faire. Mon père m'a dit: "bon, fais donc l'X, tu verras bien si ça marche". Puis mon professeur d'hypotaupe m'a dit: "vous, vous devriez faire Normale"; parce que j'ai constaté à ce moment-là que mon avance par rapport à mes camarades s'était encore accentuée, et cela, au fur et à mesure où ce n'était plus vraiment des mathématiques, ça marchait de mieux en mieux, si vous voulez.

Bon, j'ai eu de la chance de ce point de vue-là, et ça s'est fait comme ça, par rétrécissement successif du choix, sans que j'ai fait vraiment de ... choix.

Puis, une fois à Normale, j'ai hésité toute la première année entre les maths et la physique; a priori, j'avais plutôt envie de faire de la physique parce que c'est plus concret. Toujours la même chose, c'est ce qu'on m'a dit et il y a quand même une part de vrai. J'ai été très, très maladroit, je m'en souviens, je cassais le matériel en manip. Alors, j'aurais pu faire de la physique théorique, mais, à l'époque, il faut dire que les professeurs de maths étaient très supérieurs à ceux qu'on avait en physique et qu'il n'y avait pratiquement pas de physique théorique à l'époque, et on était dans une très grande époque des mathématiques en France. C'était vraiment la période où la France dominait complètement les mathématiques, c'était vers le ... début des années 50.

Alors, inutile de vous dire que naturellement une fois entré à l'École Normale, les choses se sont passées autrement, je me suis trouvé avec des gens qui étaient à mon niveau et même certains nettement meilleurs, ce n'était plus la situation du lycée ... Bon, ça s'est trouvé comme ça. Ensuite j'ai été au C.N.R.S., j'ai fait ma thèse et puis j'ai eu un poste de maître de conférences. Donc, ce n'était pas une vocation au départ ...

Les cas d'égalité des triangles

- N: Vous m'avez dit tout à l'heure que, votre réussite, vous la datiez du moment où il y a une règle du jeu.

- M: D'une certaine manière oui. Je me rappelle très bien; vous vous rappelez ce vieil enseignement de la géométrie où on commençait par faire les cas d'égalité des triangles avec des calques, et puis ensuite on s'en servait comme axiomes ... J'ai un souvenir très précis. Je n'ai pas toujours des souvenirs très précis mais, là, j'ai un souvenir très précis: c'était la fin de la cinquième. A l'époque, on commençait assez tôt, enfin c'était juste un petit débrouillage; et alors on nous avait donc fait ça avec les vieux bouquins que vous trouverez de cette époque-là, les cas d'égalité des triangles avec calque, etc. Et puis on nous avait donné après un problème, alors moi j'ai fait le problème par la même méthode, c'est-à-dire: je prends un calque, je fais ci, je fais ça, je vois bien ce qu'exactement j'ai fait, j'ai répété le discours qu'on avait fait pour les cas d'égalité des triangles et mon prof m'a expliqué que c'est pas du tout ça qu'il fallait faire, que maintenant on avait les cas d'égalité des triangles et il fallait les appliquer et ... démontrer ..., bon, je ne sais pas pourquoi.

Cette règle du jeu était absurde en réalité, mais je l'ai acceptée, ça m'a amusé; comme pour n'importe quel jeu, comme j'aurais joué aux échecs, n'est-ce pas, et puis, bon, ça marchait bien. Je comprends d'ailleurs que pour la plupart des élèves c'était complètement absurde, mais moi je ne sais pas pourquoi ça m'avait amusé et alors cette faute au premier problème ça m'avait suffisamment frappé pour que la règle soit tout de suite acquise.

- N: C'était la faute qui vous avait permis d'acquérir la règle.

- M: Ah oui ! absolument ... absolument ... ça il n'y a pas de doute, enfin j'en suis absolument convaincu. C'est une faute excusable, n'est-ce pas, je n'avais fait que répéter le discours qu'on m'avait fait avant, je n'avais pas compris qu'il fallait passer à autre chose.

