Comment
on est "attiré" par les
mathématiques
- N: Dans
quelles circonstances, êtes-vous devenu
mathématicien ?
- B: Je
pense que j'ai toujours été
attiré par les raisonnements logiques
qui aboutissaient à des raccourcis,
à des choses surprenantes; mais je ne
serais pas devenu mathématicien sans un
professeur de taupe qui m'a vivement
intéressé. Je pensais d'ailleurs
surtout à la littérature à
cette époque-là ...
- N: Ah !
bon ...
- B: Mais
c'est ... disons une des matières qui m'a
paru extrêmement attrayante ... J'ai
fait une thèse donc en mathématiques
classiques et orthodoxes et ensuite je me suis
lancé dans un domaine qui n'était pas
du tout intégré dans les
mathématiques classiques et qui s'appelle
maintenant la Combinatoire ou la Théorie des
Graphes; ce n'était pas du tout reconnu
à cette époque-là en tous cas.
Mon goût pour les Graphes et pour ce
genre de raisonnement venait surtout d'un
désir de rendre visuelles des choses
très ... complexes.
- N:
Rendre visuel ...
- B: C'est
un peu vague, tout ça.
- N:
Enfin, c'est à préciser, c'est
donc un professeur de taupe surtout, qui aurait
été à l'origine de votre
goût des mathématiques
...
- B: Oui,
c'est lui qui m'a donné envie de
faire des mathématiques pures, je pensais
surtout que les mathématiques étaient
un outil pour faire quelque chose et je ne
pensais pas qu'on puisse avoir envie
simplement d'améliorer un outil mais
seulement d'en faire quelque chose. Je pense que
beaucoup de personnes sont comme moi, je ne pense
pas qu'on décide, dès le jeune
âge, de devenir
mathématicien.
- N: Oui,
oui...
- B: On ...
est souvent guidé vers des domaines
où on a plus de facilités ... et
où on trouve l'occasion de briller,
si vous voulez.
- N: Et
vous avez dit tout à l'heure que vous aviez
toujours aimé ce domaine de la logique
où on avait l'occasion de faire des
raccourcis, vous avez toujours aimé
ça ?
- B: Oui, il
y a certainement un plaisir
esthétique qui est primordial; par
exemple même maintenant je ne me lance pas
dans des mathématiques qui en passionnent
beaucoup d'autres et qui sont des
mathématiques, disons, dures avec des
formules compliquées, pour affiner des
résultats connus ou donnant quelque chose
d'un peu plus général que ce qu'il y
avait avant; ça, ça ne
m'intéresse pas du tout, je
m'intéresse uniquement aux idées
nouvelles pour démontrer des choses qui
paraissent obscures. D'ailleurs je crois
qu'en effet on pourrait faire ... enfin, j'anticipe
un peu ...
- N: Non,
ça ne fait rien.
Il
y a plusieurs genres de
mathématiciens
- B: Mais
l'aspect affectif dans les mathématiques est
non seulement intéressant pour savoir si on
va devenir mathématicien ou pas, mais
quelles sortes de mathématiques vont vous
attirer.
- N:
Comment voyez-vous ça
?
- B: Bien
... il y a au fond de nombreuses
variétés de
mathématiciens, on ne peut pas les
comparer; les gens qui se passionnent pour
l'analyse et les géomètres et les
théoriciens des nombres sont des gens qui
sont certainement attirés par des
choses différentes, fondamentalement
...
- N: Oui,
Oui.
Les
mathématiques liées à un
aspect affectif de la
personnalité
- B: Je ne
sais pas, on pourrait reprendre l'histoire de
DESCARTES: pourquoi est-ce que DESCARTES a voulu
tout d'un coup changer l'aspect des
mathématiques qui ... qui ne lui plaisait
pas tellement, ou tout au moins faire le lien
entre les nombres et les formes ? Enfin je crois
que dans le cas de DESCARTES ... on a beaucoup
épilogué parce que ça s'est
fait à la suite d'un rêve et on a
psychanalysé ce rêve; et je ne me
rappelle d'ailleurs plus qui a fait l'étude,
mais en tous cas j'avais été
très frappé autrefois par ce
rêve de DESCARTES qui avait
précédé la découverte
de la géométrie analytique: DESCARTES
tombant de cheval sur le côté gauche
et ne pouvant se mettre sur le côté
droit, le symbolisme du gauche et du droit, il y
avait quelque chose d'essentiellement affectif
... Aussi, comme exemple qui est très
impressionnant pour moi aussi, c'est CANTOR.
