Des
mathématiciens
différents
-
N: Et si l'on vous demandait: qu'est-ce que
les mathématiques pour vous ?
- K:
ça serait peut-être: comprendre de la
façon la plus efficace, la plus
merveilleuse possible, des
théorèmes ... des
théorèmes intéressants. Et
évidemment on pourrait se demander: pourquoi
sont-ils intéressants ?
- N: Oui,
et pourquoi sont-ils intéressants pour vous
?
- K: Oh !
pour moi ... En général, il y a
une différence entre les
mathématiciens: il y en a qui
s'intéressent à certains
théorèmes que dans la mesure
où ils les savent vrais. S'ils sont
vrais, ils sont très contents, ils sont
complètement satisfaits. Moi, j'ai
plutôt le sentiment qu'un
théorème n'est pas suffisamment vrai
si on ne peut pas envelopper le
théorème dans un ensemble de notions
et de pensées ... qui font que ce
théorème est
évident.
- N: II
faut que ça devienne évident pour
vous ?
- K: Oui,
j'ai vraiment besoin de l'évidence
des choses ... mais mon besoin est
peut-être plus géométrique
qu'algébrique. Il y a des gens qui, s'ils
voient telle page de formules et de calculs disent:
ah ! je comprends bien; c'est dans leur forme
d'intuition, ils voient très vite ce que
cela veut dire. Pour moi, je préfère
pouvoir comprendre, avec le minimum de notions et
d'organisation, que quelque chose
d'intéressant est vrai.
- N: Vous
aviez dit tout à l'heure qu'il vous arrive
parfois de trouver que les mathématiques ont
quelque chose de merveilleux ...
- K: Ah !
oui, merveilleux ... et inattendu aussi ... il
arrive qu'on soit surpris que quelque chose
soit d'une part simple et d'autre part vrai ! Mais
cela peut être simple parce que c'est simple
comme ça ou parce que cela appartient
à un cadre. Par exemple ces dernières
années on a trouvé des notions
très utiles en de nombreuses circonstances
et très efficaces, telles que les anciennes
notions de groupes, de corps ... Leur importance a
dominé et simplifié la situation
mathématique de sorte que les
mathématiciens de disciplines les plus
diverses peuvent utilement se rencontrer et
profiter de leurs expériences même
s'ils ne travaillent pas sur le même
sujet.
- N: Oui,
cela donne une certaine efficacité à
la pensée.
- K: Tout
mathématicien doit avoir une certaine
efficacité de la pensée, autrement
il n'est rien ! ça ne fait pas
forcément des gens efficaces dans la vie
normale !
La guerre
mathématique
- N:
Quand vous faites des mathématiques,
qu'est-ce que vous ressentez ?
- K: ...
c'est une sorte de guerre ! parce qu'on
aboutit ou on n'aboutit pas ... et ça
continue tout le temps.
- N: Une
sorte de guerre ?
- K: Oui ...
il faut travailler beaucoup, on
s'épuise ! (rires) Moi, je trouve que
faire des mathématiques c'est très
épuisant. On n'aboutit pas toujours
à de grands résultats; ce n'est pas
possible, mais néanmoins, on peut
être très fatigué...
Quand j'étais professeur de lycée,
j'avais observé que si je travaillais tard
le soir, jusqu'à deux heures du matin, le
lendemain les enfants n'étaient pas
obéissants, parce que j'avais les yeux trop
petits et que je ne pouvais pas les diriger assez
... ! Et maintenant c'est un ennui de ma situation:
il est nécessaire que je reste frais, que je
puisse réagir; je ne peux pas me
permettre d'être trop fatigué et cela
m'ennuie au moment où je veux vraiment
faire des mathématiques ...
- N: Et
alors, vous sentez ça un peu comme un
combat, comme une guerre ?
- K: Le mot
guerre n'est pas tellement bon ... parce que je
ne suis pas combatif vis-à-vis des
autres gens, je ne suis pas ambitieux non
plus. Parce que j'ai eu tout ce que je voulais
à ce propos, je n'ai pas à
avoir d'ambition; ce n'est pas
nécessaire. Il y a heureusement beaucoup de
grands mathématiciens qui n'ont pas
d'ambition non plus, mais par contre il y en a
d'autres qui en ont, même si ce sont pourtant
de grands mathématiciens mondialement
reconnus. La force en mathématique et
l'ambition d'être reconnu sont des
propriétés indépendantes
!
Le bonheur
apporté par les
mathématiques
Quand on fait des mathématiques, il y
a des stades divers: je me souviens d'un
problème auquel j'ai réfléchi
pendant quelques années: j'en parlais avec
des gens, ici et là ... on avait une
certaine idée: ça doit être
ceci ... non pas possible de démontrer ceci.
Bon, on continue; après six mois, on
revient. On parle de nouveau avec les mêmes
gens qui s'intéressent aussi à ce
problème. Alors un certain jour j'ai dit: ah
! mais ce peut être ceci. J'étais avec
un ami qui a immédiatement dit et
trouvé que c'était faux. Il a
hésité, mais il a dit une petite
chose, découvert une petite chose
très importante; et j'ai trouvé
ensuite la solution, pendant un mois de
"congé", source de grand
bonheur.
A ce moment-là, une certaine
proposition était vraie mais l'ensemble des
arguments était encore laid. C'est un
problème sur lequel nous avons passé
quatre années; puis nous avons fait une
prépublication dans un compte rendu et
ensuite, nous avons encore beaucoup
travaillé pour présenter une
publication bien cohérente et belle.
Il faut continuer à travailler, parce que
si on peut remplacer trois pages par trois
lignes, cela améliore la situation et on est
très heureux. Si trois pages deviennent
trois lignes, c'est formidable, merveilleux et
donne beaucoup de bonheur.
Tiré
du livre: "Entretiens
avec des
mathématiciens"
Cet entretien a
été, à
l'origine, relu et modifié
par Nicolaas Kuiper, ce qui
explique sa
brièveté
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