Les mathématiques, un refuge, une distraction ou un travail sérieux?

- N: Qu'est-ce que les mathématiques pour vous ?

- M: Ah ! qu'est-ce que c'est ? Ah ! alors ... c'est assez difficile de demander à un chercheur qui passe toute sa journée à en faire, si c'est une petite activité au milieu d'autres. C'est facile de vous dire c'est une distraction, c'est un refuge, c'est ceci, c'est cela; mais quand finalement c'est l'activité principale, alors c'est beaucoup de choses très contradictoires forcément, il y a des moments où c'est une distraction, par rapport à d'autres travaux. Dans l'Université, il y a souvent beaucoup de tâches administratives un peu embêtantes, etc. , alors, à ce moment-là, les mathématiques cela apparaît comme une récréation, cela apparaît comme une mise en vacances et, c'est assez étrange, j'ai toujours trouvé étrange que j'ai le sentiment de me mettre en vacances à partir du moment où je faisais le travail, qui était mon travail essentiel, et une chose qui me frappe aussi chez certains collègues, des collègues qui n'hésitent jamais à venir me déranger pour un petit travail administratif, ils n'osent pas venir poser une question de mathématiques alors que moi je leur dis toujours qu'ils me dérangent s'ils viennent me parler d'administration et qu'ils ne me dérangent pas quand ils viennent me parler de maths; mais c'est vrai qu'il y a quelque chose d'un peu bizarre quelquefois comme ça.

Alors, de ce point de vue-là, cela apparaît comme un refuge, quand on ne se sent pas très bien dans sa peau, quand on a des problèmes difficiles, cela a un aspect de jeu évidemment aussi, mais j'ai aussi la conviction que c'est un travail, que c'est une activité scientifique sérieuse, ce qui n'est pas la conviction de tout le monde, mais, moi, j'ai parfaitement cette conviction que, même si ça ne fonctionne pas directement comme les sciences expérimentales sur un terrain concret, ça le fait quand même de façon indirecte par l'intermédiaire d'un certain nombre d'autres sciences physiques ou bien d'autres, et que par conséquent c'est une activité parfaitement sérieuse, alors c'est peut-être simplement une manière de se donner bonne conscience, mais je ne le crois pas, je crois que cela l'est effectivement. Alors bon, c'est peut-être un peu tout cela à la fois.

- N: Et l'enseignement ?

- M: L'enseignement j'aime bien ... j'aime bien faire des cours, ... encore que, les cours, ... le contact ... ? Il faut dire que dans l'enseignement supérieur, un professeur n'a pas beaucoup de contacts avec les élèves, donc c'est un petit peu un jeu d'expression, un jeu d'activité d'acteur, je dois faire un numéro devant un amphi de deux cents, trois cents, quatre cents et voir jusqu'à combien on élimine le bruit de fond.

Avant 68, moi, j'éliminais jusqu'à trois cents, mais pas quatre cents (rires). Il y a peu de contacts personnels ... c'est une chose qui est un peu désagréable; on n'en a que dans les cours supérieurs et puis un autre aspect qui est un peu désagréable, c'est que c'est quand même des choses très élémentaires que l'on fait dans ces cours, donc c'est un amusement un peu intéressant par moments, mais il y a des moments où on a envie de s'accrocher à des choses plus difficiles. Et, si vous voulez, je ne parle pas de l'enseignement, mais je parle de tous les à côtés, bon, les corrections d'examens, les réunions, les commissions, ... les discussions, ... pour choisir un nouveau collègue, pour organiser des nouveaux enseignements, tout ça, toute cette machine qui est un peu pesante et qu'il faut faire, qui prend au fond l'allure de l'aspect sérieux du travail et, alors quand on peut s'en débarrasser, on se sent un petit peu coupable et on se sent en même temps en récréation de faire des mathématiques.

