Bourbaki
et l'A.P.M.E.P.
- N:
Est-ce que vous pourriez me dire comment
vous vous êtes intéressé
à l'enseignement
mathématique?
- L: Bien,
c'est une très vieille histoire ...
Vous savez peut-être comment BOURBAKI a
commencé, bien avant moi d'ailleurs.
BOURBAKI a commencé parce que de jeunes
Maîtres de Conférence, nommés
à l'Université de Strasbourg et ayant
réfléchi sur leurs recherches et
leurs travaux, n'arrivaient plus à
enseigner ... ils considéraient
qu'ils n'arrivaient pas à enseigner d'une
manière cohérente ce qu'ils
savaient et c'est comme cela.
- N:
Oui.
- L: ... que
l'entreprise BOURBAKI a commencé. Il s'est
passé un peu la même chose ensuite au
niveau secondaire, pas du tout sous l'influence de
BOURBAKI, mais le fait que les mathématiques
réfléchissent constamment sur
elles-mêmes, a modifié l'enseignement
universitaire. BOURBAKI étant l'un des
avatars de cette histoire, ... nous constations que
nos étudiants pass2s par la licence de
mathématiques vers les années 50-55,
ne pouvaient plus enseigner de la même
façon que leurs ancêtres; d'autre part
l'enseignement secondaire en France et un peu
partout dans le monde (en France, à cause de
la rigidité des programmes) était
resté pratiquement identique à
lui-même, au moins dans son esprit, avec
seulement de petits dépoussiérages,
depuis 1902.
Cela nous a
amenés à réfléchir; et
avec le concours de l'Association des
Professeurs de Mathématiques
qui était très active, à
organiser des séances de réflexion de
travail, tout à fait libres; ça a
duré en gros de 55 à 65. Pendant dix
ans, l'Association de Professeurs
de Mathématiques a proposé des
activités à Paris et aussi en
province sur l'enseignement au niveau du
secondaire.
D'autre part, je
suis membre de l'Union Mathématique
Internationale et celle-ci a une
particularité: elle comporte une Commission
Internationale sur l'Enseignement des
Mathématiques qui recueille l'information et
la fait circuler à travers tous les pays. Et
j'ai été élu Président
de cette Commission Internationale de 62 à
66; c'est une élection qui a lieu tous les
quatre ans, au moment de chaque congrès. On
en reste membre quatre années comme
ex-Président. C'est ça la
règle, ce qui fait que j'ai disposé
pendant un certain nombre d'années d'une
documentation; avant d'ailleurs j avais
organisé, avec le concours de I'UNESCO, ce
qui est devenu une collection et qui s'appelle "les
Tendances" sur l'enseignement mathématique,
elle paraît en français, anglais,
espagnol et diffuse à travers le monde les
expériences et des choses de ce genre.
Voilà, si vous voulez mes
débuts.
"Quand
j'étais jeune"
- N:
Est-ce que vous avez toujours voulu
être professeur de mathématiques,
dès votre plus jeune âge, ou comment
cela s'est-il passé?
- L: Quand
j'étais jeune ...
-
N:Oui.
- L: Je
voulais, entre guillemets, "faire des
mathématiques". Seulement, faire des
mathématiques comporte aussi leur
enseignement, mais personne ne sait d'abord avant
d'en avoir fait -avant d'avoir créé -
s'il est capable d'en faire, d'en
créer.
- N: Mais
vous vouliez quand même faire des
mathématiques avant tout?
- L: Avant
tout ... oui ... oui ...
- N:
Dès quel âge?
- L:
Oh...dès la seconde...
- N:
Dès la seconde. Et vous étiez
bon...?
- L: Les
mathématiques déjà,
c'était ma vocation mais aussi des
mathématiques en rapport avec le
réel. C'est ce qui m'a fait me retrouver
professeur de physique mathématique
...
- N:...
Oui.
- L: ... de
mathématiques pures, mais aussi dans leur
contact avec le réel. J'étais bon
en mathématiques, oui. J'ai, toute ma vie,
eu le prix de mathématiques de la
quatrième à la taupe.
