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Etrange entretien entre deux inspecteurs

Jean-Pol Rocquet

             Le collège des inspecteurs s'est réuni comme à son habitude, une fois par mois. M. Quévergne est resté, une fois la réunion terminée, à la demande de son collègue, M. Madnay qui a accueilli le collège, dans les locaux de la circonscription. Quévergne est surpris : il n'a pas grande affinité avec son collègue et il ignore ce qu'il lui veut. Il le connaît peu et il ne partage pas les mêmes conceptions du métier d'inspecteur. Madnay prend la parole :

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 Madnay: Je te remercie de m'accorder quelques instants, après ce collège. Mais j'ai besoin de te parler. On ne se connaît pas vraiment, on n'a pas les mêmes idées, mais tu es compréhensif et il faut que tu me dises ce que je dois faire.

Quévergne: Te dire ce que tu dois faire ?

M: Oui, j'ai des ennuis avec l'IA... Enfin, des ennuis... Je sais que tu en as eu aussi. J'ai vu que tu ne l'épargnais pas, mais toi, tu as l'avantage de l'ancienneté, tu peux te permettre des choses.

Q: Tu disais que tu avais des ennuis.

M: Oui. L'IA m'a convoqué la semaine dernière pour me passer un savon. Selon lui, je serais trop brutal avec les instituteurs que j'inspecte. Ils se sont plaints et il a reçu des délégués des deux syndicats pour que je cesse le harcèlement des enseignants.

Q: Le harcèlement ?

M: C'est ce qu'ils ont prétendu. Je harcèlerais les enseignantes de ma circonscription... Enfin, certaines, car, au vrai, il n'y en a que quelques-unes. Je les aurais fait pleurer.

Q: Elles ont pleuré.

M: C'est exagéré. Je n'ai jamais tyrannisé qui que ce soit. Mais il est arrivé que certaines institutrices, sans doute sensibles se sont mises à pleurer. Je ne sais pas ce que j'ai pu dire, mais elles ont pleuré.

Q: Tu peux te souvenir d'une scène ?

M: Je ne nie pas être exigeant. Mais c'est dans le cadre du travail. Moi, je me suis toujours amélioré. Quand j'étais instituteur, j'ai repris des études, ce n'était pas facile. Mon inspecteur, un vieux routier, m'a poussé. Il n'a pas toujours été tendre, mais aujourd'hui, je le remercie. C'est grâce à lui si j'ai passé le CAFIMF . J'ai été maître d'application, puis conseiller pédagogique. C'est à ce moment que j'ai pris conscience que je n'avais pas fait le même métier que la plupart de mes collègues. J'ai bien compris que ce n'est pas avec des conseils qu'on change les gens. J'ai décidé de passer le concours d'inspecteur. Ce n'est pas que je crois qu'on puisse bouleverser les choses, mais je ne voulais pas ressembler à l'inspecteur dont j'étais le conseiller pédagogique et qui était démagogique. Il n'avait aucune efficacité. Il laissait faire. Je crois qu'il avait d'autres sources d'intérêt. Il n'avait aucune reconnaissance pour la main qui le nourrissait... En tant qu'IEN, moi, je fais ce pour quoi je suis payé ; je peux exiger que les textes soient appliqués.

Q: Tu dis que tu es exigeant, mais comment des enseignantes peuvent-elles en arriver à pleurer ?

M: Je suis très exigeant. On est tous des fonctionnaires et on doit appliquer ce qu'on nous dit de faire. C'est comme ça que ça marche. Je ne laisse rien passer.

Q: Mais tu dis que certaines enseignantes pleurent.

M: J'ai ma méthode.

Q: Une méthode ?

M: En fait j'en ai plusieurs. Avec les enseignants qui comprennent là où je veux en venir, je conseille, je donne des directives, je propose des fiches, il m'arrive même de faire la classe, pour montrer que ce que je dis, c'est possible. Avec les autres, les rebelles, ceux qui veulent en faire le moins possible, je les humilie. (rires)

Q: Comment les humilies-tu ? Tu peux raconter comment ça s'est passé, avec une enseignante que tu as humiliée ?