- N: Vous avez dit tout à l'heure aussi que les mathématiques peuvent être un refuge, dans quel sens ?

- M: Oh ! bien, comme n'importe quelle activité, quand on a des problèmes par ailleurs, pour éviter d'y penser, pour se donner une activité, ça je pense que c'est le cas pour toutes sortes d'activités.

- N: Une occupation d'esprit, quoi ?

- M: Une occupation d'esprit, c'est d'autant meilleur de ce point de vue, je pense, qu'elle demande une très, très forte concentration, donc, quand on est accroché à une recherche, si elle avance un petit peu, il est évident qu'on arrive à effacer complètement; ... enfin, je ne sais pas si tout le monde est comme ça, moi, je ne peux pas travailler très longtemps, ni beaucoup, mais j'ai besoin d'une très, très forte concentration, mais quand j'y arrive, je fonctionne très vite et alors en effaçant complètement le reste, ce qui fait que c'est un très bon refuge de ce point de vue.

- N: Effacer le reste, vous voulez dire ?

- M: Ben, être complètement pris par cette activité, ne pas lever la tête toutes les cinq minutes en repensant à autre chose.

- N: Vous dites que vous fonctionnez très rapidement.

- M: J'ai beaucoup de mal à me concentrer, il me faut très longtemps, mais quand je suis concentré, ça va très vite, je vais très très vite, mais j'ai besoin d'une très très forte concentration pour une activité de recherche, et en même temps c'est très fatigant, par exemple je constate que j'ai beaucoup plus de mal qu'à trente ans, à avoir cette concentration.

- N: Qu'est-ce que vous appelez cette concentration ?

- M: Je ne sais pas, je suis capable de rester sur le problème qu'on recherche sans être absolument distrait par quelque autre préoccupation extérieure, par les bruits extérieurs, par d'autres préoccupations qu'on peut avoir, etc.

Comparaison des mathématique et de la physique

- N: Et, quand vous avez commencé vos recherches, vous avez choisi un sujet ? Comment s'est fait le choix de ce sujet ?

- M: J'avais commencé par faire de la théorie des nombres, de l'algèbre, ...

- N: Historiquement ?

- M: Oui, en deuxième année à l'École Normale, j'avais commencé par faire de la théorie des nombres, de l'algèbre, il se trouve que j'avais eu des cours très très intéressants sur ce sujet, très attractifs. Alors, du coup, j'avais continué à apprendre ces choses-là et l'année suivante j'ai passé l'agrégation et cette année-là, j'ai préparé l'agrégation, j'ai un petit peu diminué mes activités de recherche, je me suis beaucoup lancé dans des activités politiques à ce moment-là; et l'année suivante, j'ai commencé au contraire à suivre, à commencer à travailler, à faire ma thèse, et puis j'ai eu envie de changer; il y avait les travaux de SC H W A RT Z sur la distribution qui venaient de sortir, c'était très à la mode, et puis je me suis dit: l'analyse c'est plus proche de la physique, ça sert plus, c'est plus utile, c'est plus intéressant de ce point de vue, il vaut mieux se lancer là-dedans; alors, il y avait donc des motivations assez extérieures qui m'ont fait changer d'orientation ...

- N: Vous avez une sorte de regret de la physique ?

- M: Ah oui ! oui, constamment. J'ai toujours continué à avoir beaucoup de contacts avec les physiciens, théoriciens, à leur expliquer un certain nombre de choses en mathématiques, j'en connais beaucoup; regret ? regret ou non, je ne sais pas ...

- N: Nostalgie ?

- M: ... parce que finalement c'est très très proche ...

- N: Que représente pour vous la physique ?

- M: Quelque chose qui est beaucoup plus directement concret, qui est beaucoup plus en prise directement sur le ... Je ne sais pas quoi dire, la réalité cela n'a pas beaucoup de sens de dire ça, comme ça, mais disons en gros: concret ... et puis alors quelque chose qui demande beaucoup plus d'imagination que les mathématiques, quelque chose qui demande de laisser aller son imagination beaucoup plus, quelque chose qui est plus difficile que les mathématiques.

