Madnay:
Je te remercie de m'accorder quelques instants,
après ce collège. Mais j'ai besoin de
te parler. On ne se connaît pas vraiment, on
n'a pas les mêmes idées, mais tu es
compréhensif et il faut que tu me dises ce
que je dois faire.
Quévergne:
Te dire ce que tu dois faire ?
M:
Oui, j'ai des ennuis avec l'IA... Enfin, des
ennuis... Je sais que tu en as eu aussi. J'ai vu
que tu ne l'épargnais pas, mais toi, tu as
l'avantage de l'ancienneté, tu peux te
permettre des choses.
Q:
Tu disais que tu avais des ennuis.
M:
Oui. L'IA
m'a convoqué la semaine dernière pour
me passer un savon. Selon lui, je serais trop
brutal avec les instituteurs que j'inspecte. Ils se
sont plaints et il a reçu des
délégués des deux syndicats
pour que je cesse le harcèlement des
enseignants.
Q:
Le
harcèlement ?
M:
C'est ce qu'ils ont prétendu. Je
harcèlerais les enseignantes de ma
circonscription... Enfin, certaines, car, au vrai,
il n'y en a que quelques-unes. Je les aurais fait
pleurer.
Q:
Elles ont pleuré.
M:
C'est exagéré. Je n'ai jamais
tyrannisé qui que ce soit. Mais il est
arrivé que certaines institutrices, sans
doute sensibles se sont mises à pleurer. Je
ne sais pas ce que j'ai pu dire, mais elles ont
pleuré.
Q:
Tu peux te
souvenir d'une scène ?
M:
Je ne nie pas être exigeant. Mais c'est dans
le cadre du travail. Moi, je me suis toujours
amélioré. Quand j'étais
instituteur, j'ai repris des études, ce
n'était pas facile. Mon inspecteur, un vieux
routier, m'a poussé. Il n'a pas toujours
été tendre, mais aujourd'hui, je le
remercie. C'est grâce à lui si j'ai
passé le CAFIMF . J'ai été
maître d'application, puis conseiller
pédagogique. C'est à ce moment que
j'ai pris conscience que je n'avais pas fait le
même métier que la plupart de mes
collègues. J'ai bien compris que ce n'est
pas avec des conseils qu'on change les gens. J'ai
décidé de passer le concours
d'inspecteur. Ce n'est pas que je crois qu'on
puisse bouleverser les choses, mais je ne voulais
pas ressembler à l'inspecteur dont
j'étais le conseiller pédagogique et
qui était démagogique. Il n'avait
aucune efficacité. Il laissait faire. Je
crois qu'il avait d'autres sources
d'intérêt. Il n'avait aucune
reconnaissance pour la main qui le nourrissait...
En tant qu'IEN, moi, je fais ce pour quoi je suis
payé ; je peux exiger que les textes soient
appliqués.
Q:
Tu dis que
tu es exigeant, mais comment des enseignantes
peuvent-elles en arriver à pleurer
?
M:
Je suis très exigeant. On est tous des
fonctionnaires et on doit appliquer ce qu'on nous
dit de faire. C'est comme ça que ça
marche. Je ne laisse rien passer.
Q:
Mais tu dis que certaines enseignantes
pleurent.
M: J'ai ma
méthode.
Q:
Une
méthode ?
M:
En fait j'en ai plusieurs. Avec les enseignants qui
comprennent là où je veux en venir,
je conseille, je donne des directives, je propose
des fiches, il m'arrive même de faire la
classe, pour montrer que ce que je dis, c'est
possible. Avec les autres, les rebelles, ceux qui
veulent en faire le moins possible, je les humilie.
(rires)
Q:
Comment
les humilies-tu ? Tu peux raconter comment
ça s'est passé, avec une enseignante
que tu as humiliée ?
M:
Je sais ce
que tu penses... Je te connais, tu sais, tu
ressembles à l'IEN dont j'étais le
conseiller pédagogique.
Q:
Et qu'est-ce que je pense ?
M:
Que je suis
resté un conseiller pédagogique
doublé d'une peau de vache.
Q:
J'essaie de
comprendre, c'est tout. Et j'ai du mal à
imaginer comment des enseignantes peuvent pleurer,
même si je comprends que l'humiliation est
difficile à supporter.
M:
Tu veux absolument que je raconte ? Et bien
d'accord. Je raconte. Je vais inspecter Mme X. - Tu
vas voir que l'humiliation est bénigne, ce
n'est pas ce que racontent les syndicats, ni ce que
tu crois. Elle enseigne dans une classe de CM1-CM2.