La
famille
- N:
Autrement dit, le problème de votre
orientation ne s'est pas posé, par exemple
après le bac?
- L: Non, si
vous voulez, j'ai vécu un temps
privilégié qui s'appelait
l'égalité scientifique, ce qui
permettait, avec une lourde
hérédité ... un père
agrégé de lettres et une
mère agrégée de
mathématiques, de pouvoir faire du latin
et du grec et des mathématiques en
même temps, ce qui n'était pas un cas
rare. Dans ma promotion, à l'Ecole Normale,
la moitié d'entre nous sortait de ce qu'on
appelait la section A, qui était latin-grec
et comportait les mêmes sciences que les
autres.
- N:
Votre père était professeur de
lettres et votre mère professeur de maths
et vous discutiez souvent de
mathématiques avec votre mère
?
- L: Oui,
oui, enfin
ma mère ma donné
mais mon père aussi,
mon père quoique agrégé
de lettres, avait fait pour son plaisir le
certificat de mathématiques
générales au moment où il
avait été créé. Si vous
voulez, j'étais dans une famille qui
considérait que la culture
générale était vraiment
générale et ne comportait pas
seulement, aussi bien pour mon père,
les Anciens mais aussi le Présent, les
mathématiques et la physique
également.
- N: Vous
vous souvenez....
- L: J'ai
été très
privilégié de ce point de vue
...
- N: Vous
vous souvenez de discussions avec votre mère
au sujet de mathématiques?
- L: Je
dirai avec mon père et ma
mère, cela se passait à
table.
-
N:Oui.
- L: On
regardait ce qui se passait.
...
(silence)
Qu'est-ce
que les mathématiques?
- N:
Qu'est-ce que les mathématiques pour
vous?
- L: ...
c'est très compliqué. Les
mathématiques ... c'est une science hors de
la science, c'est une science qui participe
à l'art, donc qui peut donner des
satisfactions aussi bien esthétiques
qu'intellectuelles ...
- N:
esthétiques
- L: Il y a
une esthétique des mathématiques. Je
dis parfois que les mathématiques sont
l'art le plus abstrait qui soit ... on sait
bien que les mathématiques emploient des
termes, font de belles démonstrations, ont
une forme d'élégance et ça
correspond à la culture d'une certaine
sensibilité intellectuelle qui n'est
pas tellement différente de la
sensibilité, mettons, musicale.
Dans quelques familles, la famille CARTAN par
exemple, tous les enfants étaient à
la fois musiciens et/ou mathématiciens ...
et mathématiciens et musiciens pour
beaucoup.
- N:
Vous, vous étiez musicien
aussi?
- L: Non,
très peu; je m'intéresse beaucoup
à la musique, mais je ne l'ai jamais
pratiquée, car j'ai eu des
difficultés ... Bon ... J'ai
été un bon scolaire; peut-être
parce que ma santé faisait que je manquais
l'école deux à trois mois chaque
année. J'avais une très mauvaise
santé... et ce qui était
très agréable à certains
points de vue.., m'a permis de prendre l'habitude
de travailler et de réfléchir
seul, avec l'entourage de mes parents bien
entendu
L'une de ces maladies a
été une scarlatine très
sévère qui m'a rendu
complètement sourd pendant quelques
années, deux ou trois ans ; je suis
resté complètement sourd d'une
oreille, ce qui ne représente pas les
meilleures conditions pour faire de la
musique.
Le
plaisir de se cogner
- N: Et
vous voyez une relation entre les
mathématiques et cette période de
votre enfance, cette façon de travailler
seul
- L:
Peut-être
non; la
vérité c'est que les
mathématiques m'ont toujours apporté
une joie d'honnêteté
intellectuelle. Lorsque vous avez une
activité proprement littéraire, vous
vous auto-évaluez très mal et ceci
pour l'enfant est proprement déplaisant.