- N: Bon ?

- M: Ah oui ! à mon avis.

- N: En mathématiques, on est brimé ?

- M: Pas brimé ..., le physicien, il se permet de sauter sur la rigueur entre guillemets, de deviner. Le mathématicien ne se le permet que d'une manière beaucoup plus partielle, si vous voulez, et c'est assez impressionnant; quelquefois cela tombe tout à fait à côté et puis quelquefois ils devancent les mathématiciens d'une façon extraordinaire; alors il y a probablement aussi l'aspect opposé; bien des choses ne sont qu'ébauchées par les physiciens, les mathématiciens les reprennent bien, mais il y a cet aspect que quand même on laisse courir son imagination beaucoup plus qu'en mathématiques, mais, malheureusement, il faut dire que l'enseignement, l'enseignement élémentaire de la physique ne fait pas du tout apparaître cet aspect des choses ...

- N: Je ne sais pas, je rapprocherais cela de ce que vous disiez au début sur la règle du jeu dont vous parliez et qui à la fois vous a attiré et qui maintenant a l'air d'avoir un autre aspect aussi celui de contrainte.

- M: Oui, certainement ... certainement.

- N: Qui a été à l'origine ...

- M: La nature, elle, impose d'autres règles du jeu, mais qui sont aussi des contraintes. Mais elles sont quand même de nature très différente, et, la physique théorique, elle est entre les deux, elle navigue entre les deux. En quelque sorte, elle s'appuie sur les deux; enfin, je ne veux pas l'idéaliser non plus, ce serait faux, les gens que je connais, par rapport aux mathématiciens, les bons physiciens sont des gens à peu près de même qualité, mais qui, d'une certaine manière, laissent plus facilement courir leur imagination.

- N: Cela permet plus de liberté ?

- M: Oui, quitte, d'ailleurs, quelquefois, à ce qu'elle déraille ...

- N: Ah oui

- M: Alors, pour ce qui est des autres sciences, d'autres activités scientifiques, je ne les connais pas suffisamment pour en parler, des activités vraiment expérimentales.

- N: Mais, à propos de cette nostalgie de la physique, qu'est-ce qui à votre avis vous a empêché d'en faire ?

- M: Mais, il n'y avait personne qui soit capable de nous faire des cours intéressants à l'époque, il aurait fallu que je parte en Angleterre ou aux États-Unis, vous comprenez ...

-N: Il n'y a pas eu ...

- M: Même en France ... même en France, il y avait très peu de chose à l'époque, très très peu.

- N: II n'y a pas eu quelqu'un qui vous a ouvert la voie ?

- M: Et puis, il faut dire qu'à l'époque, j'ai essayé aussi de suivre des cours mais il y avait un aspect extrêmement confus, une distance avec les mathématiques et les mathématiciens, ce que je voudrais appeler, avec beaucoup de guillemets, la règle du jeu des mathématiciens. Cette distance était quand même beaucoup trop grande, c'était une confusion extraordinaire dans les cours que j'ai eus.

Après ma thèse encore, j'ai essayé de suivre des cours pour me cultiver. J'ai été à l'école d'été, aux Houches, de physique théorique, où j'ai eu des cours de grands physiciens de l'époque. Mais c'était une confusion totale à mon avis. Pas tous, il y en avait un qui était un cours remarquable, mais qui posait des problèmes d'une difficulté incroyable ... c'était très remarquable, c'étaient des problèmes qui étaient ignorés des mathématiciens à l'époque et qui, maintenant, commencent à être des problèmes classiques; mais c'était il y a vingt ans, et c'était trop difficile. Et les autres c'était une confusion totale.

