Avant
d'être un sujet, ou pour
empêcher le sujet d'advenir, Madnay
a besoin de la violence pour exister .
Qu'il se présente comme un
agresseur sans culpabilité,
voilà qui est sans doute un
marqueur narcissique propre à la
personnalité de cet inspecteur. Peu
importe pour l'évaluation. Ce qui
importe, c'est que Quévergne puisse
postuler Madnay comme une personne
prête au travail de subjectivation.
Même le non-sujet peut être
postulé comme un sujet en devenir .
Surtout quand, après la violence
dont il est l'auteur et celle dont il se
sent victime, il en vient à se
demander : " que dois-je faire ? ". La
personne de Madnay apparaît
derrière le fonctionnaire : " la
personne humaine apparaît quand elle
entre en relation avec d'autres
personnes ".
Mais Quévergne ne prend pas
un intérêt à cette
situation pour la seule raison que Madnay
peut être postulé en tant que
sujet, même si c'est une raison
éthique. Quévergne entre en
évaluation parce que la
différence qui le sépare de
son collègue n'exclut pas
totalement des références
communes au métier d'inspecteur, et
à une certaine
réalité des pratiques.
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Pour
Quévergne, son
collègue Madnay est un
non-sujet. Ou c'est un sujet
lacanien : " (il) n'est sujet que
d'être assujettissement au
champ de l'Autre ", une personne
qui ne peut avoir le souci
d'elle-même, quand elle
agit dans le cadre du
métier qu'elle exerce.
Madnay est le modèle de
l'inspecteur
hétéronome. Il ne
peut réfléchir
à ses actes, leur accorder
de la valeur. Il ne peut
construire le sens de ses actes
pour lui-même. Comme il
n'est pas un sujet, Madnay est
encore moins un acteur autonome.
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Ce n'est pas que Quévergne agisse
comme Madnay, quand il inspecte, c'est qu'il sait
qu'elles ne sont pas étrangères au
métier. Et s'il le sait, c'est qu'il a
déjà lui-même fait
l'épreuve de l'étrangeté
radicale, celle qui aliène le sujet,
cette violence qui surgit sans qu'on s'y
attende, cette violence qui fait exister
l'inspecteur sans rendre son existence
légitime. Il peut se souvenir des petites
humiliations qu'il a fait subir, de cette
jubilation à exercer le pouvoir abusif, de
cette joie à briser celui qui se montre
récalcitrant ou celui qui se montre ou trop
fort ou trop faible, de cette crainte d'entrer en
relation et en évaluation. Oh bien
sûr, il n'en tire aucune satisfaction, aucune
" méthode ". Au contraire, c'est parce que
le sujet peut prendre le pas sur l'anti-sujet qu'un
inspecteur qui fait avec la part " obscure " de
sa personnalité qu'il peut, parfois et
souvent, la dépasser. Car ce qui vient
en médiateur dans cette relation de soi
à soi, ce ne peut être qu'un
collègue qui parle d'expérience. Ce
ne peut être que les théories
explicatives qui offrent une perspective à
ce travail particulier d'évaluation. Les
deux dimensions sont les conditions du travail de
subjectivation.
Alter
égal
Madnay est l'autre de
Quévergne. Un autre proche et familier.
Il a le même statut, la même
identité professionnelle. Et pourtant, par
effet d'évaluation, Quévergne
refuse que l'autre en lui le submerge, il
refuse le Madnay qui sommeille en lui. Il refuse
d'ériger l'humiliation en valeur
d'efficacité. Il considère le travail
comme un moyen, non comme une valeur.
Il en a entendu de ces récits
mythiques qui érigent la cruauté et
l'insensibilité en vertu. Il en a entendu
des exhortations à se montrer inflexible. Il
a même éprouvé la
cruauté et le remords qui l'accompagne.
Mais il a fini par placer la confiance et
l'estime des autres en valeurs
supérieures. Il a fait
l'expérience de ces attitudes acquises par
culture, de ces modes d'administration
fondées sur l'asymétrie
relationnelle.
Cela n'empêche pas que
l'altérité est aussi une valeur de la
réflexivité. Il faut pouvoir
faire avec elle, faire avec la culpabilité
qui est un sentiment à l'origine de la
réflexivité.
C'est quand on se sent mal
à l'aise avec un
événement, avec une
pratique, qu'il faut savoir ne pas la
retourner en son contraire, mais assumer
pour mieux rejeter.
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C'est cette réflexivité qui va
permettre de s'émanciper des discours
convenus, des représentations d'une
inspection dure et impitoyable. C'est cette
réflexivité qui, lorsqu'elle est
fondée sur l'évaluation, permet de
chercher et de trouver d'autres méthodes,
celles qui servent l'oblativité.
L'évaluation dit d'abord ce qui est
refusé , par valeur, puis elle accorde de la
valeur à ce qui est acceptable, et une plus
grande valeur à ce qui est
désiré. Si Quévergne propose
l'oblativité comme valeur d'inspection,
c'est parce qu'il a intégré dans la
réflexion d'autres valeurs en opposition
même si elles ne trahissent fondamentalement
l'inspection.
