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ENTRETIEN avec le Professeur

André LICHNEROWICZ

 
Les sous-titres et les caractères "gras" sont de ma responsabilité.

             Les caractères "gras" indiquent ce que j'entends comme aspect affectif pouvant, de mon point de vue, entrer dans la catégorie des interactions "cognitivo-émotionnelles"

L= André LICHNEROWICZ et N= Jacques NIMIER

Bourbaki et l'A.P.M.E.P.

- N: Est-ce que vous pourriez me dire comment vous vous êtes intéressé à l'enseignement mathématique?

- L: Bien, c'est une très vieille histoire ... Vous savez peut-être comment BOURBAKI a commencé, bien avant moi d'ailleurs. BOURBAKI a commencé parce que de jeunes Maîtres de Conférence, nommés à l'Université de Strasbourg et ayant réfléchi sur leurs recherches et leurs travaux, n'arrivaient plus à enseigner ... ils considéraient qu'ils n'arrivaient pas à enseigner d'une manière cohérente ce qu'ils savaient et c'est comme cela.

- N: Oui.

- L: ... que l'entreprise BOURBAKI a commencé. Il s'est passé un peu la même chose ensuite au niveau secondaire, pas du tout sous l'influence de BOURBAKI, mais le fait que les mathématiques réfléchissent constamment sur elles-mêmes, a modifié l'enseignement universitaire. BOURBAKI étant l'un des avatars de cette histoire, ... nous constations que nos étudiants pass2s par la licence de mathématiques vers les années 50-55, ne pouvaient plus enseigner de la même façon que leurs ancêtres; d'autre part l'enseignement secondaire en France et un peu partout dans le monde (en France, à cause de la rigidité des programmes) était resté pratiquement identique à lui-même, au moins dans son esprit, avec seulement de petits dépoussiérages, depuis 1902.

Cela nous a amenés à réfléchir; et avec le concours de l'Association des Professeurs de Mathématiques qui était très active, à organiser des séances de réflexion de travail, tout à fait libres; ça a duré en gros de 55 à 65. Pendant dix ans, l'Association de Professeurs de Mathématiques a proposé des activités à Paris et aussi en province sur l'enseignement au niveau du secondaire.

D'autre part, je suis membre de l'Union Mathématique Internationale et celle-ci a une particularité: elle comporte une Commission Internationale sur l'Enseignement des Mathématiques qui recueille l'information et la fait circuler à travers tous les pays. Et j'ai été élu Président de cette Commission Internationale de 62 à 66; c'est une élection qui a lieu tous les quatre ans, au moment de chaque congrès. On en reste membre quatre années comme ex-Président. C'est ça la règle, ce qui fait que j'ai disposé pendant un certain nombre d'années d'une documentation; avant d'ailleurs j avais organisé, avec le concours de I'UNESCO, ce qui est devenu une collection et qui s'appelle "les Tendances" sur l'enseignement mathématique, elle paraît en français, anglais, espagnol et diffuse à travers le monde les expériences et des choses de ce genre. Voilà, si vous voulez mes débuts.

 

"Quand j'étais jeune"

- N: Est-ce que vous avez toujours voulu être professeur de mathématiques, dès votre plus jeune âge, ou comment cela s'est-il passé?

- L: Quand j'étais jeune ...

- N:Oui.

- L: Je voulais, entre guillemets, "faire des mathématiques". Seulement, faire des mathématiques comporte aussi leur enseignement, mais personne ne sait d'abord avant d'en avoir fait -avant d'avoir créé - s'il est capable d'en faire, d'en créer.

- N: Mais vous vouliez quand même faire des mathématiques avant tout?

- L: Avant tout ... oui ... oui ...

- N: Dès quel âge?

- L: Oh...dès la seconde...

- N: Dès la seconde. Et vous étiez bon...?

- L: Les mathématiques déjà, c'était ma vocation mais aussi des mathématiques en rapport avec le réel. C'est ce qui m'a fait me retrouver professeur de physique mathématique ...

- N:... Oui.

- L: ... de mathématiques pures, mais aussi dans leur contact avec le réel. J'étais bon en mathématiques, oui. J'ai, toute ma vie, eu le prix de mathématiques de la quatrième à la taupe.

 

La famille

- N: Autrement dit, le problème de votre orientation ne s'est pas posé, par exemple après le bac?