M: Je sais ce que tu penses... Je te connais, tu sais, tu ressembles à l'IEN dont j'étais le conseiller pédagogique.

Q: Et qu'est-ce que je pense ?

M: Que je suis resté un conseiller pédagogique doublé d'une peau de vache.

Q: J'essaie de comprendre, c'est tout. Et j'ai du mal à imaginer comment des enseignantes peuvent pleurer, même si je comprends que l'humiliation est difficile à supporter.

M: Tu veux absolument que je raconte ? Et bien d'accord. Je raconte. Je vais inspecter Mme X. - Tu vas voir que l'humiliation est bénigne, ce n'est pas ce que racontent les syndicats, ni ce que tu crois. Elle enseigne dans une classe de CM1-CM2. Je vérifie ses progressions et ça ne correspond pas aux résumés dans les classeurs. Il y a peu de choses en histoire, en géographie, en sciences. Pratiquement rien en technologie. Bon, je lui demande ce qu'elle compte faire dans ces domaines. Et tu sais ce qu'elle me répond ? Qu'elle préfère l'éveil plutôt que les leçons toutes bêtes. Elle me prend de haut. Elle me dit qu'elle a la liberté pédagogique. Moi, ça me fout en rogne. Je lui dis texto : " vous n'avez pas honte de vous conduire ainsi ! Vous êtes fonctionnaire, vous devez savoir qu'il n'y a plus d'éveil, depuis longtemps. Vous devez appliquer les programmes ". Là-dessus, elle se met à pleurer.

Q: Et qu'est-ce que ça te fait de voir une enseignante pleurer ?

M: Je ne me laisse pas attendrir. Au moins, ça lui cloue le bec. Je lui dis que les progressions ne servent à rien si on ne les expose que lors de la visite de l'inspecteur. Je lui répète que les programmes doivent être traités dans la totalité. Là, je crois que j'ai été clair.

Q: Et elle a compris.

M: Je n'en sais rien. Elle a compris que je n'étais pas dupe.

Q: C'est important, pour toi, de ne pas être dupe ?

M: Bien sûr que c'est important. J'ai l'impression que les enseignants nous prennent pour des gogos, prêts à gober n'importe quoi. C'est peut-être vrai pour certains collègues. Pas moi. Je suis lucide.

Q: La question est de savoir si cette " lucidité " est utile. Tu n'as pas senti de compassion ?

M: Attends... De la compassion, j'en ai pour les élèves. Pas pour ce genre de personne qui vient se reposer dans la fonction publique. Je n'en aurais pas eu pour mes parents s'ils s'étaient comportés comme cette pseudo-enseignante... (silence). Entre nous, ces dames, elles n'ont pas honte d'aller se plaindre à l'IA. A leur place, je me serais caché, je n'aurais rien dit. Mais non, elles n'ont aucune vergogne à étaler leurs sentiments. Et tu voudrais que j'éprouve de la compassion pour ces personnes qui se plaignent à propos de tout et de n'importe quoi, même si elles ont tort ?.. (silence) Je me souviens, au début que j'étais inspecteur, c'était dur. Des scènes comme celle-là m'empêchaient de dormir. Mais c'est le boulot. Il faut le faire. Je n'ai pas à faire plaisir aux gens.

Q: De là à les faire pleurer...

M: Mais c'est comme ça. Ce n'est pas agréable de travailler, mais il faut le faire correctement. Avoue que c'était pas le bout du monde, ce que je demandais à Mme X..., faire le boulot, pas plus, pas moins. Je suis un agent de l'état, je fais ce qu'on me dit de faire. Aux autres de faire comme moi.

Q: Mais ce n'est pas ce que t'a demandé l'IA, si je comprends bien ?