Je vérifie ses progressions et ça ne
correspond pas aux résumés dans les
classeurs. Il y a peu de choses en histoire, en
géographie, en sciences. Pratiquement rien
en technologie. Bon, je lui demande ce qu'elle
compte faire dans ces domaines. Et tu sais ce
qu'elle me répond ? Qu'elle
préfère l'éveil plutôt
que les leçons toutes bêtes. Elle me
prend de haut. Elle me dit qu'elle a la
liberté pédagogique. Moi, ça
me fout en rogne. Je lui dis texto : " vous n'avez
pas honte de vous conduire ainsi ! Vous êtes
fonctionnaire, vous devez savoir qu'il n'y a plus
d'éveil, depuis longtemps. Vous devez
appliquer les programmes ". Là-dessus, elle
se met à pleurer.
Q:
Et
qu'est-ce que ça te fait de voir une
enseignante pleurer ?
M:
Je ne me
laisse pas attendrir. Au moins, ça lui cloue
le bec. Je lui dis que les progressions ne servent
à rien si on ne les expose que lors de la
visite de l'inspecteur. Je lui répète
que les programmes doivent être
traités dans la totalité. Là,
je crois que j'ai été
clair.
Q:
Et elle a compris.
M:
Je n'en sais rien. Elle a compris que je
n'étais pas dupe.
Q:
C'est important, pour toi, de ne pas être
dupe ?
M:
Bien sûr que c'est important. J'ai
l'impression que les enseignants nous prennent pour
des gogos, prêts à gober n'importe
quoi. C'est peut-être vrai pour certains
collègues. Pas moi. Je suis
lucide.
Q:
La question
est de savoir si cette " lucidité " est
utile. Tu n'as pas senti de compassion ?
M:
Attends...
De la compassion, j'en ai pour les
élèves. Pas pour ce genre de personne
qui vient se reposer dans la fonction publique. Je
n'en aurais pas eu pour mes parents s'ils
s'étaient comportés comme cette
pseudo-enseignante... (silence). Entre nous, ces
dames, elles n'ont pas honte d'aller se plaindre
à l'IA. A leur place, je me serais
caché, je n'aurais rien dit. Mais non, elles
n'ont aucune vergogne à étaler leurs
sentiments. Et tu voudrais que j'éprouve de
la compassion pour ces personnes qui se plaignent
à propos de tout et de n'importe quoi,
même si elles ont tort ?.. (silence) Je me
souviens, au début que j'étais
inspecteur, c'était dur. Des scènes
comme celle-là m'empêchaient de
dormir. Mais c'est le boulot. Il faut le faire. Je
n'ai pas à faire plaisir aux
gens.
Q:
De là à les faire
pleurer...
M:
Mais c'est comme ça. Ce n'est pas
agréable de travailler, mais il faut le
faire correctement. Avoue que c'était pas le
bout du monde, ce que je demandais à Mme
X..., faire le boulot, pas plus, pas moins. Je suis
un agent de l'état, je fais ce qu'on me dit
de faire. Aux autres de faire comme moi.
Q:
Mais ce
n'est pas ce que t'a demandé l'IA, si je
comprends bien ?
M:
Oh, lui ? Tu le connais, il fait le matamore. Tu te
souviens du conseil d'inspecteurs de début
d'année. La leçon qu'il avait
donnée, comme quoi les inspecteurs sont trop
laxistes, qu'il faut que les enseignants fassent ce
qu'on leur demande de faire. " Soyez fermes ",
voilà ce qu'il disait. Et puis, il se
déballonne au moindre bruissement des
syndicats. Mais ça je m'en doutais. Ce que
je ne digère pas, c'est qu'il me traite de "
malade ".
Q:
l t'a traité de " malade " ?
M:
Pas comme
cela, bien sûr. Il l'a laissé
entendre.
Q:
Tu te
souviens de ce qu'il a dit exactement ?
M:
Oh oui, je m'en souviens. Il a dit : " Si vous
êtes fatigué, il faut vous
arrêter. Pourquoi n'iriez-vous pas consulter
quelqu'un qui soit en mesure de vous aider ? Est-ce
que cela vous réjouit de faire pleurer les
institutrices ? " ... Sous-entendu " allez voir un
médecin ou un psy "... Je ne tire aucun
plaisir à humilier les gens. Comment peut-il
croire que je sois pervers ? Je le fais parce que
c'est mon boulot. Je dois obtenir d'eux ce qui est
demandé... (silence). Je n'irai pas voir un
toubib, ni un psy, ni personne... Remarque bien que
je suis allé te trouver. Je
préfère que ce soit un
collègue, même si on n'a pas les
mêmes conceptions. Au moins, toi, tu ne diras
pas que je suis fou.
Q:
Ce serait intéressant que tu saches ce qui
fait que tu as choisi de me parler.
M:
Je crois qu'on peut te parler franchement. Je peux
même te dire des vacheries, tu ne te vexes
pas. Tu es même agaçant, à la
fin. Toi et tes copains, Dauvergne et Chibon, vous
n'êtes pas de vrais inspecteurs. Vous
contestez sans arrêt les décisions de
l'IA, vous faites de la démagogie avec les
enseignants. Excuse-moi de te dire cela, mais c'est
ce que je pense.