CANTOR qui a considéré l'infini comme
un nombre comme les autres, ramenant enfin ce qui
était difficile à regarder
à une chose tout à fait vulgaire; eh
bien ! CANTOR est resté toute la fin de sa
vie dans un asile. Donc, cela a touché un
côté affectif, sa
découverte était essentiellement
liée à un aspect très affectif
de sa personnalité.
- N: Chez
lui, oui. II a touché à quelque chose
de dangereux pour lui ?
- B: Sans
doute, il a voulu rabattre l'infini, malgré
les pressions religieuses de l'époque. Si ce
n'est pas une révolte essentielle contre
beaucoup de choses ... Enfin, il l'a mal
supporté apparemment ... cela a mal fini
pour lui. Mais alors ce sont des exemples
historiques; maintenant, dans les exemples de tous
les jours, je pense qu'on peut aussi trouver ...
des cas où l'attrait pour un objet
mathématique provient d'une raison affective
assez profonde; je pense que ... les gens qui
font de la théorie des nombres, par exemple,
sont des gens pour qui l'aspect magique du
nombre ... l'espèce de relief qu'ils
donnent à chaque nombre, comme le font les
calculateurs prodiges ... Il peut y avoir des
aspects assez mystérieux qui les
poussent dans ce domaine-là plutôt que
dans un autre; alors la plupart des gens qui font
de la théorie des nombres ont en
général une mémoire
extraordinaire pour des nombres qui sont sans
intérêt pour les autres êtres
humains, même pour les autres
mathématiciens.
Le
"goût" du puzzle
Enfin, moi je
m'occupe peu des nombres, je m'occupe peu des
fonctions, mais surtout des configurations,
c'est-à-dire des façons d'arranger
les objets suivant des contraintes
...
- N:
Oui.
- B:
L'existence d'une configuration, ses
propriétés, les réductions
d'une configuration à une autre
m'attirent par goût; peut
être que c'est un peu, si vous voulez, le
goût du puzzle, ou bien enfin le
goût de ranger des objets suivant des
contraintes spéciales qui peut être
tout à fait indépendant des
mathématiques, et qui se répercute de
cette façon sur le domaine des
mathématiques.
- N: Oui
... Du reste, dans le mot configuration, il y a le
mot figure.
- B: Oui,
le mot figure n'est pas fortuit, parce que
les gens qui font de la combinatoire actuellement,
sont à l'opposé des
algébristes, ils utilisent l'algèbre
aussi comme un outil mais, ils veulent voir
l'objet ... qu'ils doivent construire.
Par exemple, quand on étudie la
théorie des graphes, eh bien! on pourrait
très bien parler de graphes en termes de
fonctions en 0 et 1, ou en termes d'applications,
mais non, on le traite en forme de figures
parce qu'on veut visualiser l'objet, mettre
des points pour représenter des sommets; les
arêtes, ce sont des lignes continues qu'on
dessine sur le plan et ce sont des
propriétés d'un type graphique et
visuel qu'on étudie, ce ne sont pas
des propriétés qui se traduisent par
des axiomes et des formules, ce sont des
propriétés assez concrètes: la
connexité d'un graphe ça parle, le
centre d'un graphe ça se voit, ce
sont des concepts extrêmement concrets qui
donnent lieu d'ailleurs à des
théorèmes difficiles parce que
quelquefois il y a des théorèmes qui
sont aussi ardus que les grands
théorèmes d'algèbre et
d'analyse, mais dont les concepts ardus de base
sont essentiellement visuels.
- N: Ce
que vous voulez surtout c'est voir le
raccourci.