Quévergne refuse que soit
dissociée la question de l'inspection de
celle de l'inspecteur, car il sait que l'inspection
s'accommode des Madnay et des Quévergne,
comme elle s'accommode des inspecteurs
gestionnaires, directeurs, contrôleurs, des
inspecteurs débonnaires ou paternalistes.
Les côtoyer, intégrer le conflit qui
est ainsi provoqué par la similitude,
voilà qui donne sens.
Quévergne pense qu'on ne peut plus
croire que c'est seulement la situation ou la
personnalité du sujet qui déterminent
le sens d'un métier aussi complexe et
incertain. Pour comprendre le sens des conduites,
les inspecteurs doivent se livrer à ce
qu'ils devraient savoir faire : le travail
d'évaluation. Il s'agit de trouver les
valeurs, même si elles sont en tension, et,
à partir de cette analyse des valeurs,
accorder plus ou moins de valeur aux actions qui
sont posées. C'est ainsi que se construisent
les sujets. Quand on sait la part importante que
prend le métier dans la vie privée,
il n'est pas faux de prétendre qu'à
partir des pratiques professionnelles, on construit
un sens qui excède le métier : "
Ce n'est plus la situation qui donne sens
à nos conduites, ce n'est plus notre action
qui transforme notre situation ; c'est la
construction de nous-mêmes comme sujets qui
guide le jugement que nous portons sur notre
situation et sur nos conduites " .
Dans cette
perspective, deux questions sont importantes pour
le sens:
La
première dans l'ordre de l'histoire
de la subjectivation, c'est la question du " qui
suis-je ? ", tel qu'il est posé en
impératif de la pythie, repris par le
personnage du Socrate de Platon, et la tradition
philosophique et religieuse : " connais-toi,
toi-même ".
La
seconde qui est restée longtemps
relative à la première, est la
question du " que dois-je faire ? ". Il est
souhaitable dans le paradigme de
l'évaluation de renverser l'ordre de
priorité des questions, et de changer le
statut du directeur de conscience en celui
d'accompagnant en évaluation.
Que dois-je faire
?
Quand Madnay demande à
Quévergne : " que dois-je faire ? " il entre
en évaluation. Sans doute la question
est-elle plus complexe qu'il ne lui paraît.
Sans doute, Madnay ne pressent pas les
différents sens qui sont
présupposés et supposés.
Peut-être cherche-t-il tout simplement une
caution, un allié, quelqu'un qui arriverait
comme lui à la conclusion qu'il faut saisir
le syndicat, quelqu'un qui aurait une meilleure
idée : manifester la solidarité des
pairs, par exemple, en allant en
délégation dire son fait à
l'IA ? Mais peut-être sent-il que la question
ouvre sur un problème dont les
réponses ne sont pas évidentes, au
premier chef.
La question " que dois-je faire ?
", si on l'analyse, suppose plusieurs
étapes : d'abord, le " je " qui
renvoie au sujet et à la valeur
performative de l'énoncé,
celui qui se pose comme auteur d'un acte
à advenir, ensuite le " faire " qui
oriente le sens de la question vers
l'agir, et enfin le " devoir " qui donne
une dimension éthique, une
inflexion vers l'évaluation.
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Le sujet et
l'action
Dans l'énonciation du " je ", il y a
l'idée du souci de soi, non pas celui de la
connaissance de soi, tournée vers le
passé ; on ne peut se connaître que
par effet de mémoire. Mais le souci de soi
est tourné vers l'avenir. Ce " je " est
prêt à engager un changement
d'orientation. Pour ce qui concerne Madnay, c'est
l'autre de lui-même, l'image
révélée par l'inspecteur
d'académie, le malade, le pervers, et
peut-être, plus inconsciemment, l'image du
tyran, qui ne colle pas à lui, ou lui "
colle trop à la peau ". Cette image affecte
le souci et l'estime qu'il a de lui-même. Or,
avoir le souci de soi ne se limite pas à
sa propre personne, plus exactement, il se
développe dans la relation à autrui
et dans l'interaction. Il n'y a qu'un sujet -
soit-il à l'état embryonnaire - pour
considérer son image réfléchie
et qui se demande quelle action il doit conduire
pour modifier cette image, une image qui sauve la
face. On sait que la " face " est une image qu'on
souhaite présenter et qui doit être
confirmée par autrui . Or Madnay veut sauver
la " face ", car l'image que lui renvoie
l'inspecteur d'académie n'est pas conforme
à celle qu'il veut présenter, celle
d'un inspecteur inflexible qui " fait son boulot ".
C'est ce problème de " face " qui est
à l'origine du travail de subjectivation, un
travail qui est poursuivi par le
devoir-faire.