M: Oh, lui ? Tu le connais, il fait le matamore. Tu te souviens du conseil d'inspecteurs de début d'année. La leçon qu'il avait donnée, comme quoi les inspecteurs sont trop laxistes, qu'il faut que les enseignants fassent ce qu'on leur demande de faire. " Soyez fermes ", voilà ce qu'il disait. Et puis, il se déballonne au moindre bruissement des syndicats. Mais ça je m'en doutais. Ce que je ne digère pas, c'est qu'il me traite de " malade ".

Q: l t'a traité de " malade " ?

M: Pas comme cela, bien sûr. Il l'a laissé entendre.

Q: Tu te souviens de ce qu'il a dit exactement ?

M: Oh oui, je m'en souviens. Il a dit : " Si vous êtes fatigué, il faut vous arrêter. Pourquoi n'iriez-vous pas consulter quelqu'un qui soit en mesure de vous aider ? Est-ce que cela vous réjouit de faire pleurer les institutrices ? " ... Sous-entendu " allez voir un médecin ou un psy "... Je ne tire aucun plaisir à humilier les gens. Comment peut-il croire que je sois pervers ? Je le fais parce que c'est mon boulot. Je dois obtenir d'eux ce qui est demandé... (silence). Je n'irai pas voir un toubib, ni un psy, ni personne... Remarque bien que je suis allé te trouver. Je préfère que ce soit un collègue, même si on n'a pas les mêmes conceptions. Au moins, toi, tu ne diras pas que je suis fou.

Q: Ce serait intéressant que tu saches ce qui fait que tu as choisi de me parler.

M: Je crois qu'on peut te parler franchement. Je peux même te dire des vacheries, tu ne te vexes pas. Tu es même agaçant, à la fin. Toi et tes copains, Dauvergne et Chibon, vous n'êtes pas de vrais inspecteurs. Vous contestez sans arrêt les décisions de l'IA, vous faites de la démagogie avec les enseignants. Excuse-moi de te dire cela, mais c'est ce que je pense.

Q: Pourtant, toi aussi tu ne vas pas consulter quand ton supérieur hiérarchique te le demande. Bref, tu ne lui obéis pas.

M: Je n'appelle pas ça un ordre. Il n'a pas à me demander ce genre de choses... C'est une manière de satisfaire les syndicats... Voilà tu es au courant. J'aimerais bien savoir ce que je dois faire. J'ai pensé avertir mon syndicat.

Q: C'est une démarche possible. Les enseignants l'ont bien fait pour saisir l'IA... Mais alors, adresse-toi au responsable départemental ou régional du syndicat des inspecteurs.

M: Je n'ai pas confiance... Je crois que ça ne résout rien. Toi, à ma place...

Q: Je ne suis pas à ta place. Tu as dit que nous étions bien différents. Voyons, plutôt ce que, toi, tu veux faire.

M: Je n'en sais trop rien. C'est pour cela que je te demande... Tu pourrais aller trouver l'IA.

Q: Ce n'est pas possible. Mais cherchons encore...

M: Je ne vais quand même pas changer mes pratiques ?

Q: Mais si tu ne changes rien, je ne vois pas en quoi je peux t'aider.

M: Voilà encore un mot que je n'aime pas. Je n'ai pas besoin d'être " aidé ". Et je ne veux pas changer.

Q: Mais tu veux quoi, au juste ?

M: Tu as besoin d'être aidé, toi ?

Q: Bien sûr, tout le monde a besoin d'aide. Même si on n'appelle pas cela " aide ". Tu me demandes un conseil, alors c'est que tu as besoin de quelqu'un. Personne ne peut rester seul dans l'exercice d'un métier comme celui d'inspecteur. Tu as dit que nous ne faisons pas le même travail, mais est-ce que nous savons comment chacun d'entre nous conçoit son travail et agit en réalité. Est-ce que Y., le collègue de Longchas Nord travaille comme toi, comme moi ? Et Z. qui est toujours à la mairie, à l'USEP, à la MGEN ? Et A. qui rédige lui-même les projets des écoles de sa circonscription ?

M: C'est vrai que je me moque souvent de ce que font mes collègues, mais je ne me reconnais pas très bien dans cette hétérogéonéité. C'est l'école qui se délite. Je n'y comprends pas grand chose. Je vais réfléchir, mais je crois que cela suffit comme cela. En tous les cas, je te remercie de m'avoir écouté ".