- L: Non, si vous voulez, j'ai vécu un temps privilégié qui s'appelait l'égalité scientifique, ce qui permettait, avec une lourde hérédité ... un père agrégé de lettres et une mère agrégée de mathématiques, de pouvoir faire du latin et du grec et des mathématiques en même temps, ce qui n'était pas un cas rare. Dans ma promotion, à l'Ecole Normale, la moitié d'entre nous sortait de ce qu'on appelait la section A, qui était latin-grec et comportait les mêmes sciences que les autres.

- N: Votre père était professeur de lettres et votre mère professeur de maths … et vous discutiez souvent de mathématiques avec votre mère ?

- L: Oui, oui, enfin … ma mère ma donné … mais mon père aussi, mon père quoique agrégé de lettres, avait fait pour son plaisir le certificat de mathématiques générales au moment où il avait été créé. Si vous voulez, j'étais dans une famille qui considérait que la culture générale était vraiment générale et ne comportait pas seulement, aussi bien pour mon père, les Anciens mais aussi le Présent, les mathématiques et la physique également.

- N: Vous vous souvenez....

- L: J'ai été très privilégié de ce point de vue ...

- N: Vous vous souvenez de discussions avec votre mère au sujet de mathématiques?

- L: Je dirai avec mon père et ma mère, cela se passait à table.

- N:Oui.

- L: On regardait ce qui se passait.

... (silence)

 

Qu'est-ce que les mathématiques?

- N: Qu'est-ce que les mathématiques pour vous?

- L: ... c'est très compliqué. Les mathématiques ... c'est une science hors de la science, c'est une science qui participe à l'art, donc qui peut donner des satisfactions aussi bien esthétiques qu'intellectuelles ...

- N: esthétiques

- L: Il y a une esthétique des mathématiques. Je dis parfois que les mathématiques sont l'art le plus abstrait qui soit ... on sait bien que les mathématiques emploient des termes, font de belles démonstrations, ont une forme d'élégance et ça correspond à la culture d'une certaine sensibilité intellectuelle qui n'est pas tellement différente de la sensibilité, mettons, musicale. Dans quelques familles, la famille CARTAN par exemple, tous les enfants étaient à la fois musiciens et/ou mathématiciens ... et mathématiciens et musiciens pour beaucoup.

- N: Vous, vous étiez musicien aussi?

- L: Non, très peu; je m'intéresse beaucoup à la musique, mais je ne l'ai jamais pratiquée, car j'ai eu des difficultés ... Bon ... J'ai été un bon scolaire; peut-être parce que ma santé faisait que je manquais l'école deux à trois mois chaque année. J'avais une très mauvaise santé... et ce qui était très agréable à certains points de vue.., m'a permis de prendre l'habitude de travailler et de réfléchir seul, avec l'entourage de mes parents bien entendu … L'une de ces maladies a été une scarlatine très sévère qui m'a rendu complètement sourd pendant quelques années, deux ou trois ans ; je suis resté complètement sourd d'une oreille, ce qui ne représente pas les meilleures conditions pour faire de la musique.

 

Le plaisir de se cogner

- N: Et vous voyez une relation entre les mathématiques et cette période de votre enfance, cette façon de travailler seul …

- L: Peut-être … non; la vérité c'est que les mathématiques m'ont toujours apporté une joie d'honnêteté intellectuelle. Lorsque vous avez une activité proprement littéraire, vous vous auto-évaluez très mal et ceci pour l'enfant est proprement déplaisant. Ce que je trouvais extrêmement agréable en mathématiques, c'était que je me cognais durement; l'art de faire des mathématiques, aussi bien comme écolier que comme mathématicien, consiste souvent à "sécher" la moitié du temps. Quand on se cogne, on se cogne, mais quand on a vu une difficulté, triomphé d'elle, eh bien on est sûr d'y être arrivé. il y a une certaine objectivité.

Avec l'âge, j'ai appris que ce n'était pas seulement cette objectivité qui était importante, il y a à l'intérieur des mathématiques ... un jugement de valeur qui vous dit si certaines mathématiques sont belles et fécondes, ont une valeur ... mais, de toutes façons, elles sont ou elles ne sont pas? ... Ce qui est beaucoup plus difficile pour d'autres activités intellectuelles.

- N: Il y avait un certain plaisir, autrement dit, à se cogner contre quelque chose.

- L: C'était un très grand plaisir de se cogner.

 

La sécurité apportée par les mathématiques

- N: Pourquoi ?