- B: ...
voir le raccourci, c'est plutôt dans le type
de démonstration. On peut essayer d'arriver
à un théorème, à un
énoncé, d'une façon qui ne
passe pas par l'enchaînement logique des
déductions qui semblait conduire à
cet énoncé. C'est quelquefois des
chemins tout à fait inattendus qui
aboutissent à une démonstration
correcte d'un théorème, ça
c'est intéressant.
- N:
Trouver un autre chemin ...
- B: Oui,
trouver un autre chemin, trouver une sorte de
"court-circuit" une façon de voir qui
ne s'impose pas quand on regarde simplement
l'hypothèse et la conclusion. Rien de ce
chemin ne peut apparaître là-dedans,
et cependant c'est ce chemin qui y mènera.
Il s'agit à ce moment-là d'un
goût que je crois assez universel chez
les mathématiciens. Ils aiment bien trouver
des démonstrations élégantes
et une démonstration élégante
c'est une démonstration à laquelle on
ne penserait pas normalement, comme un
problème d'échec
élégant: il faut que le premier coup
soit paradoxal ...
Comment
vient une idée nouvelle?
- N: Vous
vous souvenez des premières fois où
vous avez travaillé sur des graphes
?
- B: J'ai
été amené aux graphes d'une
façon très curieuse. le concept de
graphe était alors inconnu en France. A
l'étranger, il existait dans des articles
très épars des noms divers qu'il
fallait un peu unifier. J'ai d'abord unifié
pour moi-même tout ce que comportaient ces
articles et ces travaux faits dans des langages
différents et avec des préoccupations
différentes, c'est ainsi que j'ai d'ailleurs
publié le premier livre sur les
graphes.
- N:
C'est ça qui vous a poussé au
départ ...
- B: Et j'ai
fait ce travail-là d'abord pour moi,
uniquement pour pouvoir y voir clair dans ce
genre de questions, mais j'avais été
conduit aussi à ça par un
problème de la théorie des jeux... A
vrai dire, j'ai commencé par être
topologue, je me suis occupé des espaces de
BANACH, j'ai étendu un
théorème de topologie dans l'espace
de BANACH et ensuite je me suis occupé de
jeux, de jeux sur des graphes, qu'on appelle
maintenant les jeux de NIM où apparaît
la théorie des graphes et puis le
problème étant limité et vite
épuisé, il a fallu passer à
d'autres problèmes de graphes qui sont
devenus très intéressants et
très vivants et, chose curieuse, pour les
mathématiques pures on a tout de suite
trouvé des applications nombreuses et de
nouvelles occasions d'utiliser l'outil.
Les
mathématiques: unité et
utilité
- N: Oui,
... si on vous demandait: qu'est-ce que les
mathématiques pour vous ?
- B: ... les
mathématiques, c'est, je pense, pour moi la
même chose que pour les autres, c'est une
science exacte à vrai dire, je ne pense pas
à la mathématique en soi-même,
je pense plutôt ...
- N: ...
pour vous ...
- B: ... je
pense plutôt à une branche
précise de mathématiques
...
- N:
Oui.
- B: Vous me
parleriez de topologie, je dirais ce que c'est
...
- N: Vous
ne pensez pas à la mathématique, mais
à une ...
- B: La
mathématique, c'est l'ensemble de tous ces
domaines et le lien entre ces domaines c'est que ce
sont tous des traitements pour aboutir à des
propositions sur des concepts, mais des concepts
qui sont tellement différents ... Au fond,
je ne suis pas abstrait... par goût
...
-N:
Oui.
- B: J'aime
bien ... parler d'une science mathématique
comme la science d'un objet mathématique
très précis.
- N: Ah!
oui, d'accord, oui ...
- B: La
théorie des fonctions étudie les
fonctions, la théorie des nombres
étudie les nombres, la théorie des
graphes étudie les graphes, c'est
naturellement pour éviter des erreurs
logiques, qu'on a été obligé
d'axiomatiser; on est toujours obligé
d'axiomatiser un peu, mais c'est pas
l'essentiel.
