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Altérité et identité

Jean-Pol Rocquet

             Le collège des inspecteurs s'est réuni comme à son habitude, une fois par mois. M. Quévergne est resté, une fois la réunion terminée, à la demande de son collègue, M. Madnay qui a accueilli le collège, dans les locaux de la circonscription. Quévergne est surpris : il n'a pas grande affinité avec son collègue et il ignore ce qu'il lui veut. Il le connaît peu et il ne partage pas les mêmes conceptions du métier d'inspecteur. (Voir l'entretien entre les deux inspecteurs Madnay et Quévergne)

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             Avant d'être un sujet, ou pour empêcher le sujet d'advenir, Madnay a besoin de la violence pour exister . Qu'il se présente comme un agresseur sans culpabilité, voilà qui est sans doute un marqueur narcissique propre à la personnalité de cet inspecteur. Peu importe pour l'évaluation. Ce qui importe, c'est que Quévergne puisse postuler Madnay comme une personne prête au travail de subjectivation. Même le non-sujet peut être postulé comme un sujet en devenir . Surtout quand, après la violence dont il est l'auteur et celle dont il se sent victime, il en vient à se demander : " que dois-je faire ? ". La personne de Madnay apparaît derrière le fonctionnaire : " la personne humaine apparaît quand elle entre en relation avec d'autres personnes ".

             Mais Quévergne ne prend pas un intérêt à cette situation pour la seule raison que Madnay peut être postulé en tant que sujet, même si c'est une raison éthique. Quévergne entre en évaluation parce que la différence qui le sépare de son collègue n'exclut pas totalement des références communes au métier d'inspecteur, et à une certaine réalité des pratiques.

             Pour Quévergne, son collègue Madnay est un non-sujet. Ou c'est un sujet lacanien : " (il) n'est sujet que d'être assujettissement au champ de l'Autre ", une personne qui ne peut avoir le souci d'elle-même, quand elle agit dans le cadre du métier qu'elle exerce. Madnay est le modèle de l'inspecteur hétéronome. Il ne peut réfléchir à ses actes, leur accorder de la valeur. Il ne peut construire le sens de ses actes pour lui-même. Comme il n'est pas un sujet, Madnay est encore moins un acteur autonome.

             Ce n'est pas que Quévergne agisse comme Madnay, quand il inspecte, c'est qu'il sait qu'elles ne sont pas étrangères au métier. Et s'il le sait, c'est qu'il a déjà lui-même fait l'épreuve de l'étrangeté radicale, celle qui aliène le sujet, cette violence qui surgit sans qu'on s'y attende, cette violence qui fait exister l'inspecteur sans rendre son existence légitime. Il peut se souvenir des petites humiliations qu'il a fait subir, de cette jubilation à exercer le pouvoir abusif, de cette joie à briser celui qui se montre récalcitrant ou celui qui se montre ou trop fort ou trop faible, de cette crainte d'entrer en relation et en évaluation. Oh bien sûr, il n'en tire aucune satisfaction, aucune " méthode ". Au contraire, c'est parce que le sujet peut prendre le pas sur l'anti-sujet qu'un inspecteur qui fait avec la part " obscure " de sa personnalité qu'il peut, parfois et souvent, la dépasser. Car ce qui vient en médiateur dans cette relation de soi à soi, ce ne peut être qu'un collègue qui parle d'expérience. Ce ne peut être que les théories explicatives qui offrent une perspective à ce travail particulier d'évaluation. Les deux dimensions sont les conditions du travail de subjectivation.

 

Alter égal

             Madnay est l'autre de Quévergne. Un autre proche et familier. Il a le même statut, la même identité professionnelle. Et pourtant, par effet d'évaluation, Quévergne refuse que l'autre en lui le submerge, il refuse le Madnay qui sommeille en lui. Il refuse d'ériger l'humiliation en valeur d'efficacité. Il considère le travail comme un moyen, non comme une valeur.