Ce que je trouvais extrêmement
agréable en mathématiques,
c'était que je me cognais durement;
l'art de faire des mathématiques, aussi bien
comme écolier que comme
mathématicien, consiste souvent à
"sécher" la moitié du temps. Quand
on se cogne, on se cogne, mais quand on a vu
une difficulté, triomphé d'elle, eh
bien on est sûr d'y être arrivé.
il y a une certaine
objectivité.
Avec l'âge,
j'ai appris que ce n'était pas seulement
cette objectivité qui était
importante, il y a à l'intérieur
des mathématiques ... un jugement de
valeur qui vous dit si certaines
mathématiques sont belles et
fécondes, ont une valeur ... mais, de toutes
façons, elles sont ou elles ne sont pas? ...
Ce qui est beaucoup plus difficile pour d'autres
activités intellectuelles.
- N: Il y
avait un certain plaisir, autrement dit, à
se cogner contre quelque chose.
- L:
C'était un très grand plaisir de se
cogner.
La
sécurité apportée par les
mathématiques
- N:
Pourquoi ?
- L:
Pourquoi ... parce que vous ne vous battez pas
avec des fantômes ... Vous vous battez
avec votre esprit fonctionnant dans les
réalités et quand les choses ne
vont pas, vous vous en apercevez durement. Ce
qui est un motif de sécurité et non
pas d'insécurité.
- N: Se
battre avec son esprit, autrement
dit.
- L: Se battre
avec son esprit, dans la mesure où votre
esprit est l'esprit de tout le monde. Le fait que
votre esprit ait vocation universelle est
probablement très
sécurisant.
- N:
Pourquoi ?
- L:
Pourquoi? ... (silence) ... Parce que vous
n'êtes pas victime de mythes ou de fantasmes
... que vous savez mal apprécier. Ce
sont les mathématiques qui ont d'ailleurs
donné à l'humanité la notion
même de probité
intellectuelle.
Les
mathématiques, un discours
contraignant
- N:
Qu'est-ce que vous mettez sous ces mots de
probité intellectuelle ? Ils paraissent
important pour vous.
- L: Ne jamais
être dupe de soi-même ou des
autres.
(silence)
Les
mathématiques, si on les reprend à
leur origine sont nées en même temps
que la philosophie, s'en sont
différenciées, car elles ont
cherché à établir ... un type
de discours cohérent, contraignant pour
l'autre et sans bruit de fond, sans quiproquos
ni malentendus.
Ce type de
discours, nous avons appris laborieusement qu'il ne
peut porter que sur un certain nombre de choses et
en particulier qu'il met entre
parenthèses l'être des choses qui
reste toujours (à un dictionnaire parfait
près) mais il représente joint au
discours naturel, un des deux pôles, le
pôle dans lequel nous pouvons toujours nous
entendre
Je ne veux pas du
tout dire que le discours naturel qui est l'autre
pôle et qui en fait est le discours
poétique, n'a pas de valeur, au
contraire.
- N: Vous
dites, contraignant pour l'autre,
comment?
- L: Parce qu'il
est capable, par sa forme, d'interdire le refus de
son contenu. Vous pouvez refuser de vous
intéresser à ces choses, mais
à partir du moment où vous vous y
intéressez, vous ne pouvez pas refuser ce
type de discours. Ce n'est pas un discours de
vérité absolue, du tout, c'est un
discours dans lequel il y a essentiellement une
cohérence propre et à partir du
moment où vous avez admis les
prémices, nous serons toujours
d'accord.
Le
côté sérieux et le
côté jeu des
mathématiques
- N:
Est-ce que vous vous êtes
déjà demandé d'où
venait votre intérêt pour les
maths?
- L:
Probablement parce qu'elles portent
témoignage sur l'un des modes de
fonctionnement de notre esprit ... un
témoignage extraordinaire ...
- N: Et
dès que vous étiez jeune, vous avez
eu l'impression que c'était çà
...
- L:
Çà et leur côté
ludique, leur activité de
jeu.
- N: Du
- L: Ce
mélange assez étonnant que font, dans
les mathématiques, le sérieux et le
jeu ...
- N: Oui,
vous pourriez développer un
peu?