- L: Pourquoi ... parce que vous ne vous battez pas avec des fantômes ... Vous vous battez avec votre esprit fonctionnant dans les réalités et quand les choses ne vont pas, vous vous en apercevez durement. Ce qui est un motif de sécurité et non pas d'insécurité.

- N: Se battre avec son esprit, autrement dit.

- L: Se battre avec son esprit, dans la mesure où votre esprit est l'esprit de tout le monde. Le fait que votre esprit ait vocation universelle est probablement très sécurisant.

- N: Pourquoi ?

- L: Pourquoi? ... (silence) ... Parce que vous n'êtes pas victime de mythes ou de fantasmes ... que vous savez mal apprécier. Ce sont les mathématiques qui ont d'ailleurs donné à l'humanité la notion même de probité intellectuelle.

 

Les mathématiques, un discours contraignant

- N: Qu'est-ce que vous mettez sous ces mots de probité intellectuelle ? Ils paraissent important pour vous.

- L: Ne jamais être dupe de soi-même ou des autres.

… (silence) …

Les mathématiques, si on les reprend à leur origine sont nées en même temps que la philosophie, s'en sont différenciées, car elles ont cherché à établir ... un type de discours cohérent, contraignant pour l'autre et sans bruit de fond, sans quiproquos ni malentendus.

Ce type de discours, nous avons appris laborieusement qu'il ne peut porter que sur un certain nombre de choses et en particulier qu'il met entre parenthèses l'être des choses qui reste toujours (à un dictionnaire parfait près) mais il représente joint au discours naturel, un des deux pôles, le pôle dans lequel nous pouvons toujours nous entendre …

Je ne veux pas du tout dire que le discours naturel qui est l'autre pôle et qui en fait est le discours poétique, n'a pas de valeur, au contraire.

- N: Vous dites, contraignant pour l'autre, comment?

- L: Parce qu'il est capable, par sa forme, d'interdire le refus de son contenu. Vous pouvez refuser de vous intéresser à ces choses, mais à partir du moment où vous vous y intéressez, vous ne pouvez pas refuser ce type de discours. Ce n'est pas un discours de vérité absolue, du tout, c'est un discours dans lequel il y a essentiellement une cohérence propre et à partir du moment où vous avez admis les prémices, nous serons toujours d'accord.

 

Le côté sérieux et le côté jeu des mathématiques

- N: Est-ce que vous vous êtes déjà demandé d'où venait votre intérêt pour les maths?

- L: Probablement parce qu'elles portent témoignage sur l'un des modes de fonctionnement de notre esprit ... un témoignage extraordinaire ...

- N: Et dès que vous étiez jeune, vous avez eu l'impression que c'était çà ...

- L: Çà et leur côté ludique, leur activité de jeu.

- N: Du …

- L: Ce mélange assez étonnant que font, dans les mathématiques, le sérieux et le jeu ...

- N: Oui, vous pourriez développer un peu?

- L: Bon, le sérieux, nous l'avons développé. Les mathématiques quand on les pratique, même comme enfant, à propos de problèmes ouverts et de situations ouvertes, représentent un jeu dont les combinaisons et l'aspect imaginaire sont probablement beaucoup plus riches que les échecs, par exemple. Et ça, on sait que les enfants sont très tôt sensibles, pour certains d'entre eux, aux échecs; ils peuvent l'être au même sens, aux mathématiques, au jeu mathématique.

- N: Oui

- L: Deuxièmement, il y a une manière de passer les connaissances qu'on vous donne, au crible des mathématiques, au crible d'un esprit formé par les mathématiques et de savoir ainsi quel degré de sérieux on peut leur donner ou quel degré d'image elles ont, pour savoir si ce qu'on vous donne est une analogie ou la cohérence d'un modèle mathématique ...

… (silence) ...

 

Imaginaire, fantasmes, mythes, analogie et cohérence, modèle, faits, réalité

De temps en temps, c'est assez utile ...

- N: De ne pas en rester aux analogies ?

- L: Oui ... si on considère tous les discours économiques qu'on entend ... tout mathématicien vous dira ... qu'il y a les faits économiques, d'une part, encore qu'il faille les analyser, et d'autre part, le discours qui est tenu autour, qui est un discours plus ou moins théorique à des niveaux variés.

- N: Vous opposez beaucoup ce qui serait de l'ordre de l'analogie ou ce qui est de l'ordre du fantasme, à ce qui est de l'ordre du modèle.

