Le
départ
- N:
Pouvez-vous me dire comment vous êtes
devenu professeur de mathématiques
?
- M: Quand
j'étais au lycée, j'étais ce
qu'on appelle un bon élève et en
particulier en mathématiques.
- N:
Dès le plus jeune âge
?
- M: Non,
non,..., non, ... durant l'école primaire
j'étais bon en calcul, ça
m'amusait, puis j'ai eu un trou vers la
sixième, cinquième, et c'est reparti
à partir du moment où on a
commencé vraiment à faire des
mathématiques, des démonstrations,
etc. c'est-à-dire à partir du moment
où il y a eu une règle du
jeu.
- N: En
quatrième ?
- M: C'est
ça, en quatrième, c'est ça,
à partir du moment où ...
- N: ...
il y a une règle du jeu ...
- M: ...
où il y a eu un peu cette règle du
jeu, déjà à la fin de la
cinquième, parce que c'était une
époque où on commençait
déjà un petit peu, si, je me rappelle
bien, oui, c'est essentiellement en
quatrième..., je sais pas très bien
pourquoi ... A ce moment-là, c'était
pendant la guerre, dans un petit collège de
province et on était très peu
d'élèves. Par rapport à la
classe, j'étais pas terriblement brillant et
il y avait une fille dans ma classe qui
était très forte en
compétition.
Le choix
entre les mathématiques et la
physique
Puis, mon
père a été prisonnier; on est
revenu, on est rentré à Paris et, en
arrivant dans un grand lycée parisien,
avec stupéfaction, je me suis
trouvé de loin premier de la classe, ...
(rires); puis, bon, j'ai trouvé que
j'étais l'élève qui marchait
bien et qui était très ...
très brillant en maths: nettement, sans
aucun problème, au dessus du reste de la
classe.
Bon, alors je ne
savais pas trop quoi faire, après la math
élem, j'ai fait une math sup, oh ! comme
ça parce que ça marchait bien, en me
disant que je ne savais pas trop ce que je voulais
faire. Mon père m'a dit: "bon, fais donc
l'X, tu verras bien si ça marche". Puis mon
professeur d'hypotaupe m'a dit: "vous, vous devriez
faire Normale"; parce que j'ai constaté
à ce moment-là que mon avance par
rapport à mes camarades s'était
encore accentuée, et cela, au fur et
à mesure où ce n'était plus
vraiment des mathématiques, ça
marchait de mieux en mieux, si vous
voulez.
Bon, j'ai eu de
la chance de ce point de vue-là, et
ça s'est fait comme ça, par
rétrécissement successif du choix,
sans que j'ai fait vraiment de ...
choix.
Puis, une fois
à Normale, j'ai hésité
toute la première année entre les
maths et la physique; a priori, j'avais
plutôt envie de faire de la physique parce
que c'est plus concret. Toujours la même
chose, c'est ce qu'on m'a dit et il y a quand
même une part de vrai. J'ai été
très, très maladroit, je m'en
souviens, je cassais le matériel en
manip. Alors, j'aurais pu faire de la physique
théorique, mais, à
l'époque, il faut dire que les professeurs
de maths étaient très
supérieurs à ceux qu'on avait en
physique et qu'il n'y avait pratiquement pas de
physique théorique à l'époque,
et on était dans une très grande
époque des mathématiques en France.
C'était vraiment la période où
la France dominait complètement les
mathématiques, c'était vers le ...
début des années 50.
Alors, inutile de
vous dire que naturellement une fois entré
à l'École Normale, les choses se sont
passées autrement, je me suis trouvé
avec des gens qui étaient à mon
niveau et même certains nettement meilleurs,
ce n'était plus la situation du lycée
... Bon, ça s'est trouvé comme
ça. Ensuite j'ai été au
C.N.R.S., j'ai fait ma thèse et puis j'ai eu
un poste de maître de conférences.
Donc, ce n'était pas une vocation au
départ ...
Les cas
d'égalité des
triangles
- N: Vous
m'avez dit tout à l'heure que, votre
réussite, vous la datiez du moment où
il y a une règle du jeu.