             Il en a entendu de ces récits mythiques qui érigent la cruauté et l'insensibilité en vertu. Il en a entendu des exhortations à se montrer inflexible. Il a même éprouvé la cruauté et le remords qui l'accompagne. Mais il a fini par placer la confiance et l'estime des autres en valeurs supérieures. Il a fait l'expérience de ces attitudes acquises par culture, de ces modes d'administration fondées sur l'asymétrie relationnelle.

             Cela n'empêche pas que l'altérité est aussi une valeur de la réflexivité. Il faut pouvoir faire avec elle, faire avec la culpabilité qui est un sentiment à l'origine de la réflexivité.

             C'est quand on se sent mal à l'aise avec un événement, avec une pratique, qu'il faut savoir ne pas la retourner en son contraire, mais assumer pour mieux rejeter.

             C'est cette réflexivité qui va permettre de s'émanciper des discours convenus, des représentations d'une inspection dure et impitoyable. C'est cette réflexivité qui, lorsqu'elle est fondée sur l'évaluation, permet de chercher et de trouver d'autres méthodes, celles qui servent l'oblativité. L'évaluation dit d'abord ce qui est refusé , par valeur, puis elle accorde de la valeur à ce qui est acceptable, et une plus grande valeur à ce qui est désiré. Si Quévergne propose l'oblativité comme valeur d'inspection, c'est parce qu'il a intégré dans la réflexion d'autres valeurs en opposition même si elles ne trahissent fondamentalement l'inspection.

             Quévergne refuse que soit dissociée la question de l'inspection de celle de l'inspecteur, car il sait que l'inspection s'accommode des Madnay et des Quévergne, comme elle s'accommode des inspecteurs gestionnaires, directeurs, contrôleurs, des inspecteurs débonnaires ou paternalistes. Les côtoyer, intégrer le conflit qui est ainsi provoqué par la similitude, voilà qui donne sens.

             Quévergne pense qu'on ne peut plus croire que c'est seulement la situation ou la personnalité du sujet qui déterminent le sens d'un métier aussi complexe et incertain. Pour comprendre le sens des conduites, les inspecteurs doivent se livrer à ce qu'ils devraient savoir faire : le travail d'évaluation. Il s'agit de trouver les valeurs, même si elles sont en tension, et, à partir de cette analyse des valeurs, accorder plus ou moins de valeur aux actions qui sont posées. C'est ainsi que se construisent les sujets. Quand on sait la part importante que prend le métier dans la vie privée, il n'est pas faux de prétendre qu'à partir des pratiques professionnelles, on construit un sens qui excède le métier : " Ce n'est plus la situation qui donne sens à nos conduites, ce n'est plus notre action qui transforme notre situation ; c'est la construction de nous-mêmes comme sujets qui guide le jugement que nous portons sur notre situation et sur nos conduites " .

 

Dans cette perspective, deux questions sont importantes pour le sens:

La première dans l'ordre de l'histoire de la subjectivation, c'est la question du " qui suis-je ? ", tel qu'il est posé en impératif de la pythie, repris par le personnage du Socrate de Platon, et la tradition philosophique et religieuse : " connais-toi, toi-même ".

La seconde qui est restée longtemps relative à la première, est la question du " que dois-je faire ? ". Il est souhaitable dans le paradigme de l'évaluation de renverser l'ordre de priorité des questions, et de changer le statut du directeur de conscience en celui d'accompagnant en évaluation.

 

Que dois-je faire ?

             Quand Madnay demande à Quévergne : " que dois-je faire ? " il entre en évaluation. Sans doute la question est-elle plus complexe qu'il ne lui paraît. Sans doute, Madnay ne pressent pas les différents sens qui sont présupposés et supposés. Peut-être cherche-t-il tout simplement une caution, un allié, quelqu'un qui arriverait comme lui à la conclusion qu'il faut saisir le syndicat, quelqu'un qui aurait une meilleure idée : manifester la solidarité des pairs, par exemple, en allant en délégation dire son fait à l'IA ? Mais peut-être sent-il que la question ouvre sur un problème dont les réponses ne sont pas évidentes, au premier chef.