- L: Non, je veux savoir ... Si ...

- N: Si c'est l'un ou l'autre

- L: Ce qui est. Nous avons tous besoin pour l'imagination et même pour la création mathématique, de fonctionner en fantasmes, d'utiliser cela, nous en avons tous besoin

- N: Même en mathématiques

- L: Même en mathématiques. L'activité mathématique si je la décrivais, serait très différente, mais je vais peut-être la décrire tout à l'heure, serait différente de celle qui est communément décrite. Nous en avons tous besoin; mais ne pas confondre modèle et réalité, encore moins fantasme et modèle - et fantasme et réalité. Savoir l'ordre des choses de ce point de vue, cela, c'est fort important ... ce n'est pas toujours facile.

- N: Oui, vous disiez …

- L: Bien souvent ce qu'on nomme les idées reçues sont des idées mythiques.

 

L'activité mathématique

- N: Oui, vous disiez, l'activité mathématique, pour vous ?

- L: L'activité mathématique pour moi, enfin, pour n'importe quel chercheur mathématique est d'une espèce assez différente: vous vous posez une question, vous vous préoccupez d'un problème ... Vous commencez par travailler un peu de manière apparente à une table avec un bout de papier, pas très longtemps - bon ... le but en fait, le plus souvent le problème, est un prétexte - le but est de faire à ce propos une méthode ou de créer des êtres mathématiques ... qui, dans le réseau de la connaissance mathématique, irradient. Pendant très longtemps ensuite, apparemment vous ne travaillez pas, mais vous travaillez tout le temps. C'est-à-dire, vous finissez laborieusement par arriver à une espèce d'état de transe qui dure trois semaines, un mois, où vous pensez pratiquement tout le temps à la même question et votre manière de penser n'est pas du tout la manière logique ... qui ne viendra qu'après.

Vous avez acquis une espèce de domaine, un univers mathématique, une espèce d'appréhension directe et vous jouez avec cela, indéfiniment ... en marchant, là, sur la plate-forme d'un autobus, etc. la plate-forme d'autobus est présente chez POINCARÉ, chez HADAM RD, etc. et c'est ça la partie qui dure le plus longtemps. Et puis, à un moment donné quelque chose s'enclenche, vous avez l'impression avant toute démonstration, d'avoir fait un progrès essentiel et à ce moment-là vous retournez à votre table de travail, vous vérifiez et finalement, vous exposez les choses en les soumettant à l'ascèse logique. Mais ce n'est pas du tout l'essentiel du travail - l'essentiel du travail en temps et en qualité s'est passé entre les deux et généralement même sans écrire.

- N: Vous avez comparé ça à un état de transe.

- L: Oui, vous arrivez à un état d'obsession laborieuse ... vous avez le plus grand mal à vous défaire de ce sujet. Vous ne vous en défaites que par la fatigue et au bout d'un mois de travail, quatorze heures par jour ... Mais vous voyez que ce genre de travail est assez différent de celui qu'on imagine.

- N: Qu'est-ce qui se passe dans cette période ?

- L: ... un filtre ... un essai d'abord de beaucoup de combinaisons possibles. Très rapidement, grâce à une certaine sensibilité mathématique cultivée, une élimination, quelquefois à tort d'ailleurs, de certaines choses ... Mais essentiellement, c'est étudier très rapidement, apparemment, superficiellement, du point de vue mathématique, mais en fait assez profondément, une multitude de combinaisons d'idées aux êtres ...

 

L'aspect fantasmatique dans les mathématiques

- N: Vous disiez tout à l'heure, qu'à cette période-là il peut y avoir un aspect fantasmatique ...

- L: Il y a toujours un aspect fantasmatique.

- N: Comment voyez-vous cela ? Vous avez des choses qui permettent de le dire ...

- L: Bon. Tout dépend de ce qu'on appelle fantasme. Le fantasme du mathématicien n'est pas forcément un fantasme extrêmement charnel. II peut se présenter à différents niveaux. Mais c'est un aspect franchement fantasmatique, en ce sens que vous n'êtes assuré de rien, vous ne vérifiez rien ... A cette époque, vous ne vous cognez pas vraiment. Vous avez localisé, au point de départ, un certain nombre de difficultés fondamentales et puis c'est tout. Et après, vous essayez, au contraire, d'enlever le plus possible de censures.