- M: D'une
certaine manière oui. Je me rappelle
très bien; vous vous rappelez ce vieil
enseignement de la géométrie
où on commençait par faire les cas
d'égalité des triangles avec des
calques, et puis ensuite on s'en servait comme
axiomes ... J'ai un souvenir très
précis. Je n'ai pas toujours des
souvenirs très précis mais,
là, j'ai un souvenir très
précis: c'était la fin de la
cinquième. A l'époque, on
commençait assez tôt, enfin
c'était juste un petit débrouillage;
et alors on nous avait donc fait ça avec les
vieux bouquins que vous trouverez de cette
époque-là, les cas
d'égalité des triangles avec
calque, etc. Et puis on nous avait donné
après un problème, alors moi j'ai
fait le problème par la même
méthode, c'est-à-dire: je prends un
calque, je fais ci, je fais ça, je vois bien
ce qu'exactement j'ai fait, j'ai
répété le discours qu'on avait
fait pour les cas d'égalité des
triangles et mon prof m'a expliqué que c'est
pas du tout ça qu'il fallait faire, que
maintenant on avait les cas d'égalité
des triangles et il fallait les appliquer et ...
démontrer ..., bon, je ne sais pas
pourquoi.
Cette
règle du jeu était absurde en
réalité, mais je l'ai
acceptée, ça m'a amusé;
comme pour n'importe quel jeu, comme j'aurais
joué aux échecs, n'est-ce pas, et
puis, bon, ça marchait bien. Je comprends
d'ailleurs que pour la plupart des
élèves c'était
complètement absurde, mais moi je ne
sais pas pourquoi ça m'avait
amusé et alors cette faute au premier
problème ça m'avait suffisamment
frappé pour que la règle soit tout de
suite acquise.
- N:
C'était la faute qui vous avait permis
d'acquérir la règle.
- M: Ah oui
! absolument ... absolument ... ça il n'y a
pas de doute, enfin j'en suis absolument convaincu.
C'est une faute excusable, n'est-ce pas, je
n'avais fait que répéter le discours
qu'on m'avait fait avant, je n'avais pas compris
qu'il fallait passer à autre
chose.
Les
mathématiques, un refuge, une distraction ou
un travail sérieux?
- N:
Qu'est-ce que les mathématiques pour vous
?
- M: Ah !
qu'est-ce que c'est ? Ah ! alors ... c'est assez
difficile de demander à un chercheur qui
passe toute sa journée à en faire, si
c'est une petite activité au milieu
d'autres. C'est facile de vous dire c'est une
distraction, c'est un refuge, c'est ceci, c'est
cela; mais quand finalement c'est l'activité
principale, alors c'est beaucoup de choses
très contradictoires forcément,
il y a des moments où c'est une
distraction, par rapport à d'autres
travaux. Dans l'Université, il y a souvent
beaucoup de tâches administratives un peu
embêtantes, etc. , alors, à ce
moment-là, les mathématiques cela
apparaît comme une
récréation, cela apparaît
comme une mise en vacances et, c'est assez
étrange, j'ai toujours trouvé
étrange que j'ai le sentiment de me mettre
en vacances à partir du moment où je
faisais le travail, qui était mon travail
essentiel, et une chose qui me frappe aussi
chez certains collègues, des
collègues qui n'hésitent jamais
à venir me déranger pour un petit
travail administratif, ils n'osent pas venir poser
une question de mathématiques alors que moi
je leur dis toujours qu'ils me dérangent
s'ils viennent me parler d'administration et qu'ils
ne me dérangent pas quand ils viennent me
parler de maths; mais c'est vrai qu'il y a
quelque chose d'un peu bizarre quelquefois
comme ça.
Alors, de ce point
de vue-là, cela apparaît comme un
refuge, quand on ne se sent pas très
bien dans sa peau, quand on a des problèmes
difficiles, cela a un aspect de jeu
évidemment aussi, mais j'ai aussi la
conviction que c'est un travail, que c'est
une activité scientifique
sérieuse, ce qui n'est pas la conviction
de tout le monde, mais, moi, j'ai parfaitement
cette conviction que, même si ça ne
fonctionne pas directement comme les sciences
expérimentales sur un terrain
concret, ça le fait quand même de
façon indirecte par l'intermédiaire
d'un certain nombre d'autres sciences physiques ou
bien d'autres, et que par conséquent c'est
une activité parfaitement
sérieuse, alors c'est peut-être
simplement une manière de se donner bonne
conscience, mais je ne le crois pas, je crois
que cela l'est effectivement. Alors bon, c'est
peut-être un peu tout cela à la
fois.
- N: Et
l'enseignement ?