- N: Oui,
c'est un ensemble d'objets qui ont chacun leurs
caractéristiques.
- B: Oui,
c'est des objets; alors on sait où on les
rencontre, on sait où on a besoin de les
inventer quand ils n'existent pas... Enfin si,
quelquefois il y a des objets qui me semblent assez
beaux et je ne vais pas les étudier parce
que je sais que les démonstrations et les
raisonnements et les théories
m'entraîneraient trop loin, et je ne veux pas
m'écarter trop d'un domaine où je me
suis un peu cristallisé... je ne
pense pas que... enfin les mathématiciens
universels ça n'existe pas, on peut plus...
on n'est plus au temps de Léonard DE VINCI
où on pouvait tout faire avec un seul homme;
donc, il faut de plus en plus se spécialiser
et malheureusement cette spécialisation fait
que les mathématiciens eux-mêmes entre
eux ne se comprennent pas toujours, et c'est
très gênant parce qu'on étudie
souvent des choses presque pareilles sans se
connaître.
- N: Ah!
oui, à ce point-là...
- B: C'est
à peu près inévitable
étant donné que beaucoup
d'écoles de mathématiques ont une
certaine collection de concepts qu'ils connaissent
bien et que cette collection s'élargit de
jour en jour. Elle peut rejoindre la collection du
voisin qui a travaillé de son
côté; mais ceci c'est une
démarche désastreuse, ce n'est pas
comme ça que ça devrait se passer.
Ça se passe comme ça en fait parce
qu'on travaille malgré tout un peu par
école: les logiciens polonais ne font pas la
même chose que les gens qui font de l'analyse
numérique en Russie, ou quelque chose comme
ça...
- N: Vous
me dites que ça ne devrait pas être
comme ça, vous aimeriez mieux que ce soit
autrement.
- B: ...
oui, ça ne veut pas dire que ... le
mathématicien cherche en
général à avoir une
théorie bien faite et si l'on voulait mettre
toutes les mathématiques dans un seul moule,
un seul building, il faudrait que dans tous les
différents départements, les
connexions soient bien établies, ce serait
absolument nécessaire; alors si ça se
développe d'une façon un peu
anarchique, de toutes façons on ne peut pas
y échapper ...... et puis il se passe autre
chose: c'est que certaines personnes veulent
développer les mathématiques comme si
c'était un bel édifice à
regarder sous tous les angles, et d'autres
veulent simplement un édifice dans lequel
ils peuvent trouver un petit outil et
l'attraper rapidement pour résoudre un
problème bien précis... c'est un
arsenal d'outils, c'est un ... et ces deux concepts
sont très différents, ces deux
façons de voir s'opposent.
Personnellement, je serais plutôt d'avis que
les mathématiques doivent être un
outil, doivent servir ...... et que pour que
l'outil soit maniable, on a besoin que d'un tout
petit élément de l'édifice, il
ne faut pas visiter tout l'édifice pour
résoudre son problème.
- N: Oui,
l'unité des mathématiques vous
importe peu, c'est plutôt le
côté utilité,
quoi.
- B: Non, il
est évident que tout serait plus
satisfaisant si l'édifice était un et
si on savait exactement à quelle porte
frapper quand on veut résoudre un
problème; mais c'est un peu illusoire
cette façon de voir, enfin beaucoup
de gens s'acharnent à embellir
l'édifice, c'est très bien mais c'est
pas ça qui m'intéresse.
- N: Oui
... Quel plaisir avez-vous à faire des
mathématiques ? ...... si plaisir il y a,
d'abord.
Le
plaisir en mathématique
- B: Ben, il
y a du plaisir quand ça marche bien, il y a
du déplaisir quand ça ne marche pas
bien (rires), il y a des périodes où
ça marche bien, des périodes
où ça ne marche pas bien,
naturellement.
- N: Vous
pouvez parler un peu des deux ?