             La question " que dois-je faire ? ", si on l'analyse, suppose plusieurs étapes : d'abord, le " je " qui renvoie au sujet et à la valeur performative de l'énoncé, celui qui se pose comme auteur d'un acte à advenir, ensuite le " faire " qui oriente le sens de la question vers l'agir, et enfin le " devoir " qui donne une dimension éthique, une inflexion vers l'évaluation.

 

Le sujet et l'action

             Dans l'énonciation du " je ", il y a l'idée du souci de soi, non pas celui de la connaissance de soi, tournée vers le passé ; on ne peut se connaître que par effet de mémoire. Mais le souci de soi est tourné vers l'avenir. Ce " je " est prêt à engager un changement d'orientation. Pour ce qui concerne Madnay, c'est l'autre de lui-même, l'image révélée par l'inspecteur d'académie, le malade, le pervers, et peut-être, plus inconsciemment, l'image du tyran, qui ne colle pas à lui, ou lui " colle trop à la peau ". Cette image affecte le souci et l'estime qu'il a de lui-même. Or, avoir le souci de soi ne se limite pas à sa propre personne, plus exactement, il se développe dans la relation à autrui et dans l'interaction. Il n'y a qu'un sujet - soit-il à l'état embryonnaire - pour considérer son image réfléchie et qui se demande quelle action il doit conduire pour modifier cette image, une image qui sauve la face. On sait que la " face " est une image qu'on souhaite présenter et qui doit être confirmée par autrui . Or Madnay veut sauver la " face ", car l'image que lui renvoie l'inspecteur d'académie n'est pas conforme à celle qu'il veut présenter, celle d'un inspecteur inflexible qui " fait son boulot ". C'est ce problème de " face " qui est à l'origine du travail de subjectivation, un travail qui est poursuivi par le devoir-faire.

             Le " je ", c'est aussi l'engagement pressenti. S'il y a quelque chose à faire, alors c'est " je " qui se propose d'en être l'auteur. On sait combien efficace peut être cet engagement volontaire. Soi-même posant un acte de parole à venir se constitue en une sorte de témoin du futur engagement. Comme le montrent Joule et Beauvois, c'est parce que le sujet s'engage " librement " qu'il agit. Avec ce " je ", Madnay se désengage de la voie de l'hétéronomie. Il n'est plus agi, il n'est plus agent. Il souhaite agir.

 

Devoir ?

             Ce qui est important dans le travail de subjectivation, c'est la question du devoir ?, avec un point d'interrogation. Pas la certitude du devoir, mais une interrogation, un problème. Chez Kant et assez ordinairement, le devoir apparaît comme un impératif catégorique, une nécessité de soumettre le devoir à une valeur d'impératif : " tu dois te comporter selon la règle morale ". Le devoir s'impose quelle que soit la personne, quelles que soient les circonstances. " Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse ête érigée par la volonté en une loi universelle ", tel est le présupposé du devoir inconditionnel. Et la valeur d'obédience qui est impliquée précise ce qui est préférable, pour un sujet assujetti, mais postulé libre : " agis comme si tu étais à la fois législateur et sujet dans une république des volontés libres et raisonnables ". Il y a là une pétition de principe très moderne, formulée paradoxalement et proche de la double contrainte. Dans tous les cas, cette pétition assure à un vague collectif républicain une portée universelle, fondée sur une raison qui est une valeur absolue.

             La raison et son exercice sont loin d'être négligeables, mais ils ne sauraient suffire, car ils excluent le domaine des affects et celui de l'imaginaire, la pratique du doute méthodique et la fonction critique.