- M:
L'enseignement j'aime bien ... j'aime bien
faire des cours, ... encore que, les cours, ...
le contact ... ? Il faut dire que dans
l'enseignement supérieur, un professeur
n'a pas beaucoup de contacts avec les
élèves, donc c'est un petit peu un
jeu d'expression, un jeu d'activité
d'acteur, je dois faire un numéro devant
un amphi de deux cents, trois cents, quatre cents
et voir jusqu'à combien on élimine le
bruit de fond.
Avant 68, moi,
j'éliminais jusqu'à trois cents, mais
pas quatre cents (rires). Il y a peu de contacts
personnels ... c'est une chose qui est un peu
désagréable; on n'en a que dans les
cours supérieurs et puis un autre aspect qui
est un peu désagréable, c'est que
c'est quand même des choses très
élémentaires que l'on fait dans ces
cours, donc c'est un amusement un peu
intéressant par moments, mais il y a des
moments où on a envie de s'accrocher
à des choses plus difficiles. Et, si
vous voulez, je ne parle pas de l'enseignement,
mais je parle de tous les à
côtés, bon, les corrections d'examens,
les réunions, les commissions, ... les
discussions, ... pour choisir un nouveau
collègue, pour organiser des nouveaux
enseignements, tout ça, toute cette
machine qui est un peu pesante et qu'il faut
faire, qui prend au fond l'allure de l'aspect
sérieux du travail et, alors quand on
peut s'en débarrasser, on se sent un petit
peu coupable et on se sent en même temps en
récréation de faire des
mathématiques.
- N: Vous
avez dit tout à l'heure aussi que les
mathématiques peuvent être un refuge,
dans quel sens ?
- M: Oh !
bien, comme n'importe quelle activité,
quand on a des problèmes par ailleurs,
pour éviter d'y penser, pour se donner
une activité, ça je pense que c'est
le cas pour toutes sortes
d'activités.
- N: Une
occupation d'esprit, quoi ?
- M: Une
occupation d'esprit, c'est d'autant meilleur de
ce point de vue, je pense, qu'elle demande une
très, très forte concentration,
donc, quand on est accroché à une
recherche, si elle avance un petit peu, il est
évident qu'on arrive à effacer
complètement; ... enfin, je ne sais pas
si tout le monde est comme ça, moi, je ne
peux pas travailler très longtemps, ni
beaucoup, mais j'ai besoin d'une très,
très forte concentration, mais quand j'y
arrive, je fonctionne très vite et alors
en effaçant complètement le
reste, ce qui fait que c'est un très
bon refuge de ce point de vue.
- N:
Effacer le reste, vous voulez dire
?
- M: Ben,
être complètement pris par cette
activité, ne pas lever la tête
toutes les cinq minutes en repensant à autre
chose.
- N: Vous
dites que vous fonctionnez très
rapidement.
- M: J'ai
beaucoup de mal à me concentrer, il me faut
très longtemps, mais quand je suis
concentré, ça va très vite, je
vais très très vite, mais j'ai besoin
d'une très très forte concentration
pour une activité de recherche, et en
même temps c'est très fatigant,
par exemple je constate que j'ai beaucoup plus de
mal qu'à trente ans, à avoir cette
concentration.
- N:
Qu'est-ce que vous appelez cette concentration
?
- M: Je ne
sais pas, je suis capable de rester sur le
problème qu'on recherche sans être
absolument distrait par quelque autre
préoccupation extérieure, par les
bruits extérieurs, par d'autres
préoccupations qu'on peut avoir,
etc.
Comparaison
des mathématique et de la
physique
- N: Et,
quand vous avez commencé vos recherches,
vous avez choisi un sujet ? Comment s'est fait le
choix de ce sujet ?
- M: J'avais
commencé par faire de la théorie des
nombres, de l'algèbre, ...
- N:
Historiquement ?