- B: Pour
moi, quand on éprouve du plaisir, c'est
surtout quand on est sur le point de
découvrir quelque chose et qu'on polit un
peu l'ouvrage et qu'on sort quelque chose de
concret, un article bien entendu. Mais si
quelquefois on reste plusieurs semaines, plusieurs
mois, sans rien trouver d'intéressant c'est
très, très décevant mais le
plaisir de découvrir est à ce moment
très grand, c'est même plus que ...
c'est même ça plutôt que le
plaisir de parler de mathématiques; j'aime
pas tellement... j'aime pas professer par exemple
...
- N: Ah!
bon ...
- B: ... je
le fais au minimum. Ce que j'aime bien, c'est
être avec un papier et un crayon dans une
salle très confortable avec un cigare, un
très bel objet devant moi: statue ou
tableau, quelque chose...
- N: une
figure...
- B:
C'est-à-dire, il faut ... je ne fais
pas de bonnes mathématiques du tout si je
ressens une sorte de frustration ou
d'inconfort; quelquefois même quand il fait
très beau, au bord de la mer, eh! bien
ça ne marche pas, alors qu'au contraire,
d'autres fois c'est seulement au bord de la mer que
ça marche, parce qu'il y a beaucoup de
frustrations, si on est enfermé dans une
pièce par exemple, ce qui est souvent
nécessaire, il ne faut pas être
tiraillé pour aller dehors, il faut au
contraire trouver que la pièce est une
sorte de refuge nécessaire; enfin, c'est
... un petit détail quand même,
ça s'accompagne donc d'un certain sentiment
de confort, de tranquillité, il faut essayer
de se concentrer... une gymnastique... C'est
très difficile ce que vous me dites
là au fond, j'ai jamais
réfléchi à cet aspect de la
question... On n'a du plaisir à faire des
mathématiques que si on se sent...
motivé mais motivé d'abord par
l'objet qu'on veut atteindre bien entendu, mais
aussi par une sorte d'atmosphère et
d'envie de se recueillir et de s'abstraire...
alors là, évidemment, il y a
certainement beaucoup à dire au sujet du
rapport de cet aspect de la question et de
l'affectivité ?
- N: Oui,
se recueillir, s'abstraire...
La
"cristallisation" des
pensées
- B: Ben, je
ne sais pas d'ailleurs, on a peut-être
souvent accusé des mathématiciens
d'être schizophrènes ou tout au moins
schizoïdes parce qu'ils s'occupent
d'êtres qui ne sont pas en liaison constante
avec la réalité concrète et
affective. Il y a peut-être des
mathématiciens qui sont poussés par
un certain aspect schizoïde, c'est très
possible, c'est pas mon cas, pas du tout
...
- N: Se
recueillir, qu'est-ce que ça veut dire pour
vous ?
- B: ... se
recueillir, c'est-à-dire se retrouver avec
des pensées qu'on n'a pas pu
réussir à cristalliser, et
profiter du calme pour les concrétiser sur
du papier. Mais je crois que c'est la même
chose que pour jouer aux échecs; pourquoi
est-ce que deux joueurs d'échecs se battent
pendant une heure ou deux heures ? C'est parce
qu'ils aiment se concentrer sur un problème
et ils aiment cette espèce de
recueillement. C'est pas tellement parce
qu'ils ont désiré gagner. On peut
évidemment penser qu'il y en a d'autres qui
sont poussés par une sorte d'ambition de
réussir ou de gagner aux échecs, mais
enfin c'est pas la motivation que je
considère moi-même...
- N:
Concrétiser sur ... cristalliser, vous
avez dit aussi cristalliser vos idées, vos
pensées ...
- B:
C'est-à-dire elles ont une forme un peu
nébuleuse, il faut arriver à leur
donner une forme... une forme de cristal dur et ...
c'est une image, une sorte de ... solution
qui se cristallise, qui décante et puis
le solide apparaît au fond; il est
évident qu'au début quand on
entrevoit une théorie possible pour
expliquer ou pour améliorer quelque chose,
c'est extrêmement vague pour bien longtemps
et puis même quand ça nous devient
plus précis, la première forme qu'on
obtient est une forme extrêmement laide et
qui ne nous satisfait pas, il y a un grand
travail de polissage d'une théorie avant
de la présenter au public, si je puis dire
...