- L: Bon,
le sérieux, nous l'avons
développé. Les mathématiques
quand on les pratique, même comme enfant,
à propos de problèmes ouverts et de
situations ouvertes, représentent un
jeu dont les combinaisons et l'aspect
imaginaire sont probablement beaucoup plus
riches que les échecs, par exemple. Et
ça, on sait que les enfants sont très
tôt sensibles, pour certains d'entre eux, aux
échecs; ils peuvent l'être au
même sens, aux mathématiques, au
jeu mathématique.
- N:
Oui
- L:
Deuxièmement, il y a une manière
de passer les connaissances qu'on vous donne, au
crible des mathématiques, au crible d'un
esprit formé par les mathématiques et
de savoir ainsi quel degré de
sérieux on peut leur donner ou quel
degré d'image elles ont, pour savoir
si ce qu'on vous donne est une analogie ou la
cohérence d'un modèle
mathématique ...
(silence)
...
Imaginaire,
fantasmes, mythes, analogie et cohérence,
modèle, faits,
réalité
De temps en temps,
c'est assez utile ...
- N: De
ne pas en rester aux analogies ?
- L: Oui ...
si on considère tous les discours
économiques qu'on entend ... tout
mathématicien vous dira ... qu'il y a les
faits économiques, d'une part, encore
qu'il faille les analyser, et d'autre part, le
discours qui est tenu autour, qui est un discours
plus ou moins théorique à des niveaux
variés.
- N: Vous
opposez beaucoup ce qui serait de l'ordre de
l'analogie ou ce qui est de l'ordre du fantasme,
à ce qui est de l'ordre du
modèle.
- L: Non,
je veux savoir ... Si ...
- N: Si
c'est l'un ou l'autre
- L: Ce qui
est. Nous avons tous besoin pour
l'imagination et même pour la
création mathématique, de fonctionner
en fantasmes, d'utiliser cela, nous en avons
tous besoin
- N:
Même en
mathématiques
- L:
Même en mathématiques.
L'activité mathématique si je la
décrivais, serait très
différente, mais je vais peut-être la
décrire tout à l'heure, serait
différente de celle qui est
communément décrite. Nous en avons
tous besoin; mais ne pas confondre modèle
et réalité, encore moins
fantasme et modèle - et fantasme
et réalité. Savoir l'ordre des
choses de ce point de vue, cela, c'est fort
important ... ce n'est pas toujours
facile.
- N: Oui,
vous disiez
- L: Bien
souvent ce qu'on nomme les idées
reçues sont des idées
mythiques.
L'activité
mathématique
- N: Oui,
vous disiez, l'activité mathématique,
pour vous ?
- L:
L'activité mathématique pour moi,
enfin, pour n'importe quel chercheur
mathématique est d'une espèce assez
différente: vous vous posez une question,
vous vous préoccupez d'un problème
... Vous commencez par travailler un peu de
manière apparente à une table avec un
bout de papier, pas très longtemps - bon ...
le but en fait, le plus souvent le problème,
est un prétexte - le but est de faire
à ce propos une méthode ou de
créer des êtres mathématiques
... qui, dans le réseau de la connaissance
mathématique, irradient. Pendant très
longtemps ensuite, apparemment vous ne travaillez
pas, mais vous travaillez tout le temps.
C'est-à-dire, vous finissez laborieusement
par arriver à une espèce
d'état de transe qui dure trois
semaines, un mois, où vous pensez
pratiquement tout le temps à la même
question et votre manière de penser
n'est pas du tout la manière logique ...
qui ne viendra qu'après.
Vous avez acquis
une espèce de domaine, un univers
mathématique, une espèce
d'appréhension directe et vous
jouez avec cela, indéfiniment ... en
marchant, là, sur la plate-forme d'un
autobus, etc. la plate-forme d'autobus est
présente chez POINCARÉ, chez HADAM
RD, etc. et c'est ça la partie qui dure le
plus longtemps. Et puis, à un moment
donné quelque chose s'enclenche, vous
avez l'impression avant toute démonstration,
d'avoir fait un progrès essentiel et
à ce moment-là vous retournez
à votre table de travail, vous
vérifiez et finalement, vous exposez les
choses en les soumettant à
l'ascèse logique. Mais ce n'est pas
du tout l'essentiel du travail - l'essentiel du
travail en temps et en qualité s'est
passé entre les deux et
généralement même sans
écrire.