Le " je ", c'est aussi l'engagement
pressenti. S'il y a quelque chose à faire,
alors c'est " je " qui se propose d'en être
l'auteur. On sait combien efficace peut être
cet engagement volontaire. Soi-même posant un
acte de parole à venir se constitue en une
sorte de témoin du futur engagement. Comme
le montrent Joule et Beauvois, c'est parce que le
sujet s'engage " librement " qu'il agit. Avec ce "
je ", Madnay se désengage de la voie de
l'hétéronomie. Il n'est plus agi, il
n'est plus agent. Il souhaite agir.
Devoir ?
Ce qui est important dans le travail de
subjectivation, c'est la question du devoir ?, avec
un point d'interrogation. Pas la certitude du
devoir, mais une interrogation, un problème.
Chez Kant et assez ordinairement, le devoir
apparaît comme un impératif
catégorique, une nécessité de
soumettre le devoir à une valeur
d'impératif : " tu dois te comporter
selon la règle morale ". Le devoir
s'impose quelle que soit la personne, quelles que
soient les circonstances. " Agis de telle sorte
que la maxime de ton action puisse ête
érigée par la volonté en une
loi universelle ", tel est le
présupposé du devoir inconditionnel.
Et la valeur d'obédience qui est
impliquée précise ce qui est
préférable, pour un sujet assujetti,
mais postulé libre : " agis comme si tu
étais à la fois législateur et
sujet dans une république des
volontés libres et raisonnables ". Il y
a là une pétition de principe
très moderne, formulée paradoxalement
et proche de la double contrainte. Dans tous les
cas, cette pétition assure à un vague
collectif républicain une portée
universelle, fondée sur une raison qui est
une valeur absolue.
La raison et son exercice sont loin
d'être négligeables, mais ils ne
sauraient suffire, car ils excluent le
domaine des affects et celui de l'imaginaire,
la pratique du doute méthodique et la
fonction critique.
La forme syntaxique de l'interrogation
suggère l'évaluation dans le
procès du verbe modalisateur : " que
dois-je... ? "
Le devoir
interrogatif, introduit à
l'évaluation, à la confrontation des
valeurs, aux impératifs
hypothétiques. L'évaluation prend en
considération les circonstances de l'action,
elle exerce le doute et la critique. Mais elle
introduit à la problématisation : le
" que dois-je faire ? " ouvre de nombreuses
perspectives et il invite au travail de
subjectivation. Mais ces perspectives et ce travail
ne sont envisagés que dans les conditions de
l'accompagnement. Le sujet, s'il était
livré à lui-même, ne pourrait
envisager la question qu'à la manière
de Madnay, une façon bien réductrice,
du point de vue du sens : " je dois saisir le
syndicat ". De la même manière, si
Quévergne, livrait une solution
immédiate il réduirait le
problème, en même temps qu'il
adopterait la posture asymétrique de celui
qui connaît les réponses aux
problèmes complexes. C'est ainsi que, dans
les conditions de l'accompagnement, Madnay peut
estimer la valeur de l'action qu'il propose :
saisir le syndicat. La réponse à la
question ne lui paraît plus aussi
adaptée. Il faut encore approfondir le sens
du problème posé par la question du "
que dois-je faire ? "
A un problème complexe, il n'y a
pas de solution. Il n'y a que des réponses
dont une (ou certaines) peu(ven)t être
choisie(s) par effet d'évaluation.
Mais les réponses sont rarement
construites dans l'immédiateté. Il y
faut toute la mesure de la médiateté.
Il faut le langage, la mise en mots, qui explore le
problème, l'oriente selon le sens du sujet.
Ensuite, il faut inscrire l'évaluation et
l'action dans la temporalité. Il ne faut pas
attendre immédiatement la décision
qui interviendrait après
délibération. C'est par un effet
d'élaboration et de perlaboration que
l'action rencontre l'évaluation, sans pour
autant qu'on puisse établir clairement
comment s'effectue la prise de conscience qui
maintient le sujet dans son identité tout en
le changeant.
La
question du " devoir faire " est une question
qui est susceptible de fonder l'inspection.
Elle s'inscrit dans l'évaluation. Il
s'agit de ne plus se laisser aller à la
direction de conscience par le contrôle
didactique ou par le conseil. Il s'agit que
l'inspection change de sens et la perpective de
l'activité professionnelle, pour peu que
le partenaire en évaluation en arrive
à se poser la question : " que dois-je
faire ? ".
Pour cela, nul besoin d'en arriver à
une crise semblable à celle que vit Madnay.
Le problème posé par l'enseignant en
situation didactique suffit à contextualiser
le programme. L'inspection, centrée sur
l'enseignant, n'est plus préoccupée
par le système, la structure, elle est au
service du sujet. Elle invite au travail de
subjectivation qui assure à l'enseignant la
compétence personnelle et professionnelle.
C'est bien avoir le souci de soi qui déplace
le sens de l'institution vers un de ses acteurs,
tout en lui assurant la satisfaction d'une
maîtrise relative et de plus en plus
affinée. La nouvelle perspective, c'est
celle de l'oblativité qui devrait
radicalement réorienter
l'inspection.
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