             La forme syntaxique de l'interrogation suggère l'évaluation dans le procès du verbe modalisateur : " que dois-je... ? " Le devoir interrogatif, introduit à l'évaluation, à la confrontation des valeurs, aux impératifs hypothétiques. L'évaluation prend en considération les circonstances de l'action, elle exerce le doute et la critique. Mais elle introduit à la problématisation : le " que dois-je faire ? " ouvre de nombreuses perspectives et il invite au travail de subjectivation. Mais ces perspectives et ce travail ne sont envisagés que dans les conditions de l'accompagnement. Le sujet, s'il était livré à lui-même, ne pourrait envisager la question qu'à la manière de Madnay, une façon bien réductrice, du point de vue du sens : " je dois saisir le syndicat ". De la même manière, si Quévergne, livrait une solution immédiate il réduirait le problème, en même temps qu'il adopterait la posture asymétrique de celui qui connaît les réponses aux problèmes complexes. C'est ainsi que, dans les conditions de l'accompagnement, Madnay peut estimer la valeur de l'action qu'il propose : saisir le syndicat. La réponse à la question ne lui paraît plus aussi adaptée. Il faut encore approfondir le sens du problème posé par la question du " que dois-je faire ? "

 

             A un problème complexe, il n'y a pas de solution. Il n'y a que des réponses dont une (ou certaines) peu(ven)t être choisie(s) par effet d'évaluation.

             Mais les réponses sont rarement construites dans l'immédiateté. Il y faut toute la mesure de la médiateté. Il faut le langage, la mise en mots, qui explore le problème, l'oriente selon le sens du sujet. Ensuite, il faut inscrire l'évaluation et l'action dans la temporalité. Il ne faut pas attendre immédiatement la décision qui interviendrait après délibération. C'est par un effet d'élaboration et de perlaboration que l'action rencontre l'évaluation, sans pour autant qu'on puisse établir clairement comment s'effectue la prise de conscience qui maintient le sujet dans son identité tout en le changeant.

La question du " devoir faire " est une question qui est susceptible de fonder l'inspection. Elle s'inscrit dans l'évaluation. Il s'agit de ne plus se laisser aller à la direction de conscience par le contrôle didactique ou par le conseil. Il s'agit que l'inspection change de sens et la perpective de l'activité professionnelle, pour peu que le partenaire en évaluation en arrive à se poser la question : " que dois-je faire ? ".

             Pour cela, nul besoin d'en arriver à une crise semblable à celle que vit Madnay. Le problème posé par l'enseignant en situation didactique suffit à contextualiser le programme. L'inspection, centrée sur l'enseignant, n'est plus préoccupée par le système, la structure, elle est au service du sujet. Elle invite au travail de subjectivation qui assure à l'enseignant la compétence personnelle et professionnelle. C'est bien avoir le souci de soi qui déplace le sens de l'institution vers un de ses acteurs, tout en lui assurant la satisfaction d'une maîtrise relative et de plus en plus affinée. La nouvelle perspective, c'est celle de l'oblativité qui devrait radicalement réorienter l'inspection.

 

Etre l'auteur de son histoire

             La valeur donne le sens, mais bien souvent, c'est l'émotion ressentie qui est au centre de la décision. Le processus d'évaluation comprend l'émotion et l'interrogation des valeurs et la décision. Il engage toujours un travail de subjectivation. Ce n'est pas par calcul rationnel, par intérêt, ce n'est pas seulement par un désir d'autonomie que Madnay commence un travail de subjectivation, c'est parce qu'il éprouve un sentiment de désaffection de l'institution pour son travail, l'institution étant représentée par l'inspecteur d'académie. Cette figure entraîne une réflexion évaluative qui prend en considération la position et le rôle de l'inspecteur. C'est parce que Madnay ne sent plus l'affection du chef qu'il est perdu ; c'est parce qu'il n'a plus d'identité professionnelle qu'il est en désarroi et qu'il décide de chercher auprès d'un collègue qu'il tient pour différent une aide pour se reconstuire, pour réécrire sa propre histoire. Bien évidemment, l'individu ne fait pas son histoire, il en est le produit. Certes. Mais il peut en devenir auteur en la réécrivant en tant que sujet, de son point de vue de sujet. C'est dans cet espace de fiction, cet espace de construction qu'on peut parler de subjectivation. Il ne faut pas croire que le sujet s'auto-construit ; mais, c'est dans le cours d'un assujettissement qui fait problème que la personne s'émancipe en reconstruisant un récit dont il est à la fois l'auteur et le personnage principal : " Aucun individu ne devient sujet sans être d'abord assujetti et sans subir une sujétion " .

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