- M: Oui, en
deuxième année à
l'École Normale, j'avais commencé par
faire de la théorie des nombres, de
l'algèbre, il se trouve que j'avais eu des
cours très très intéressants
sur ce sujet, très attractifs. Alors, du
coup, j'avais continué à apprendre
ces choses-là et l'année suivante
j'ai passé l'agrégation et cette
année-là, j'ai préparé
l'agrégation, j'ai un petit peu
diminué mes activités de recherche,
je me suis beaucoup lancé dans des
activités politiques à ce
moment-là; et l'année suivante, j'ai
commencé au contraire à suivre,
à commencer à travailler, à
faire ma thèse, et puis j'ai eu envie de
changer; il y avait les travaux de SC H W A RT Z
sur la distribution qui venaient de sortir,
c'était très à la mode, et
puis je me suis dit: l'analyse c'est plus proche
de la physique, ça sert plus, c'est plus
utile, c'est plus intéressant de ce point de
vue, il vaut mieux se lancer là-dedans;
alors, il y avait donc des motivations assez
extérieures qui m'ont fait changer
d'orientation ...
- N: Vous
avez une sorte de regret de la physique
?
- M: Ah oui !
oui, constamment. J'ai toujours continué
à avoir beaucoup de contacts avec les
physiciens, théoriciens, à leur
expliquer un certain nombre de choses en
mathématiques, j'en connais beaucoup; regret
? regret ou non, je ne sais pas ...
- N:
Nostalgie ?
- M: ...
parce que finalement c'est très
très proche ...
- N: Que
représente pour vous la physique
?
- M: Quelque
chose qui est beaucoup plus directement concret,
qui est beaucoup plus en prise directement
sur le ... Je ne sais pas quoi dire, la
réalité cela n'a pas beaucoup de
sens de dire ça, comme ça, mais
disons en gros: concret ... et puis alors
quelque chose qui demande beaucoup plus
d'imagination que les mathématiques,
quelque chose qui demande de laisser aller son
imagination beaucoup plus, quelque chose qui
est plus difficile que les
mathématiques.
- N: Bon
?
- M: Ah oui
! à mon avis.
- N: En
mathématiques, on est brimé
?
- M: Pas
brimé ..., le physicien, il se permet de
sauter sur la rigueur entre guillemets, de
deviner. Le mathématicien ne se le
permet que d'une manière beaucoup plus
partielle, si vous voulez, et c'est assez
impressionnant; quelquefois cela tombe tout
à fait à côté et puis
quelquefois ils devancent les mathématiciens
d'une façon extraordinaire; alors il y a
probablement aussi l'aspect opposé; bien des
choses ne sont qu'ébauchées par les
physiciens, les mathématiciens les
reprennent bien, mais il y a cet aspect que quand
même on laisse courir son imagination
beaucoup plus qu'en mathématiques, mais,
malheureusement, il faut dire que l'enseignement,
l'enseignement élémentaire de la
physique ne fait pas du tout apparaître cet
aspect des choses ...
- N: Je
ne sais pas, je rapprocherais cela de ce que vous
disiez au début sur la règle du jeu
dont vous parliez et qui à la fois vous a
attiré et qui maintenant a l'air d'avoir un
autre aspect aussi celui de
contrainte.
- M: Oui,
certainement ... certainement.
- N: Qui
a été à l'origine
...
- M: La
nature, elle, impose d'autres règles du jeu,
mais qui sont aussi des contraintes. Mais elles
sont quand même de nature très
différente, et, la physique
théorique, elle est entre les deux, elle
navigue entre les deux. En quelque sorte, elle
s'appuie sur les deux; enfin, je ne veux pas
l'idéaliser non plus, ce serait faux, les
gens que je connais, par rapport aux
mathématiciens, les bons physiciens sont des
gens à peu près de même
qualité, mais qui, d'une certaine
manière, laissent plus facilement courir
leur imagination.
- N: Cela
permet plus de liberté ?
- M: Oui,
quitte, d'ailleurs, quelquefois, à ce
qu'elle déraille ...
- N: Ah
oui
- M: Alors,
pour ce qui est des autres sciences, d'autres
activités scientifiques, je ne les connais
pas suffisamment pour en parler, des
activités vraiment
expérimentales.
- N:
Mais, à propos de cette nostalgie de la
physique, qu'est-ce qui à votre avis vous a
empêché d'en faire ?
- M: Mais,
il n'y avait personne qui soit capable de
nous faire des cours intéressants à
l'époque, il aurait fallu que je parte en
Angleterre ou aux États-Unis, vous comprenez
...
-N: Il
n'y a pas eu ...
- M:
Même en France ... même en France,
il y avait très peu de chose à
l'époque, très très
peu.
- N: II
n'y a pas eu quelqu'un qui vous a ouvert la voie
?