 

Portraits

             Cette scène pose le problème de l'inspection et des difficultés que son exercice suscitent tant pour les inspecteurs que pour les enseignants et la hiérarchie. On peut les aborder par les personnages présents ou évoqués. Les deux inspecteurs apparaissent bien différents. D'ailleurs, ils ne s'apprécient pas. Pourtant ils se parlent. Pour quelles raisons ? Dans quel cadre ? Qu'est-ce qui les met en relation, dans des positionnements différents ?

Madnay n'éprouve guère d'empathie pour les enseignants, en particulier les enseignantes, mais il n'est ni cruel, ni malade. En tant qu'inspecteur, il croit qu'il incarne l'intitution et, à ce titre, il exige que les programmes soient appliqués, en même temps, il contrôle les normes d'enseignement. Il refuse aux autres comme à lui-même le travail de subjectivation qui rend autonome tout professionnel qui accomplit un travail complexe.

             Quant à Quévergne, l'autre inspecteur, on peut s'interroger sur l'intérêt qu'il porte à cet entretien. Ce n'est pas dans sa mission et ce n'est pas par simple corporatisme, mais parce qu'il sent qu'il y a encore une communauté de métier, des références communes qu'il peut entendre, sans pour autant l'admettre, dans ce que lui confie son collègue quelque chose de l'inspection telle qu'elle peut se pratiquer. Pour Quévergne, ce dialogue participe encore d'un travail de subjectivation et d'évaluation, même si cette forme d'évaluation n'est guère en usage dans l'institution scolaire. Il n'en reste pas moins que sa réflexivité est exercée dans cette rencontre étrange qui le met face à l'autre de lui-même. Un autre si proche, mais si étrange qu'il pourrait devenir aliénant.

             Et puis, il y a les personnages secondaires qui apparaissent dans les propos des inspecteurs. L'inspecteur d'académie ne peut comprendre Madnay. Pour lui, les normes de l'institution qui procèdent de valeurs transcendantes ne peuvent permettre de telles pratiques d'inspection. Il lui faut mettre au compte de la pathologie ou de la personnalité, les excès d'un inspecteur singulier. C'est pourquoi il demande que soit traité ailleurs ce qu'il interprète comme un trouble du comportement. Il ne peut penser que la machine bureaucratique autorise une telle démesure.

             Quant aux enseignantes, elles se sont installées sur la scène, en tant que victimes. Ce surgissement des victimes et leur réclamation de réparation constituent des phénomènes nouveaux qui embarrasse chacun. Madnay les trouve hors du sens de l'institution : on ne montre pas ses sentiments dans l'espace public. Et l'inspecteur d'académie ne sait que faire des victimes. Certes, il rappelle les usages d'inspection, mais il ne leur apporte pas réparation.

Le problème est de savoir ce qui se joue dans des pratiques d'inspection du point de vue de l'enseignant inspecté, mais aussi de l'inspecteur.

             L'important, c'est aussi de savoir qui peut prendre en considération, dans l'institution, ces manifestations de souffrance. Pas seulement pour les apaiser, pas seulement pour réprimer un comportement ou réformer, mais pour fonder un travail de subjectivation professionnelle par évaluation.

Voir: Altérité et identité

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Commentaire

Réactions

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<génial ... je passe le concours d’IEN cette année. En tout l’attitude de Q... ds cet entretien est saine, impartiale, rétroactive>>

<<Je suis enseignante au CM1-CM2 et j’ai subi un peu la même attitude de la part d’un inspecteur, qui a critiqué ma méthode qui selon lui était trop directive. J’en demandais trop aux élèves dont entre parenthèses pas un n’était en difficulté. Moi qui fais plus de 10 h de travail par jour sans compter les mercredis et les week ends et ne suis payée que pour en faire 6 par jour>>

<<Parfois ce sont les maillons faibles qui se prennent pour des victimes.>>

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