- N: Oui,
on revient au mot de figure. Vous dites: quelque
chose de laid ou de pas laid, c'est des mots qu'on
utilise pour une figure. Quelque chose de solide
qu'on présente au public, qu'on peut
présenter, comme s'il y avait fabrication de
figure.
Les
mathématiques dures et les
mathématiques molles
- B: Ah! oui,
oui, c'est ça. On
présente, enfin quand on trouve un
théorème, il faut l'exposer en
séminaire ou faire un article et le publier,
il n'y a qu'une solution et c'est ça qui
doit être... qui ne peut pas être fait
d'une façon négligente; à ce
moment-là le théorème perd
très vite de son intérêt,
à moins qu'il soit repris beaucoup plus tard
par quelqu'un d'autre qui le redécouvre sous
une forme améliorée... Vous voyez, il
est évident que la façon de
présenter un théorème est
essentielle et c'est assez difficile quelquefois
parce qu'on peut avoir des théorèmes
un peu forts mais beaucoup plus laids,
extrêmement longs à énoncer
avec des cas d'exceptions, ou on peut avoir au
contraire un énoncé très
court, mais un peu moins fort qui ne peut pas
s'appliquer à certains cas pour lesquels
l'autre type de théorème pourrait
marcher ... Personnellement, comme d'ailleurs je
vous l'ai dit tout à l'heure, je suis
parfaitement satisfait avec ce deuxième type
de théorème; il y a les
mathématiques dures, les
mathématiques molles ...
- N:
Oui, vous reprenez ces termes: dures et
molles.
Les
mathématiques "jeu", une façon de
jouir avec l'esprit
- B: ... Il
y a aussi plusieurs attitudes, il y a par exemple
le mathématicien classique qui veut savoir
systématiquement tout ce qui est nouveau,
tout ce qui améliore quelque chose dont il
avait déjà entendu parler, qui fait
une sorte de classement et qui est
obligé pour cela, de se tenir au courant de
tas de directions qui vont dans tous les sens...
ça c'est le mathématicien
sérieux; d'autres mathématiciens
sont des mathématiciens non
sérieux, comme moi par exemple, parce
que je ne fais malgré tout que les
mathématiques qui m'amusent... Enfin, il
y a entre les deux, il y a plusieurs
échelons intermédiaires mais... les
mathématiques c'est quand même aussi
un petit peu un jeu, il faut les
considérer un peu comme un
jeu.
- N:
Qu'est-ce que c'est qu'un jeu pour vous ? un jeu
mathématique ?
- B: Un jeu,
c'est une façon de jouir avec
l'esprit... je crois, c'est concentrer son
activité sur ce qui vous donne le maximum de
jubilation...
- N:
Est-ce que vous avez des souvenirs concernant
les mathématiques, des choses qui vous ont
frappé.
- B: Vous
voulez dire des aventures personnelles ?
- N: Oui,
quelque chose qui en mathématiques, a
joué un rôle important dans votre
vie.
- B: Mais
par exemple, j'ai rencontré autrefois, un
joueur d'échecs, un ancien champion de
France qui buvait énormément
avant de donner des séances de
simultané dans lesquelles il jouait
contre une vingtaine de personnes et il se trouvait
que quand il buvait un peu trop, eh bien! il ne
perdait pas davantage de parties mais il faisait
énormément de nulles, des parties
nulles, ce qui fait qu'il arrivait quand
même à faire marcher ses fonctions de
joueur, de champion, de maître
d'échec...
- N: Oui,
...
- B: ...
tout marchait correctement, mais ...
malgré tout il y avait un changement notable
car presque toutes ses parties devenaient nulles...
Moi, par exemple, c'est pas l'alcool mais c'est
fumer, par exemple. Il ne me viendrait pas
à l'esprit de me mettre à
réfléchir sur un problème sans
un cigare ou une cigarette...
- N: Oui
...