Je me suis aperçu longtemps après que les autres élèves ne comprenaient pas plus que moi, mais, ils étaient physiciens, donc ils faisaient semblant de comprendre (rires) et, moi, je me suis laissé bluffer (rires). Alors, si vous voulez faire de la physique dans ces conditions, cela ne m'aurait peut-être pas convenu non plus, mais depuis, c'est devenu plus proche, plus accessible.

- N: Un problème de distance aussi alors ?

- M: Il y avait une grande distance, oui. L'imagination courait, mais elle courait tellement qu'on ne savait plus du tout où elle allait. Je me rappelle que les cours de X par exemple, c'était un grand physicien mais c'était incompréhensible, de la plus haute fantaisie, il avait certainement des idées profondes, mais pour rétablir ce qu'il pouvait y avoir dedans, c'était tout à fait impossible pour quelqu'un qui avait une formation de mathématicien un peu stricte ... la distance entre les deux discours était ... était presque ... pas complètement, mais presque infranchissable.

- N: Vous avez employé tout à l'heure le mot dérailler, comme si c'était un discours qui risquait de dérailler dans tous les sens ...

- M: Dérailler, j'ai dit dérailler ? ... Quand on essaie de deviner, on devine juste ou on devine faux, ou bien ça peut être complètement faux, ou ça peut être très proche de la vérité: il peut y avoir tous les intermédiaires. L'inconvénient et l'un des avantages de la physique il me semble, c'est que l'on a le contrôle expérimental, mais on n'a pas le contrôle du mathématicien sur la cohérence logique qui donne, d'une certaine manière, plus de sécurité.

- N: C'est une condition importante pour vous, cette cohérence ?

- M: Cela fait partie du sujet, on n'y peut rien ... cela fait partie du sujet, les objets mathématiques on peut difficilement les ... on risque ... oui ... oui, je ne sais pas, je ne sais pas quoi dire là ... il y a l'aspect de contrainte surtout. On est bien obligé de regarder les choses à fond, dans tous les détails, pour être sûr que c'est vrai; c'est pas ... pour moi, si vous voulez, c'est pas une règle en soi, c'est pas une chose en soi à la rigueur, c'est simplement la manière dont les mathématiques fonctionnent, on n'affirme une chose que quand on en est complètement sûr (rires) ... la rigueur au fond pour moi c'est presque avoir éliminé toutes les objections ... possibles.

- N: Ah oui

- M: Mais il peut se passer ceci quand on cherche: on se dit, cela va se passer comme ça, on a son plan de démonstration, mais attention ! il peut se passer ça, ou il peut se passer ça et il peut se passer ça encore, et ça comment est-ce que je vais en être sûr ? Et, alors on arrive à faire son discours.

- N: Ah oui ! c'est éliminer tous les cas possibles ?

- M: Pas toujours, mais d'une certaine manière ... d'une certaine manière; je crois d'ailleurs que, pour ne pas parler d'une façon subjective, même dans l'histoire c'est un peu comme ça que les choses sont arrivées, on a vu que des raisonnements incomplets suffisaient jusqu'à un certain moment, puis ont amené des échecs à un autre et on est obligé de reprendre les choses pour les éliminer, donc d'une certaine manière, ce n'est pas seulement une réaction subjective, mais cela se présente quelquefois comme ça: je fais un plan de démonstration mais, là, il y a un trou parce qu'il pourrait se passer ça, donc il y a ce point qu'il faut que je vérifie ...

La notoriété

- N: II y a quand même bien eu, à un moment, un sujet qui vous a intéressé, plus que le reste ?