- N: Vous
avez comparé ça à un
état de transe.
- L: Oui,
vous arrivez à un état
d'obsession laborieuse ... vous avez le plus
grand mal à vous défaire de ce
sujet. Vous ne vous en défaites que par
la fatigue et au bout d'un mois de travail,
quatorze heures par jour ... Mais vous voyez que ce
genre de travail est assez différent de
celui qu'on imagine.
- N:
Qu'est-ce qui se passe dans cette période
?
- L: ...
un filtre ... un essai d'abord de beaucoup de
combinaisons possibles. Très rapidement,
grâce à une certaine
sensibilité mathématique
cultivée, une élimination,
quelquefois à tort d'ailleurs, de certaines
choses ... Mais essentiellement, c'est
étudier très rapidement, apparemment,
superficiellement, du point de vue
mathématique, mais en fait assez
profondément, une multitude de
combinaisons d'idées aux êtres
...
L'aspect
fantasmatique dans les
mathématiques
- N: Vous
disiez tout à l'heure, qu'à cette
période-là il peut y avoir un aspect
fantasmatique ...
- L: Il y a
toujours un aspect fantasmatique.
- N:
Comment voyez-vous cela ? Vous avez des choses qui
permettent de le dire ...
- L: Bon.
Tout dépend de ce qu'on appelle fantasme. Le
fantasme du mathématicien n'est pas
forcément un fantasme extrêmement
charnel. II peut se présenter à
différents niveaux. Mais c'est un aspect
franchement fantasmatique, en ce sens que vous
n'êtes assuré de rien, vous ne
vérifiez rien ... A cette époque,
vous ne vous cognez pas vraiment. Vous avez
localisé, au point de départ, un
certain nombre de difficultés fondamentales
et puis c'est tout. Et après, vous essayez,
au contraire, d'enlever le plus possible de
censures.
- N: Vous
reliez l'absence de censures, le fait qu'on n'est
sûr de rien.
- L: Ou
d'essayer de rêver de
mathématiques.
- N: De
rêver de mathématiques
...
- L: De
rêver de mathématiques, mais ce
sont des mathématiques
rêvées, c'est-à-dire, ce ne
sont pas des mathématiques.
- N:
Oui.
- L: C'est une
activité fondamentale dans l'activité
mathématique elle-même.
- N: Et
peut-être dans l'activité de
découverte ?
- L: Dans
toute activité de
découverte.
- N: Vous
avez des souvenirs de ces périodes-là
?
- L: Oui ...
si ... on en a ... quand on travaille, on en a une
ou deux chaque année, au moins.
- N: Vous
pouvez en raconter une ?
- L: Ce ne
sera pas très concret ... (silence) ... Non,
je crois que c'est difficile à raconter
autrement qu'extérieurement ... Si vous
voulez l'expérience, qui consiste
à faire des poèmes est
probablement du même type; il est difficile
de la raconter autrement qu'en la pratiquant, ce
n'est pas du domaine du réussi.
- N: Vous
dites que tout part d'une question qu'on se
pose.
- L: Oui.
Souvent, je fais la liste, à un moment
donné, des trois ou quatre questions ...
(pour ne pas oublier les questions importantes ...
on peut oublier les questions importantes parce que
comme on est parti dans une toute autre voie ... je
retrouve des listes, un an ou deux ans
après, des listes courtes de quatre ou cinq
questions) ... qui vous ont semblé
importantes dans un certain contexte intellectuel
et le mouvement même, en travaillant une
autre question, vous entraîne loin de
là. Je ne sais pas si c'est très
clair ce que je vous raconte ?