- M: Et
puis, il faut dire qu'à l'époque,
j'ai essayé aussi de suivre des cours mais
il y avait un aspect extrêmement
confus, une distance avec les
mathématiques et les mathématiciens,
ce que je voudrais appeler, avec beaucoup de
guillemets, la règle du jeu des
mathématiciens. Cette distance était
quand même beaucoup trop grande,
c'était une confusion extraordinaire
dans les cours que j'ai eus.
Après ma
thèse encore, j'ai essayé de suivre
des cours pour me cultiver. J'ai été
à l'école d'été, aux
Houches, de physique théorique, où
j'ai eu des cours de grands physiciens de
l'époque. Mais c'était une
confusion totale à mon avis. Pas tous,
il y en avait un qui était un cours
remarquable, mais qui posait des problèmes
d'une difficulté incroyable ...
c'était très remarquable,
c'étaient des problèmes qui
étaient ignorés des
mathématiciens à l'époque et
qui, maintenant, commencent à être des
problèmes classiques; mais c'était il
y a vingt ans, et c'était trop difficile. Et
les autres c'était une confusion
totale.
Je me suis
aperçu longtemps après que les autres
élèves ne comprenaient pas plus que
moi, mais, ils étaient physiciens, donc ils
faisaient semblant de comprendre (rires) et, moi,
je me suis laissé bluffer (rires). Alors, si
vous voulez faire de la physique dans ces
conditions, cela ne m'aurait peut-être pas
convenu non plus, mais depuis, c'est devenu plus
proche, plus accessible.
- N: Un
problème de distance aussi alors
?
- M: Il y
avait une grande distance, oui. L'imagination
courait, mais elle courait tellement qu'on ne
savait plus du tout où elle allait. Je
me rappelle que les cours de X par exemple,
c'était un grand physicien mais
c'était incompréhensible, de la plus
haute fantaisie, il avait certainement des
idées profondes, mais pour rétablir
ce qu'il pouvait y avoir dedans, c'était
tout à fait impossible pour quelqu'un qui
avait une formation de mathématicien un peu
stricte ... la distance entre les deux discours
était ... était presque ... pas
complètement, mais presque
infranchissable.
- N: Vous
avez employé tout à l'heure le mot
dérailler, comme si c'était un
discours qui risquait de dérailler dans tous
les sens ...
- M:
Dérailler, j'ai dit dérailler ?
... Quand on essaie de deviner, on devine juste ou
on devine faux, ou bien ça peut être
complètement faux, ou ça peut
être très proche de la
vérité: il peut y avoir tous les
intermédiaires. L'inconvénient et
l'un des avantages de la physique il me semble,
c'est que l'on a le contrôle
expérimental, mais on n'a pas le
contrôle du mathématicien sur la
cohérence logique qui donne, d'une certaine
manière, plus de
sécurité.
- N:
C'est une condition importante pour vous,
cette cohérence ?
- M: Cela
fait partie du sujet, on n'y peut rien ... cela
fait partie du sujet, les objets
mathématiques on peut difficilement les ...
on risque ... oui ... oui, je ne sais pas, je ne
sais pas quoi dire là ... il y a l'aspect
de contrainte surtout. On est bien
obligé de regarder les choses à fond,
dans tous les détails, pour être
sûr que c'est vrai; c'est pas ... pour moi,
si vous voulez, c'est pas une règle en soi,
c'est pas une chose en soi à la rigueur,
c'est simplement la manière dont les
mathématiques fonctionnent, on n'affirme
une chose que quand on en est complètement
sûr (rires) ... la rigueur au fond pour
moi c'est presque avoir éliminé
toutes les objections ... possibles.
- N: Ah
oui
- M: Mais il
peut se passer ceci quand on cherche: on se dit,
cela va se passer comme ça, on a son plan de
démonstration, mais attention ! il peut se
passer ça, ou il peut se passer ça et
il peut se passer ça encore, et ça
comment est-ce que je vais en être sûr
? Et, alors on arrive à faire son
discours.
- N: Ah
oui ! c'est éliminer tous les cas possibles
?
- M: Pas
toujours, mais d'une certaine manière ...
d'une certaine manière; je crois d'ailleurs
que, pour ne pas parler d'une façon
subjective, même dans l'histoire c'est un
peu comme ça que les choses sont
arrivées, on a vu que des raisonnements
incomplets suffisaient jusqu'à un certain
moment, puis ont amené des échecs
à un autre et on est obligé de
reprendre les choses pour les éliminer, donc
d'une certaine manière, ce n'est pas
seulement une réaction subjective,
mais cela se présente quelquefois comme
ça: je fais un plan de démonstration
mais, là, il y a un trou parce qu'il
pourrait se passer ça, donc il y a ce point
qu'il faut que je vérifie ...