- M: Oui, ça c'est difficile à dire, il faudrait rentrer dans les détails techniques. J'ai commencé ma thèse avec Laurent SCHWARTZ. J'avais un camarade qui a commencé en même temps que moi, je ne sais plus, je crois que c'est Y qui est maintenant au Collège de France. On avait commencé sur des sujets assez proches, alors il y avait un gros problème qui était posé dans le livre de SCHWARTZ et il m'a dit: "tiens, tu devrais regarder ce problème", et alors je suis allé voir SCHWARTZ et SCHWARTZ m'a dit: "Ah oui, c'est une très bonne idée, regarde donc ça". Et puis, bon, en cherchant je n'ai pas trouvé, mais j'ai trouvé autre chose à côté, SCHWARTZ posait le problème, trouver une solution élémentaire d'une équation aux dérivées partielles par un autre problème, division des distributions. Alors, j'avais commencé à regarder division des distributions, je me suis aperçu que je pouvais trouver la solution en le court-circuitant. Alors, vous savez comment on démarre, c'est difficile, on cherche une chose, on vous dit ou bien on se dit soi-même tu devrais regarder ça, et puis on regarde et puis on trouve quelque chose, ça ou autre chose; et puis alors à ce moment-là j'ai continué ... j'ai continué à travailler là-dessus; je ne connaissais rien au sujet des équations aux dérivés partielles et puis après, en ayant fait ma thèse, je me suis aperçu que j'étais un spécialiste connu du sujet, alors je me suis mis à l'apprendre (rires).

- N: Je me suis aperçu ? (rires)

- M: (rires) mais je ne plaisante pas, c'est vraiment comme ça que cela s'est passé. Je me suis même dit: ah ! ... quand j'ai vu dans des conférences internationales un tas de spécialistes, qui parlaient avec moi, etc., je me suis dit: bon, il faut que j'apprenne maintenant (rires) ...

Si vous voulez, je n'ai pas le sentiment qu'il y a jamais eu aucun vantardise là-dedans, et quand il y en a eu, cela n'a jamais marché à vrai dire, il y a des sujets sur lesquels je me suis accroché volontairement, mais je me suis aperçu après que ce n'étaient pas des bons sujets, tout ce qui est vraiment venu, c'est venu d'une façon très spontanée ... tout ce qui valait quelque chose est venu d'une façon relativement spontanée, je ne dis pas sans effort, ce n'est pas vrai mais comme ça, et la valeur que cela pouvait avoir éventuellement, d'abord ce n'était pas à moi de la juger, et puis je ne m'en suis rendu compte qu'après.

Par contre, là où au départ je me disais: cela il faut que je le fasse, cela c'est important le truc que je voulais construire et cela n'a jamais rien donné ...

- N: Comme si, je ne sais pas si c'est exact, ...

- M: Mais, tout le monde n'a pas cette attitude ... je pense qu'il y a des gens qui ont une attitude très volontariste ... il y a quelque cas où ... cela marche bien. Pour moi, pour la plupart des cas ... c'étaient des choses qui m'avaient été données de l'extérieur, qui m'avaient été données par des collègues.

- N: Ah ! bon.

- M: ... qui m'avaient semblé amusantes, dont je n'avais pas vu a priori tout l'intérêt ou toute l'importance; il y a des gens qui sont très forts pour poser des problèmes, moi je n'ai jamais su tellement, alors cela s'est trouvé comme ça, un certain nombre de gens m'ont passé des problèmes qui se sont révélés être des bons problèmes, et sur lesquels au début je me suis amusé sans plus, sans y attacher tellement d'importance et puis j'étais un peu étonné même après de l'importance que les gens leur attachaient (rires) et, par contre, justement des problèmes, que moi, je me posais profondément, que je voulais arriver à ... c'était ... c'était pas toujours les bons.

La solitude du mathématicien

- N: Quand vous êtes devant un de ces problèmes-là qui vous intéressent, quels sentiments avez-vous ?

- M: Oh ! très proches de ce que vous trouveriez en cherchant un problème d'échecs.

- N: Oui, vous faites un rapprochement avec le jeu ...

- M: Le jeu, oui, l'aspect de jeu... avec en même temps la bonne conscience que c'est un jeu sérieux, tandis que quand on est devant un problème d'échecs on sait bien que ce n'est pas un jeu sérieux.