La
création
mathématique
- N: Ces
questions que l'on se pose, comment est-ce qu'elles
viennent; pourquoi est-ce qu'elles viennent
à vous plutôt qu'à quelqu'un
d'autre ?
- L: Bon. Il
y a des questions qui viennent simultanément
à un certain nombre de membres de la
communauté mathématique, qui sont des
questions naturelles et importantes; d'autre part,
vous avez des questions qui vous viennent, parce
que, justement, vous avez créé
récemment, des choses qui marchent bien,
mais qui vous laissent insatisfait sur un
point.
Et c'est cette
insatisfaction même, dûe à votre
travail, qui vous entraîne plus loin. En
ce moment, je travaille particulièrement
à des processus de déformation de
lois algébriques qui sont liées
à la géométrie, mais qui
donnent un nouveau mode d'interprétation,
d'approche, disons, de la mécanique
quantique.
Il y a à peu
près cinq ans que, seul, ou avec des
collègues nous travaillons sur ce
problème; il y a des choses ... nous avons
fait de gros progrès ces dernières
années ... C'est un petit groupe de dix
personnes dans lequel nous avons un ami belge, deux
amis russes, trois amis américains et quatre
amis français qui se posent des questions.
Il y a des constantes de temps et ça
intéresse un certain nombre de gens. Mais
dans une communauté plus large, ces
mêmes questions les gens se les poseraient
avec un certain décalage de
temps.
- N:
Est-ce que vous avez un souvenir qui vous a
marqué en mathématiques, un bon
souvenir ...
- L: Comme
vous savez, les meilleurs souvenirs ...
- N: Oui,
les meilleurs ...
- L: Les
meilleurs souvenirs que j'ai, il y en trois ou
quatre ...
- N: En
mathématiques.
- L: En
mathématiques. Ce sont des choses qu'on a
cherchées très longtemps, pour
lesquelles on s'est découragé et
qui brusquement, viennent mais viennent quelquefois
cinq ou six ans après - quand vous avez
eu à l'arrière plan de votre cerveau
des questions pendant six ans, sept ans et que
finalement, vous avez une réponse totalement
satisfaisante souvent instantanément
...
- N:
Souvent instantanément ...
- L: Oui, il
faut la vérifier; mais enfin vous vous
dites, brusquement, c'est comme cela que
ça va marcher, pour deux ou trois des
choses auxquelles je pense, c'est probablement les
meilleurs souvenirs.
Un
souvenir de création
L'une d'entre elles
était une question sur laquelle j'ai
commencé à réfléchir
très jeune, c'était en 39 ... avec
l'occupation allemande, on a eu peu de
communications scientifiques; je me suis
aperçu que si l'on voulait que
la
relativité
fonctionne bien, il y avait une question
fondamentale qui se posait; or en 44, pendant
l'occupation, EINSTEIN qui était à
Princeton et PAULI qui était auprès
de lui, avaient publié un papier sur la
même question ... donnant des
résultats - différents du mien - ce
n'était même pas comparable -
c'était sous deux hypothèses
différentes, la même conclusion et
ça ne nous satisfaisait pas ... J'ai
correspondu avec PAULI et EINSTEIN à ce
moment-là. Ni ce que j'avais fait avant, ni
ce qu'ils avaient fait ne nous satisfaisaient tous
les trois.
Et, en 45, par un
hiver assez froid, avec peu de moyens de chauffage
(j'étais professeur à Strasbourg
à ce moment-là) brusquement,
un dimanche, je me suis dit: "Bien, cela va marcher
comme cela". Et j'ai vérifié. Et en
deux heures, un problème qui m'avait
préoccupé et qui avait
préoccupé de beaucoup plus grands
esprits que moi depuis 39 a été
résolu, et ça c'était une
complète satisfaction ...
Voilà, si
vous voulez, mon premier-bon-grand
souvenir.
La
"joie" en mathématique
- N:
Qu'est-ce qu'on ressent à ce
moment-là ?