La
notoriété
- N: II y
a quand même bien eu, à un moment, un
sujet qui vous a intéressé, plus que
le reste ?
- M: Oui,
ça c'est difficile à dire, il
faudrait rentrer dans les détails
techniques. J'ai commencé ma thèse
avec Laurent SCHWARTZ. J'avais un camarade qui a
commencé en même temps que moi, je ne
sais plus, je crois que c'est Y qui est maintenant
au Collège de France. On avait
commencé sur des sujets assez proches, alors
il y avait un gros problème qui était
posé dans le livre de SCHWARTZ et il m'a
dit: "tiens, tu devrais regarder ce
problème", et alors je suis allé voir
SCHWARTZ et SCHWARTZ m'a dit: "Ah oui, c'est une
très bonne idée, regarde donc
ça". Et puis, bon, en cherchant je n'ai pas
trouvé, mais j'ai trouvé autre chose
à côté, SCHWARTZ posait le
problème, trouver une solution
élémentaire d'une équation aux
dérivées partielles par un autre
problème, division des distributions. Alors,
j'avais commencé à regarder division
des distributions, je me suis aperçu que je
pouvais trouver la solution en le court-circuitant.
Alors, vous savez comment on démarre, c'est
difficile, on cherche une chose, on vous dit ou
bien on se dit soi-même tu devrais regarder
ça, et puis on regarde et puis on trouve
quelque chose, ça ou autre chose; et puis
alors à ce moment-là j'ai
continué ... j'ai continué à
travailler là-dessus; je ne connaissais rien
au sujet des équations aux
dérivés partielles et puis
après, en ayant fait ma thèse, je me
suis aperçu que j'étais un
spécialiste connu du sujet, alors je me suis
mis à l'apprendre (rires).
- N: Je
me suis aperçu ? (rires)
- M: (rires)
mais je ne plaisante pas, c'est vraiment comme
ça que cela s'est passé. Je me suis
même dit: ah ! ... quand j'ai vu dans des
conférences internationales un tas de
spécialistes, qui parlaient avec moi, etc.,
je me suis dit: bon, il faut que j'apprenne
maintenant (rires) ...
Si vous voulez, je
n'ai pas le sentiment qu'il y a jamais eu aucun
vantardise là-dedans, et quand il y en a eu,
cela n'a jamais marché à vrai dire,
il y a des sujets sur lesquels je me suis
accroché volontairement, mais je me suis
aperçu après que ce n'étaient
pas des bons sujets, tout ce qui est vraiment
venu, c'est venu d'une façon très
spontanée ... tout ce qui valait
quelque chose est venu d'une façon
relativement spontanée, je ne dis pas
sans effort, ce n'est pas vrai mais comme
ça, et la valeur que cela pouvait avoir
éventuellement, d'abord ce n'était
pas à moi de la juger, et puis je ne m'en
suis rendu compte qu'après.
Par contre,
là où au départ je me disais:
cela il faut que je le fasse, cela c'est important
le truc que je voulais construire et cela n'a
jamais rien donné ...
- N:
Comme si, je ne sais pas si c'est exact,
...
- M: Mais,
tout le monde n'a pas cette attitude ... je pense
qu'il y a des gens qui ont une attitude très
volontariste ... il y a quelque cas où ...
cela marche bien. Pour moi, pour la plupart des cas
... c'étaient des choses qui m'avaient
été données de
l'extérieur, qui m'avaient
été données par des
collègues.
- N: Ah !
bon.
- M: ... qui
m'avaient semblé amusantes, dont je n'avais
pas vu a priori tout l'intérêt ou
toute l'importance; il y a des gens qui sont
très forts pour poser des problèmes,
moi je n'ai jamais su tellement, alors cela s'est
trouvé comme ça, un certain nombre
de gens m'ont passé des problèmes
qui se sont révélés
être des bons problèmes, et sur
lesquels au début je me suis amusé
sans plus, sans y attacher tellement d'importance
et puis j'étais un peu
étonné même après de
l'importance que les gens leur attachaient (rires)
et, par contre, justement des problèmes,
que moi, je me posais profondément, que
je voulais arriver à ... c'était ...
c'était pas toujours les
bons.