- N: Oui, mais ce mot de jeu, c'est un mot assez socialisé, enfin assez général, pour vous. Comment vous le vivez ce jeu ?

- M: ... je ne sais pas comment répondre ... je ne sais pas quoi vous répondre ... je vous dis le même type de jeu que devant un problème d'échecs, pas du tout le même que dans une partie de bridge où on a des rapports avec d'autres personnes.

- N: Ah ! Bon.

- M: ... et où on a à tenir compte des réactions des ... autres, d'un certain nombre d'inconnues, d'un certain nombre ... du hasard dans la distribution etc., là c'est quelque chose où on a en fait toutes les données en mains, donc c'est pour ça que je dis: comme un problème d'échecs.

- N: Ah oui ! il n'y a pas d'intervention extérieure, il n'y a pas d'intervention du hasard ...

- M: Il n'y a pas d'intervention du hasard, il n'y a pas d'intervention de personne étrangère, sauf dans les discussions bien entendu, où on avance quelquefois à plusieurs quand on travaille en collaboration, mais cela m'est assez peu arrivé, je dois dire.

- N: C'est le fait d'avoir toutes les données en mains.

- M: C'est ça, c'est un jeu ... c'est un jeu où on a toutes les données en mains, mais ... si on le prend uniquement sous l'aspect jeu, bien entendu il y en a d'autres, c'est un jeu où la solution dépend ... du temps qu'on y passe, de l'effort qu'on y met, de l'imagination qu'on y met et puis de la chance qu'on a à un moment donné; alors évidemment, cela limite aussi, de ce point de vue.

D'autres personnes qui reviennent de faire de la montagne vous le compareront peut-être à une escalade; il faut trouver son chemin, il faut trouver les bonnes prises, etc. , moi je ne sais pas j'en ai jamais fait, mais là aussi c'est un jeu où on est tout seul en face de ... en face du jeu.

- N: C'est d'être tout seul en face du jeu ?

- M: ... oui, si vous voyez des gens qui ont vraiment l'habitude de travailler en collaboration, ils auront probablement une réaction très différente.

- N: Oui, mais enfin c'est ...

- M: Mais moi oui certainement, certainement, ...

- N: Quel est ce plaisir d'être tout seul ?

- M: Il faut bien être tout seul de temps en temps (rires); je n'ai pas le sentiment d'être asocial, pas du tout, mais bon ... Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas aussi du plaisir à en parler, à l'expliquer ...

- N: C'est autre chose ...

- M: C'est autre chose ...

Le besoin de se prouver quelque chose

- N: L'exposer ?

- M: L'exposer ? ... Je ne sais pas si c'est pour moi, si c'est important, je sais que beaucoup de gens, peut-être pour moi aussi ... j'ai le sentiment très aigu d'avoir besoin de se prouver qu'on est capable de faire quelque chose qui ... avec en même temps l'aspect du jeu, c'est de s'amuser.

- N: Vous reliez les deux, oui.

- M: Je ne sais pas, je ne sais pas; je crois que c'est quand on ne trouve pas, quand on sèche, quand on se dit: il faudra que je sois capable, je suis bon à rien, je suis vieux, je suis plus bon à rien; et puis, je me suis toujours dit cela même à trente ans, et puis ... peut-être pas trente ans mais trente cinq disons, et puis ... quand ça commence à marcher, alors ... alors là c'est le jeu qui prend le dessus ... c'est le plaisir de trouver, de mettre les choses ... que les choses ... que les choses se mettent en place, qu'elles s'organisent.

- N: Vous employez les mots: se mettre en place, s'organiser ...

- M: Eh bien, elles se mettent en place quoi ! ou bien elles se mettent à vivre, ou les deux à la fois.

- N: Elles se mettent à vivre, oui.