- L: Ah bien
... Un sentiment ... Nous sommes des gens un peu
masochistes, un sentiment de grande joie et de
grande exaltation pendant 48 heures, alors qu'on a
travaillé sept ans pour cela. Au bout de
quarante-huit heures, on se dit: je ne suis pas
là pour cultiver des trucs - bon - ça
c'est réglé; faisons autre
chose.
- N:
La joie est courte alors.
- L:
Très courte - intense et courte - car
le mathématicien que je suis n'est pas
là pour la contemplation de bonnes
vérités acquises, mais pour essayer
d'obtenir ... C'est ça la joie des choses
nouvelles. Je pense qu'il doit en être de
même pour un joueur d'échecs, car une
fois conçue, une combinaison est une chose
extraordinaire ... eh bien, il aura une joie
courte et intense.
- N: II faut
toujours chercher autre chose.
... (silence)
...
Découverte
ou création en
mathématique
Et vous pensez
que le plaisir mathématique c'est le
même plaisir que partout ailleurs; ou est-ce
qu'il a quelque chose qui lui est propre
?
- L: Oui,
non, il n'est pas du tout identique, mais ce
plaisir tient à ce que, en apparence, tout
au moins, toute création mathématique
semble être une découverte;
tout mathématicien se défend, mais a
tendance à être platonicien, en ce
sens qu'il a tendance à croire qu'il a
découvert quelque chose de
préexistant à lui; or, je ne veux
pas rentrer dans cette discussion philosophique,
mais c'est une découverte, alors que bien
souvent c'est une création, mais il a le
sentiment d'une découverte.
-N: II y
a plus de plaisir à une découverte
qu'à une création ?
- L: Oui, de
nouveau, on a l'impression qu'on a exploré
quelque chose de plus objectif, de plus
extérieur à soi. Si vous voulez,
quand on fait du travail mathématique, on a
quelquefois les deux impressions; mais quelquefois
on a l'impression - bon - d'avoir
créé de bons instruments et que
c'est bien comme cela; d'autres fois, au contraire,
lorsque relativement, apparemment, miraculeusement
on a des hypothèses simples, on a des
conclusions simples et souvent une
démonstration horriblement difficile, on se
dit qu'on a vraiment découvert
quelque chose. Nous utilisons quelquefois cette
expression: "Dieu est dans son ciel". Ça,
c'est une forme imagée pour traduire un
platonisme expérimental.
- N. Et
ce n'est pas satisfaisant entièrement
à ce moment-là ?
- L: Si,
c'est une autre forme de satisfaction.
- N: Une
autre forme de satisfaction ?
- L: C'est
pas la même ... Personnellement, je la
préfère, moi.
- N: Vous
la préférez ?
- L: Je
préfère avoir l'impression d'avoir
trouvé quelque chose qui était
préexistant et extérieur, que d'avoir
bien joué un jeu absurde.
Ne
pas être dans "l'illusion" mais en contact
avec "l'extérieur"
- N: Oui,
on a l'impression que c'est important pour vous, ce
fait d'objectivité, comme vous avez dit. De
vous cogner, de ... que ça compte beaucoup
pour vous.
- L: Oui,
parce que vous ne pouvez vous faire aucune
illusion sur vous-même; quand vous vous
cognez, vous vous cognez durement, y a
pas de moyen rhétorique de s'en sortir. Je
trouve que c'est beaucoup plus sain, je
m'intéresse beaucoup à la
philosophie, mais j'aurais été
très malheureux d'être
philosophe.
- N:
Pourquoi ?
- L: Parce
que justement ... on ne se cogne pas, ou
la manière dont on se cogne est beaucoup
plus douce ...
- N: Vous
préférez vous cognez durement ?
- L: Bien
sûr ...
... (silence)
...
- N:
Ça rejoint le masochisme dont vous
parliez tout à l'heure ?
- L: Oui,
... je préfère me cogner
durement; le philosophe se cogne, c'est comme
une société ... simplement son
auto-évaluation est beaucoup plus
difficile ...
- N: Ce
qui est important ...
- L: C'est
de ne pas vous faire illusion sur
vous-même et sur les autres. Il est
difficile ... il est difficile d'être un
très bon mathématicien et
d'être paranoïaque en même temps
...