- B:
C'est-à-dire à ce moment-là
ça m'ennuierait. Le même travail peut
me plaire ou me déplaire suivant des petits
détails comme ça qui sont tout
à fait extérieurs au
problème.
- N: Ils
ne sont pas si extérieurs que ça
puisque ...
- B: ... Oh!
oui ... c'est peut-être simplement une
raison, enfin une façon de ... de
contenir une impatience, c'est possible... Je
ne sais pas, enfin, je n'ai pas
réfléchi à la question, mais
enfin puisqu'on parlait du plaisir à faire
des mathématiques, c'est quand même
assez bête mais je me dois de le signaler
comme une confession ...
- N: Et
vous disiez alors que parler des
mathématiques, non ça n'est pas du
tout pareil.
- B: J'aime
beaucoup mieux écrire quelque chose que de
le dire.
-
N:
Oui.
- B: Je ne
suis pas bavard par nature... plutôt que
d'aller d'une façon continue de gauche
à droite et, dans un cours, on doit
procéder comme ça...
Évidemment, les discussions sont
nécessaires, on a besoin de connaître
les points de vue des collègues et si
naturellement... on croit trouver quelque chose et
que quelqu'un vous dit qu'une façon de
traiter le problème serait tout aussi
bénéfique et qu'il a réussi,
il vaut mieux le savoir le plus vite possible parce
qu'on ne peut pas tout savoir, mais ... au fond,
je m'intéresse plus à mes
problèmes qu'aux problèmes des autres
(rires).
Les
combinatoiralistes
- N: ...
Mais maintenant, vous avez l'impression que vous
avez été conduit aux
mathématiques absolument par hasard ou qu'il
y a vraiment quelque chose ...
- B: C'est
peut-être un hasard si je suis devenu
mathématicien, mais étant devenu
mathématicien c'est peut-être pas un
hasard si je me suis mis dans la combinatoire,
disons.
- N: Ah!
bon, c'est ça qui est le plus
important.
- B: ... Je
ne pense pas qu'on puisse expliquer autrement que
je vous l'ai dit que je sois devenu, enfin que je
me sois ... dans la recherche
mathématique.
- N: Ah!
oui... comment définiriez-vous la
combinatoire ?
- B: C'est
une bonne question parce que c'est une question
qu'on avait posée à un très
grand mathématicien, Georges POLYA, il n'y a
pas longtemps et la seule définition que
POLYA avait trouvée: la combinatoire c'est
ce que les combinatoiralistes font.
- N:
C'est ce que les ?
- B: C'est
ce que les combinatoiralistes font, c'est ce que la
théorie combinatoire étudie, il n'y a
pas d'autre définition. En fait, pour moi
c'est assez clair. C'est exactement l'étude
des configurations, comme la théorie
des nombres est l'étude des nombres; le plus
simple des problèmes combinatoires et le
plus connu c'est le problème d'EULER par
exemple: EULER se posait la question de savoir s'il
était possible de traverser la ville de
Konigsberg, c'est-à-dire qui s'appelle
aujourd'hui Kaliningrad, de façon à
utiliser chaque pont une fois et une fois
seulement; Donc s'il existe, ce trajet est une
configuration parce qu'il faut ranger les
différents ponts sur lesquels on va passer.