La
solitude du
mathématicien
- N:
Quand vous êtes devant un de ces
problèmes-là qui vous
intéressent, quels sentiments avez-vous
?
- M: Oh !
très proches de ce que vous trouveriez en
cherchant un problème
d'échecs.
- N: Oui,
vous faites un rapprochement avec le jeu
...
- M: Le jeu,
oui, l'aspect de jeu... avec en même temps
la bonne conscience que c'est un jeu
sérieux, tandis que quand on est devant
un problème d'échecs on sait bien que
ce n'est pas un jeu sérieux.
- N:
Oui, mais ce mot de jeu, c'est un mot
assez socialisé, enfin assez
général, pour vous. Comment vous le
vivez ce jeu ?
- M: ... je
ne sais pas comment répondre ... je ne sais
pas quoi vous répondre ... je vous dis le
même type de jeu que devant un
problème d'échecs, pas du tout le
même que dans une partie de bridge où
on a des rapports avec d'autres
personnes.
- N: Ah !
Bon.
- M: ...
et où on a à tenir compte des
réactions des ... autres, d'un certain
nombre d'inconnues, d'un certain nombre ... du
hasard dans la distribution etc., là c'est
quelque chose où on a en fait toutes les
données en mains, donc c'est pour
ça que je dis: comme un problème
d'échecs.
- N: Ah
oui ! il n'y a pas d'intervention
extérieure, il n'y a pas d'intervention du
hasard ...
- M: Il n'y a
pas d'intervention du hasard, il n'y a pas
d'intervention de personne
étrangère, sauf dans les
discussions bien entendu, où on avance
quelquefois à plusieurs quand on travaille
en collaboration, mais cela m'est assez peu
arrivé, je dois dire.
- N:
C'est le fait d'avoir toutes les
données en mains.
- M: C'est
ça, c'est un jeu ... c'est un jeu
où on a toutes les données en
mains, mais ... si on le prend uniquement sous
l'aspect jeu, bien entendu il y en a d'autres,
c'est un jeu où la solution dépend
... du temps qu'on y passe, de l'effort qu'on y
met, de l'imagination qu'on y met et puis de la
chance qu'on a à un moment donné;
alors évidemment, cela limite aussi,
de ce point de vue.
D'autres personnes
qui reviennent de faire de la montagne vous le
compareront peut-être à une
escalade; il faut trouver son chemin, il faut
trouver les bonnes prises, etc. , moi je ne
sais pas j'en ai jamais fait, mais là aussi
c'est un jeu où on est tout seul en face
de ... en face du jeu.
- N:
C'est d'être tout seul en face du jeu
?
- M: ...
oui, si vous voyez des gens qui ont vraiment
l'habitude de travailler en collaboration, ils
auront probablement une réaction très
différente.
- N: Oui,
mais enfin c'est ...
- M: Mais
moi oui certainement, certainement, ...
- N: Quel
est ce plaisir d'être tout seul
?
- M: Il faut
bien être tout seul de temps en temps
(rires); je n'ai pas le sentiment d'être
asocial, pas du tout, mais bon ... Cela ne veut pas
dire qu'il n'y a pas aussi du plaisir à en
parler, à l'expliquer ...
- N:
C'est autre chose ...
- M: C'est
autre chose ...
Le besoin
de se prouver quelque chose
- N:
L'exposer ?
- M:
L'exposer ? ... Je ne sais pas si c'est pour moi,
si c'est important, je sais que beaucoup de gens,
peut-être pour moi aussi ... j'ai le
sentiment très aigu d'avoir besoin de se
prouver qu'on est capable de faire quelque
chose qui ... avec en même temps l'aspect
du jeu, c'est de s'amuser.
- N: Vous
reliez les deux, oui.
- M: Je
ne sais pas, je ne sais pas; je crois que c'est
quand on ne trouve pas, quand on sèche,
quand on se dit: il faudra que je sois capable, je
suis bon à rien, je suis vieux, je suis plus
bon à rien; et puis, je me suis toujours dit
cela même à trente ans, et puis ...
peut-être pas trente ans mais trente cinq
disons, et puis ... quand ça commence
à marcher, alors ... alors là c'est
le jeu qui prend le dessus ... c'est le plaisir de
trouver, de mettre les choses ... que les choses
... que les choses se mettent en place, qu'elles
s'organisent.