- N: Vous reliez l'absence de censures, le fait qu'on n'est sûr de rien.

- L: Ou d'essayer de rêver de mathématiques.

- N: De rêver de mathématiques ...

- L: De rêver de mathématiques, mais ce sont des mathématiques rêvées, c'est-à-dire, ce ne sont pas des mathématiques.

- N: Oui.

- L: C'est une activité fondamentale dans l'activité mathématique elle-même.

- N: Et peut-être dans l'activité de découverte ?

- L: Dans toute activité de découverte.

- N: Vous avez des souvenirs de ces périodes-là ?

- L: Oui ... si ... on en a ... quand on travaille, on en a une ou deux chaque année, au moins.

- N: Vous pouvez en raconter une ?

- L: Ce ne sera pas très concret ... (silence) ... Non, je crois que c'est difficile à raconter autrement qu'extérieurement ... Si vous voulez l'expérience, qui consiste à faire des poèmes est probablement du même type; il est difficile de la raconter autrement qu'en la pratiquant, ce n'est pas du domaine du réussi.

- N: Vous dites que tout part d'une question qu'on se pose.

- L: Oui. Souvent, je fais la liste, à un moment donné, des trois ou quatre questions ... (pour ne pas oublier les questions importantes ... on peut oublier les questions importantes parce que comme on est parti dans une toute autre voie ... je retrouve des listes, un an ou deux ans après, des listes courtes de quatre ou cinq questions) ... qui vous ont semblé importantes dans un certain contexte intellectuel et le mouvement même, en travaillant une autre question, vous entraîne loin de là. Je ne sais pas si c'est très clair ce que je vous raconte ?

 

La création mathématique

- N: Ces questions que l'on se pose, comment est-ce qu'elles viennent; pourquoi est-ce qu'elles viennent à vous plutôt qu'à quelqu'un d'autre ?

- L: Bon. Il y a des questions qui viennent simultanément à un certain nombre de membres de la communauté mathématique, qui sont des questions naturelles et importantes; d'autre part, vous avez des questions qui vous viennent, parce que, justement, vous avez créé récemment, des choses qui marchent bien, mais qui vous laissent insatisfait sur un point.

Et c'est cette insatisfaction même, dûe à votre travail, qui vous entraîne plus loin. En ce moment, je travaille particulièrement à des processus de déformation de lois algébriques qui sont liées à la géométrie, mais qui donnent un nouveau mode d'interprétation, d'approche, disons, de la mécanique quantique.

Il y a à peu près cinq ans que, seul, ou avec des collègues nous travaillons sur ce problème; il y a des choses ... nous avons fait de gros progrès ces dernières années ... C'est un petit groupe de dix personnes dans lequel nous avons un ami belge, deux amis russes, trois amis américains et quatre amis français qui se posent des questions. Il y a des constantes de temps et ça intéresse un certain nombre de gens. Mais dans une communauté plus large, ces mêmes questions les gens se les poseraient avec un certain décalage de temps.

- N: Est-ce que vous avez un souvenir qui vous a marqué en mathématiques, un bon souvenir ...

- L: Comme vous savez, les meilleurs souvenirs ...

- N: Oui, les meilleurs ...

- L: Les meilleurs souvenirs que j'ai, il y en trois ou quatre ...

- N: En mathématiques.

- L: En mathématiques. Ce sont des choses qu'on a cherchées très longtemps, pour lesquelles on s'est découragé et qui brusquement, viennent mais viennent quelquefois cinq ou six ans après - quand vous avez eu à l'arrière plan de votre cerveau des questions pendant six ans, sept ans et que finalement, vous avez une réponse totalement satisfaisante souvent instantanément ...

- N: Souvent instantanément ...

- L: Oui, il faut la vérifier; mais enfin vous vous dites, brusquement, c'est comme cela que ça va marcher, pour deux ou trois des choses auxquelles je pense, c'est probablement les meilleurs souvenirs.

 

Un souvenir de création

L'une d'entre elles était une question sur laquelle j'ai commencé à réfléchir très jeune, c'était en 39 ... avec l'occupation allemande, on a eu peu de communications scientifiques; je me suis aperçu que si l'on voulait que la relativité fonctionne bien, il y avait une question fondamentale qui se posait; or en 44, pendant l'occupation, EINSTEIN qui était à Princeton et PAULI qui était auprès de lui, avaient publié un papier sur la même question ... donnant des résultats - différents du mien - ce n'était même pas comparable - c'était sous deux hypothèses différentes, la même conclusion et ça ne nous satisfaisait pas ... J'ai correspondu avec PAULI et EINSTEIN à ce moment-là. Ni ce que j'avais fait avant, ni ce qu'ils avaient fait ne nous satisfaisaient tous les trois.