Bon, alors, quand le problème est
très simple comme celui-ci, ce qu'il faut
c'est avoir des théorèmes
d'existence: existe-t-il un trajet satisfaisant
à ce genre de contrainte ? ou existe-t-il
une façon de faire, un tableau avec des
symboles, de façon à ce que ces
symboles subissent, obéissent à
certaines lois ? Ça c'est les
théorèmes d'existence qui, sont
d'ailleurs les plus intéressants à
mon avis; puis, une fois que le
théorème d'existence ne pose plus de
problème, il y a des problèmes de
dénombrement: combien de
configurations existe-t-il ? Alors là
c'est un domaine très spécial, qui
est déjà connu des probabilistes
depuis fort longtemps et qui est l'analyse
combinatoire proprement dite; mais la combinatoire
c'est aussi autre chose, c'est aussi le
problème: parmi les configurations
que l'on veut obtenir, il y en a-t-il une qui est
optimale dans un certain sens ? et puis surtout,
quelles sont les propriétés de ces
configurations, alors tout un type de
problèmes très différents qui
se posent et c'était des problèmes
qui n'étaient pas étudiés en
tant que tels par les mathématiques modernes
autrefois, enfin il y a très peu de temps
que c'est reconnu; maintenant, c'est reconnu comme
une branche autonome des mathématiques;
évidemment dans tous les
théorèmes d'existence ou les
théorèmes de structure, il y a
beaucoup d'algèbre, il y a beaucoup de
calculs sur ordinateur, il y a beaucoup de choses
différentes qui interviennent; ce n'est donc
pas une branche sans rapports avec les autres,
mais, enfin, l'objet que nous étudions,
est un objet bien précis, c'est "les
configurations"; alors c'est un domaine qui a
échappé complètement aux
mathématiques grecques et européennes
jusqu'à EULER, on se demande pourquoi parce
que malgré tout, il y a eu des...
-N: Il
est un peu à part ...
Les
configurations, le modelage et la rigueur des
lois
- B: Il est
un peu à part, il n'était pas inconnu
des ... chinois, il y a une vieille histoire qui
date de plus de 2000 ans avant Jésus Christ,
où ... on voit sortir une tortue du Fleuve
jaune et sur sa carapace se trouve un carré
magique; c'est une configuration de nombres
qui n'est pas du tout facile à obtenir; donc
il fallait déjà qu'ils sachent
comment se forme une configuration; aux
Indes, actuellement quand il y a un carré
magique un peu différent des autres, on le
voit immédiatement sur le mur d'un
commerçant comme étant un symbole de
perfection et c'est un symbole qui est
supposé lui porter bonheur; mais c'est pas
du tout dans le courant des mathématiques
classiques qui nous viennent des Grecs qui veulent
étudier les nombres, les formes, etc. ni
même les éléments de l'analyse
combinatoire. Par exemple, le triangle de PASCAL:
il n'a pas été inventé par
PASCAL mais par des arabes, par des persans plus
exactement, je crois au XI ème
siècle. Mais ces arabes ou ces persans le
faisaient sans faire de combinatoire,
c'est-à-dire qu'ils rencontraient les
nombres binomiaux, mais ils n'avaient pas fait le
rapprochement avec le dénombrement d'un type
de configuration...
- N:
Qu'est-ce qui vous fascine là-dedans
?
- B: ......
Ah! et bien, une configuration, c'est une
façon de placer des objets d'une
façon qui s'impose par la rigueur de ses
lois, comme un tableau très rigoureux,
...... et puis ce qui m'a poussé davantage
vers la Combinatoire c'est justement c'était
que ... c'était une science très
très peu développée et qu'on
se devait d'ériger en
théorie...
- N:
Modeler une figure qui a des lois
rigoureuses.
- B: Quand
la théorie n'est pas encore bien
élaborée... on peut lui donner
plusieurs formes, par exemple on peut faire
tout découler d'un théorème
dur; on peut au contraire considérer un
théorème tout à fait
différent et retrouver les mêmes
résultats beaucoup plus loin, c'est
ça que j'appelle le modelage d'une
théorie...
- N: Et
vous, c'était pas le ... ?
- B: Si,
ça paraissait intéressant de
modeler justement une théorie... une
théorie n'est intéressante
qu'à ses débuts, c'est au
début qu'une théorie on peut lui
donner un aspect un peu à votre
convenance, suivant vos goûts.
Nous
avons été pour notre part
frappé par les termes se
répétant : figure,
configuration, puzzle, cristallisation,
modelage, visuel, image, cristal,
statue.
et les
verbes: cristalliser, arranger, ranger,
voir, regarder, construire, visualiser,
modeler,.
Ils
nous paraissent être des
éléments constitutifs d'un
fantasme sous jacent que
j'énoncerais sous forme
hypothétique: "reconstruire la
figure d'une personne"(laquelle?) et qui
aurait permis la créativité
du mathématicien?
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