- M: Oui, c'est figé, c'est mort quand on sèche, puis, à un moment, tout à coup, je ne sais pas pourquoi, ça se met ... ça se met à vivre, ça se met à marcher et puis alors cet aspect vivant, il disparaît à partir de la rédaction, il réapparaît dans l'exposition mais sous une forme différente.

Vivant, je veux dire que ça bouge simplement, ça ne veut pas dire vivant comme de la matière vivante, mais ça bouge ...

Un blocage

- N: Est-ce que vous avez des souvenirs qui ont trait aux mathématiques ?

- M: ... des souvenirs ...

- N: qui ont trait aux mathématiques enfin,

M: ...

- N: ... qui vous viennent à l'esprit.

- M: ... J'ai un souvenir récent d'un blocage, d'un travail important qui a été fait il y a cinq ou six ans, par une équipe, je crois que c'était une équipe de japonais, et où vraiment j'ai eu l'impression d'un travail très important dans mon domaine, où j'ai eu l'impression qu'au fond ils avaient fait ce que j'avais toujours plus ou moins cherché et moi j'avais fait des petits bouts, des bricoles, mais toujours dans cette direction, et j'ai eu l'impression au fond qu'ils avaient fait ce que j'aurais dû faire vraiment.

Pourquoi n'ai-je pas fait ça et ça ? ... La réaction, c 'est que j'ai refusé de lire leur truc pendant un certain temps, je n'ai pas pu le lire pendant un certain temps, pas pour des difficultés techniques ... il n'était pas très bien rédigé, pas très facile à lire, mais enfin il était parfaitement accessible pour moi, et j'ai mis ... j'ai mis des années à arriver à le lire et à l'assimiler, parce que je n'y suis vraiment arrivé que lorsque j'ai surmonté au fond cette ... cette espèce de restriction ...

Alors je pensais à cela à propos de certains types de blocage dont vous parliez hier, (dans une conférence en présence de lui) qui étaient différents mais ...

- N: qui vous le rappelaient ...

- M: ... qui me le rappelaient, je ne me rappelle plus à propos de quel exemple exactement, mais c'était un de vos exemples qui était probablement assez loin de celui-là, mais qui m'avait fait penser à cela. C'est essentiellement la première fois que cela m'arrivait. Autrement, je n'ai pas de souvenir sauf quelquefois quand on cherche quelque chose et puis que quelqu'un d'autre le trouve un petit peu avant, alors il y a une petite réaction désagréable de jalousie, mais ... mais rien de sérieux; c'est la première fois que j'ai eu vraiment ... le sentiment d'une réaction ... d'une réaction passionnelle de fond devant un travail, c'est la première fois que j'ai eu vraiment cette impression ...

- N: Là, vous avez senti que cela vous touchait de près ?

- M: C'est ça, j'ai eu l'impression d'être touché, alors que je n'avais jamais eu cette impression avant. Je n'avais jamais eu cette impression que ça me touchait vraiment, que c'est un sujet sur lequel je travaillais depuis au fond une vingtaine d'années tout autour de ce genre de choses, vous comprenez, alors.

- N: On pourrait dire ...

- M: Et ça mettait en jeu beaucoup plus qu'un truc qu'on cherche par hasard pendant six mois, et puis quelqu'un d'autre qui le trouve huit jours avant.

- N: Oui, on peut dire que ce domaine vous appartenait un peu ?

- M: Oui et non, oui et non, ... de toutes façons, on sait bien qu'en sciences ça n'appartient pas. C'est vrai que je n'ai pas des réactions très possessives, mais que je suis toujours étonné par les réactions extrêmement possessives qu'un certain nombre de ... de chercheurs, de collègues, ...

On peut peut-être s'arrêter là.

- N: Si vous voulez.

- M: Je vous remercie.

 

Pour compléter

             Un texte de Bernard MALGRANGE sur l'interdisciplinarité

http://www.snes.edu/observ/documents/maths_malgrange.pdf

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