Et, en 45, par un hiver assez froid, avec peu de moyens de chauffage (j'étais professeur à Strasbourg à ce moment-là) brusquement, un dimanche, je me suis dit: "Bien, cela va marcher comme cela". Et j'ai vérifié. Et en deux heures, un problème qui m'avait préoccupé et qui avait préoccupé de beaucoup plus grands esprits que moi depuis 39 a été résolu, et ça c'était une complète satisfaction ...

Voilà, si vous voulez, mon premier-bon-grand souvenir.

 

La "joie" en mathématique

- N: Qu'est-ce qu'on ressent à ce moment-là ?

- L: Ah bien ... Un sentiment ... Nous sommes des gens un peu masochistes, un sentiment de grande joie et de grande exaltation pendant 48 heures, alors qu'on a travaillé sept ans pour cela. Au bout de quarante-huit heures, on se dit: je ne suis pas là pour cultiver des trucs - bon - ça c'est réglé; faisons autre chose.

- N: La joie est courte alors.

- L: Très courte - intense et courte - car le mathématicien que je suis n'est pas là pour la contemplation de bonnes vérités acquises, mais pour essayer d'obtenir ... C'est ça la joie des choses nouvelles. Je pense qu'il doit en être de même pour un joueur d'échecs, car une fois conçue, une combinaison est une chose extraordinaire ... eh bien, il aura une joie courte et intense.

- N: II faut toujours chercher autre chose.

... (silence) ...

 

Découverte ou création en mathématique

Et vous pensez que le plaisir mathématique c'est le même plaisir que partout ailleurs; ou est-ce qu'il a quelque chose qui lui est propre ?

- L: Oui, non, il n'est pas du tout identique, mais ce plaisir tient à ce que, en apparence, tout au moins, toute création mathématique semble être une découverte; tout mathématicien se défend, mais a tendance à être platonicien, en ce sens qu'il a tendance à croire qu'il a découvert quelque chose de préexistant à lui; or, je ne veux pas rentrer dans cette discussion philosophique, mais c'est une découverte, alors que bien souvent c'est une création, mais il a le sentiment d'une découverte.

-N: II y a plus de plaisir à une découverte qu'à une création ?

- L: Oui, de nouveau, on a l'impression qu'on a exploré quelque chose de plus objectif, de plus extérieur à soi. Si vous voulez, quand on fait du travail mathématique, on a quelquefois les deux impressions; mais quelquefois on a l'impression - bon - d'avoir créé de bons instruments et que c'est bien comme cela; d'autres fois, au contraire, lorsque relativement, apparemment, miraculeusement on a des hypothèses simples, on a des conclusions simples et souvent une démonstration horriblement difficile, on se dit qu'on a vraiment découvert quelque chose. Nous utilisons quelquefois cette expression: "Dieu est dans son ciel". Ça, c'est une forme imagée pour traduire un platonisme expérimental.

- N. Et ce n'est pas satisfaisant entièrement à ce moment-là ?

- L: Si, c'est une autre forme de satisfaction.

- N: Une autre forme de satisfaction ?

- L: C'est pas la même ... Personnellement, je la préfère, moi.

- N: Vous la préférez ?

- L: Je préfère avoir l'impression d'avoir trouvé quelque chose qui était préexistant et extérieur, que d'avoir bien joué un jeu absurde.

 

Ne pas être dans "l'illusion" mais en contact avec "l'extérieur"

- N: Oui, on a l'impression que c'est important pour vous, ce fait d'objectivité, comme vous avez dit. De vous cogner, de ... que ça compte beaucoup pour vous.

- L: Oui, parce que vous ne pouvez vous faire aucune illusion sur vous-même; quand vous vous cognez, vous vous cognez durement, y a pas de moyen rhétorique de s'en sortir. Je trouve que c'est beaucoup plus sain, je m'intéresse beaucoup à la philosophie, mais j'aurais été très malheureux d'être philosophe.

- N: Pourquoi ?

- L: Parce que justement ... on ne se cogne pas, ou la manière dont on se cogne est beaucoup plus douce ...