... (long silence)
...
Je pense à
quelque chose qui vous amusera peut-être: je
n'ai jamais rencontré que deux
catégories de personnes qui, pour des
textes administratifs ou autres essaient de
les lire et de les comprendre... et de voir en
profondeur ce qu'ils veulent dire, c'est des
juristes et des mathématiciens. Le
mathématicien est, finalement, un homme
habitué à déchiffrer un texte
... de par sa formation.
... (silence)
...
- N: Ne
pas se laisser abuser par les mots.
- L: Oui ...
... (long silence) ... mais si j'avais ... si
j'avais dix autres vies, j'en reprendrais trois ou
quatre pour être mathématicien ... car
c'est vraiment ... une vie, au total, très
riche ... le musicien compositeur,
l'écrivain, etc. ne se rendent pas compte
qu'un certain nombre d'expériences sont
très proches des leurs ...
peut-être une de nos joies est de nous
rendre mieux compte de certaines formes de
l'unité de l'activité
intellectuelle.
- N:
Est-ce que vous rapprochez ça de
l'idée de cohérence dont vous parliez
tout à l'heure ?
- L: Oui ...
certainement cohérence de la
pensée dans ses fonctionnements.
- N: Et
ça, ça vous paraît
fondamental
L'impérialisme
des disciplines
- L: Oui ...
si vous voulez, à un moment donné,
toutes les disciplines se font un peu
impérialistes ...
C'est pas
malsain pour les autres disciplines, c'est
généralement malsain pour la
discipline elle-même qui se fait
impérialiste; nous avons vu la
physique, nous avons vu la sociologie (nous voyons
la biologie en ce moment) se faire totalement
impérialistes. les mathématiques
l'ont été ... le sont toujours un
peu, de manière peut-être plus subtile
... Il n'est pas du tout absurde de dire qu'au
début est l'activité de l'esprit, ou
qu'au début est la société ou
qu'au début est la vie, etc. ce n'est pas du
tout absurde ... mais c'est une manière
intéressante de voir que chaque champ de
phénomènes donne un coup de phare sur
les autres, mais ... tout ça, c'est des
jeux assez vagues vis-à-vis de
l'unité de la Science ... Imaginons le
dialogue symbolique entre un mathématicien
et un biologiste: le biologiste dirait: "vous
êtes d'abord un être vivant" et le
mathématicien répondrait à peu
près automatiquement "qu'entendez-vous au
juste par un être vivant" ? Et à ce
moment-là, il essaiera de le faire rentrer
dans son discours contraignant
etc.
Et c'est vrai que
ce n'est pas évident; à la
limite, nous sommes actuellement incapables de
définir la limite de ce qu'on
appellera un être vivant et un être non
vivant, ce qui est très grave pour un
mathématicien ...
Bon, d'autre part,
certains types de discours de la psychologie et de
la sociologie, nous savons qu'ils ne peuvent pas,
par leur forme, être cohérents et
contraignants pour l'autre ... (silence)
...
Les
mathématiques sont, à travers la
Science, une espèce de ... grille
horizontale, indépendante des champs de
phénomènes et qui prêtent leur
mode d'interprétation théorique
à tous les champs de
phénomènes ... très souvent,
les mêmes mathématiques jouent dans
des champs de phénomènes
profondément différents: c'est pour
ça que je dis quelquefois que c'est une
science hors la Science.
- N: Par
sa cohérence et sa contrainte ? Les deux
choses vont ensemble ?
- L: Les
deux choses vont ensemble. L'auto-contrainte,
c'est une espèce d'ascèse,
l'esprit apprend à prendre une certaine
forme ascétique, au moins à certains
moments, pour acquérir un certain
niveau.
- N: Et
vous rapprochez ça de l'ascèse
?
- L: Oui,
je rapproche ça de l'ascèse
... une forme d'ascèse intellectuelle ...
c'est à ça qu'on joue
... (silence)
...
Tiré du livre:
"Entretiens
avec des
mathématiciens"
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