- N: Vous
employez les mots: se mettre en place, s'organiser
...
- M: Eh
bien, elles se mettent en place quoi ! ou bien
elles se mettent à vivre, ou les deux
à la fois.
- N:
Elles se mettent à vivre,
oui.
- M: Oui,
c'est figé, c'est mort quand on
sèche, puis, à un moment, tout
à coup, je ne sais pas pourquoi, ça
se met ... ça se met à vivre,
ça se met à marcher et puis alors
cet aspect vivant, il disparaît
à partir de la rédaction, il
réapparaît dans l'exposition mais sous
une forme différente.
Vivant, je
veux dire que ça bouge simplement, ça
ne veut pas dire vivant comme de la matière
vivante, mais ça bouge ...
Un
blocage
- N:
Est-ce que vous avez des souvenirs qui ont trait
aux mathématiques ?
- M: ... des
souvenirs ...
- N: qui
ont trait aux mathématiques enfin,
M:
...
- N: ...
qui vous viennent à l'esprit.
- M: ...
J'ai un souvenir récent d'un blocage,
d'un travail important qui a été fait
il y a cinq ou six ans, par une équipe, je
crois que c'était une équipe de
japonais, et où vraiment j'ai eu
l'impression d'un travail très important
dans mon domaine, où j'ai eu l'impression
qu'au fond ils avaient fait ce que j'avais toujours
plus ou moins cherché et moi j'avais
fait des petits bouts, des bricoles, mais toujours
dans cette direction, et j'ai eu l'impression au
fond qu'ils avaient fait ce que j'aurais
dû faire vraiment.
Pourquoi n'ai-je
pas fait ça et ça ? ... La
réaction, c 'est que j'ai refusé
de lire leur truc pendant un certain temps,
je n'ai pas pu le lire pendant un certain
temps, pas pour des difficultés techniques
... il n'était pas très bien
rédigé, pas très facile
à lire, mais enfin il était
parfaitement accessible pour moi, et j'ai mis ...
j'ai mis des années à arriver
à le lire et à l'assimiler, parce
que je n'y suis vraiment arrivé que lorsque
j'ai surmonté au fond cette ... cette
espèce de restriction ...
Alors je pensais
à cela à propos de certains types de
blocage dont vous parliez hier, (dans une
conférence en présence de lui)
qui étaient différents mais
...
- N: qui
vous le rappelaient ...
- M: ... qui
me le rappelaient, je ne me rappelle plus à
propos de quel exemple exactement, mais
c'était un de vos exemples qui était
probablement assez loin de celui-là, mais
qui m'avait fait penser à cela. C'est
essentiellement la première fois que cela
m'arrivait. Autrement, je n'ai pas de souvenir sauf
quelquefois quand on cherche quelque chose et puis
que quelqu'un d'autre le trouve un petit peu avant,
alors il y a une petite réaction
désagréable de jalousie, mais ...
mais rien de sérieux; c'est la
première fois que j'ai eu vraiment ... le
sentiment d'une réaction ... d'une
réaction passionnelle de fond devant un
travail, c'est la première fois que j'ai eu
vraiment cette impression ...
- N:
Là, vous avez senti que cela vous touchait
de près ?
- M: C'est
ça, j'ai eu l'impression d'être
touché, alors que je n'avais jamais eu
cette impression avant. Je n'avais jamais eu
cette impression que ça me touchait
vraiment, que c'est un sujet sur lequel je
travaillais depuis au fond une vingtaine
d'années tout autour de ce genre de choses,
vous comprenez, alors.
- N: On
pourrait dire ...
- M: Et
ça mettait en jeu beaucoup plus qu'un truc
qu'on cherche par hasard pendant six mois, et
puis quelqu'un d'autre qui le trouve huit jours
avant.
- N: Oui,
on peut dire que ce domaine vous appartenait un peu
?
- M: Oui et
non, oui et non, ... de toutes façons, on
sait bien qu'en sciences ça n'appartient
pas. C'est vrai que je n'ai pas des
réactions très possessives, mais que
je suis toujours étonné par les
réactions extrêmement possessives
qu'un certain nombre de ... de chercheurs, de
collègues, ...
On peut
peut-être s'arrêter
là.
- N: Si
vous voulez.
- M: Je vous
remercie.
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