- N: Vous préférez vous cognez durement ?

- L: Bien sûr ...

... (silence) ...

- N: Ça rejoint le masochisme dont vous parliez tout à l'heure ?

- L: Oui, ... je préfère me cogner durement; le philosophe se cogne, c'est comme une société ... simplement son auto-évaluation est beaucoup plus difficile ...

- N: Ce qui est important ...

- L: C'est de ne pas vous faire illusion sur vous-même et sur les autres. Il est difficile ... il est difficile d'être un très bon mathématicien et d'être paranoïaque en même temps ...

... (long silence) ...

Je pense à quelque chose qui vous amusera peut-être: je n'ai jamais rencontré que deux catégories de personnes qui, pour des textes administratifs ou autres essaient de les lire et de les comprendre... et de voir en profondeur ce qu'ils veulent dire, c'est des juristes et des mathématiciens. Le mathématicien est, finalement, un homme habitué à déchiffrer un texte ... de par sa formation.

... (silence) ...

- N: Ne pas se laisser abuser par les mots.

- L: Oui ... ... (long silence) ... mais si j'avais ... si j'avais dix autres vies, j'en reprendrais trois ou quatre pour être mathématicien ... car c'est vraiment ... une vie, au total, très riche ... le musicien compositeur, l'écrivain, etc. ne se rendent pas compte qu'un certain nombre d'expériences sont très proches des leurs ... peut-être une de nos joies est de nous rendre mieux compte de certaines formes de l'unité de l'activité intellectuelle.

- N: Est-ce que vous rapprochez ça de l'idée de cohérence dont vous parliez tout à l'heure ?

- L: Oui ... certainement cohérence de la pensée dans ses fonctionnements.

- N: Et ça, ça vous paraît fondamental

 

L'impérialisme des disciplines

- L: Oui ... si vous voulez, à un moment donné, toutes les disciplines se font un peu impérialistes ...

C'est pas malsain pour les autres disciplines, c'est généralement malsain pour la discipline elle-même qui se fait impérialiste; nous avons vu la physique, nous avons vu la sociologie (nous voyons la biologie en ce moment) se faire totalement impérialistes. les mathématiques l'ont été ... le sont toujours un peu, de manière peut-être plus subtile ... Il n'est pas du tout absurde de dire qu'au début est l'activité de l'esprit, ou qu'au début est la société ou qu'au début est la vie, etc. ce n'est pas du tout absurde ... mais c'est une manière intéressante de voir que chaque champ de phénomènes donne un coup de phare sur les autres, mais ... tout ça, c'est des jeux assez vagues vis-à-vis de l'unité de la Science ... Imaginons le dialogue symbolique entre un mathématicien et un biologiste: le biologiste dirait: "vous êtes d'abord un être vivant" et le mathématicien répondrait à peu près automatiquement "qu'entendez-vous au juste par un être vivant" ? Et à ce moment-là, il essaiera de le faire rentrer dans son discours contraignant etc.

Et c'est vrai que ce n'est pas évident; à la limite, nous sommes actuellement incapables de définir la limite de ce qu'on appellera un être vivant et un être non vivant, ce qui est très grave pour un mathématicien ...

Bon, d'autre part, certains types de discours de la psychologie et de la sociologie, nous savons qu'ils ne peuvent pas, par leur forme, être cohérents et contraignants pour l'autre ... (silence) ...

Les mathématiques sont, à travers la Science, une espèce de ... grille horizontale, indépendante des champs de phénomènes et qui prêtent leur mode d'interprétation théorique à tous les champs de phénomènes ... très souvent, les mêmes mathématiques jouent dans des champs de phénomènes profondément différents: c'est pour ça que je dis quelquefois que c'est une science hors la Science.

- N: Par sa cohérence et sa contrainte ? Les deux choses vont ensemble ?

- L: Les deux choses vont ensemble. L'auto-contrainte, c'est une espèce d'ascèse, l'esprit apprend à prendre une certaine forme ascétique, au moins à certains moments, pour acquérir un certain niveau.

- N: Et vous rapprochez ça de l'ascèse ?

- L: Oui, je rapproche ça de l'ascèse ... une forme d'ascèse intellectuelle ... c'est à ça qu'on joue

... (silence) ...

Tiré du livre: "Entretiens avec des mathématiciens"

Voir: http://fr.wikipedia.org/wiki/André_Lichnerowicz

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