Q:
Pourtant,
toi aussi tu ne vas pas consulter quand ton
supérieur hiérarchique te le demande.
Bref, tu ne lui obéis pas.
M:
Je n'appelle pas ça un ordre. Il n'a pas
à me demander ce genre de choses... C'est
une manière de satisfaire les syndicats...
Voilà tu es au courant. J'aimerais bien
savoir ce que je dois faire. J'ai pensé
avertir mon syndicat.
Q:
C'est une
démarche possible. Les enseignants l'ont
bien fait pour saisir l'IA... Mais alors,
adresse-toi au responsable départemental ou
régional du syndicat des
inspecteurs.
M:
Je n'ai pas confiance... Je crois que ça ne
résout rien. Toi, à ma
place...
Q:
Je ne suis
pas à ta place. Tu as dit que nous
étions bien différents. Voyons,
plutôt ce que, toi, tu veux faire.
M:
Je n'en
sais trop rien. C'est pour cela que je te
demande... Tu pourrais aller trouver
l'IA.
Q:
Ce n'est pas possible. Mais cherchons
encore...
M:
Je ne vais quand même pas changer mes
pratiques ?
Q:
Mais si tu ne changes rien, je ne vois pas en quoi
je peux t'aider.
M:
Voilà encore un mot que je n'aime pas. Je
n'ai pas besoin d'être " aidé ". Et je
ne veux pas changer.
Q:
Mais tu veux quoi, au juste ?
M:
Tu as besoin d'être aidé, toi
?
Q:
Bien sûr, tout le monde a besoin d'aide.
Même si on n'appelle pas cela " aide ". Tu me
demandes un conseil, alors c'est que tu as besoin
de quelqu'un. Personne ne peut rester seul dans
l'exercice d'un métier comme celui
d'inspecteur. Tu as dit que nous ne faisons pas le
même travail, mais est-ce que nous savons
comment chacun d'entre nous conçoit son
travail et agit en réalité. Est-ce
que Y., le collègue de Longchas Nord
travaille comme toi, comme moi ? Et Z. qui est
toujours à la mairie, à l'USEP,
à la MGEN ? Et A. qui rédige
lui-même les projets des écoles de sa
circonscription ?
M:
C'est vrai
que je me moque souvent de ce que font mes
collègues, mais je ne me reconnais pas
très bien dans cette
hétérogéonéité.
C'est l'école qui se délite. Je n'y
comprends pas grand chose. Je vais
réfléchir, mais je crois que cela
suffit comme cela. En tous les cas, je te remercie
de m'avoir écouté ".
Portraits
Cette scène pose le
problème de l'inspection et des
difficultés que son exercice suscitent tant
pour les inspecteurs que pour les enseignants et la
hiérarchie. On peut les aborder par les
personnages présents ou
évoqués. Les deux inspecteurs
apparaissent bien différents. D'ailleurs,
ils ne s'apprécient pas. Pourtant ils se
parlent. Pour quelles raisons ? Dans quel cadre ?
Qu'est-ce qui les met en relation, dans des
positionnements différents ?
Madnay
n'éprouve guère d'empathie pour
les enseignants, en particulier les enseignantes,
mais il n'est ni cruel, ni malade. En tant
qu'inspecteur, il croit qu'il incarne l'intitution
et, à ce titre, il exige que les programmes
soient appliqués, en même temps, il
contrôle les normes d'enseignement. Il refuse
aux autres comme à lui-même le travail
de subjectivation qui rend autonome tout
professionnel qui accomplit un travail complexe.
Quant à Quévergne,
l'autre inspecteur, on peut s'interroger sur
l'intérêt qu'il porte à cet
entretien. Ce n'est pas dans sa mission et ce n'est
pas par simple corporatisme, mais parce qu'il sent
qu'il y a encore une communauté de
métier, des références
communes qu'il peut entendre, sans pour autant
l'admettre, dans ce que lui confie son
collègue quelque chose de l'inspection telle
qu'elle peut se pratiquer. Pour Quévergne,
ce dialogue participe encore d'un travail de
subjectivation et d'évaluation, même
si cette forme d'évaluation n'est
guère en usage dans l'institution scolaire.
Il n'en reste pas moins que sa
réflexivité est exercée dans
cette rencontre étrange qui le met face
à l'autre de lui-même. Un autre si
proche, mais si étrange qu'il pourrait
devenir aliénant.
Et puis, il y a les personnages
secondaires qui apparaissent dans les propos
des inspecteurs. L'inspecteur d'académie ne
peut comprendre Madnay. Pour lui, les normes de
l'institution qui procèdent de valeurs
transcendantes ne peuvent permettre de telles
pratiques d'inspection. Il lui faut mettre au
compte de la pathologie ou de la
personnalité, les excès d'un
inspecteur singulier. C'est pourquoi il demande que
soit traité ailleurs ce qu'il
interprète comme un trouble du comportement.
Il ne peut penser que la machine bureaucratique
autorise une telle démesure.
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