Ce
dialogue issu de l'incontournable Jules et Jim de
François Truffaut et repris par
l'écrivain Robert Bober, dans son
livre-quête, " On ne peut plus dormir
tranquille quand on a une fois ouvert les yeux "
colore bien ce qui a éveillé mon
intérêt pour l'assemblage de ces deux
termes, et si vous prolongiez la lecture de ce
dialogue, vous verriez aussi que l'auteur fait du
métier de documentaliste, un métier
de " curieux ". Questionne-t-on les candidats
documentalistes de l'Education nationale sur leur
"curiosité", au moment de l'embauche ? Eux
qui doivent stimuler celle des
jeunes
Mais le titre
du livre laisse présager aussi que cette
curiosité n'est pas sans risques
L'adage populaire " la curiosité est un
vilain défaut ", s'il m'a laissé de
vagues traces de culpabilité, n'a jamais
réussi à entraver la mienne. Dans mon
imaginaire nourri de livres et d'expériences
enracinées dans l'enfance, la
curiosité avec son corolaire, le plaisir,
sentait un peu le soufre.
N'est ce pas
dans la mythologie de la Genèse et du
Paradis terrestre, la connaissance interdite
suscitée par Satan qui va faire plonger
notre humanité dans le mal et la souffrance
de génération en
génération ?
Dans la
mythologie grecque, on se souvient que Pandore
avait reçu comme dons de la déesse
Hera la curiosité et la jalousie. Cette
dernière, une fois installée comme
épouse, céda à la
curiosité et ouvrit une boite qui contenait
tous les maux de l'humanité, notamment la
Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la
Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la
Passion, ainsi que l'Espérance,
libérant ainsi les maux qui y étaient
contenus. Elle voulut refermer la boîte pour
les retenir il était hélas trop tard
! Seule l'Espérance, plus lente à
réagir, y resta enfermée pour notre
plus grande chance !
Les
récits de la littérature enfantine ou
les contes et mythes de toutes les cultures sont
eux aussi, peuplés de portes interdites,
d'entrées de grottes mystérieuses, de
miroirs à franchir, aux risques de malheurs
à venir.
Le Diable
boiteux de Lesage sur lequel nos jeunes fronts de
lycéens se sont penchés pour
l'épreuve de français au
baccalauréat ne transportait il pas le
héros sur les toits pour qu'il puisse
regarder à l'intérieur des maisons ?
Pour la
psychanalyse, la curiosité intellectuelle
serait un avatar de la curiosité de l'enfant
concernant les questions sexuelles. Freud puis
Mélanie Klein parlent de pulsion
d'investigation ou de pulsion
épistémophilique et de sublimation.
Eternelle question des origines ? Peur et
désir de savoir, peur d'apprendre, corolaire
de la curiosité interdite ?
Les immenses
baies des ateliers d'artistes de Montparnasse
incitent au plaisir de la curiosité quand la
nuit vient et que les lumières
intérieures éclairent les lieux,
tandis que le passant indiscret reste dans l'ombre.
En Alsace, les
winstub aux vitraux en gros verre dit " cul de
bouteille ", sont censés assurer la
discrétion pour les clients .Mais en fait
ils suscitent la curiosité de ceux qui
tentent le nez collé aux vitres, de deviner
l'atmosphère du lieu où les
habitués consomment sans chichi-tralala,
selon l'expression de Germain Muller, chantre de
l'Alsace, les produits du crû.
La
curiosité : un art
d'éveiller
"Quand on a
mission d'éveiller, on commence par
faire sa toilette dans la rivière.
Le premier enchantement comme le premier
saisissement sont pour
soi."
Rougeur
des matinaux, René Char
|
Peut être
aussi un art de nous réveiller, de nous
inciter à tourner un regard intrigué
vers un nouvel objet, un phénomène
inattendu, un processus qui suit un cours
inhabituel et nous invite à une "
déviation des choses " qui conduit au
plaisir de changer ou de faire du neuf avec de
l'ancien. L'histoire des arts y compris des arts
culinaires, comme celle des sciences dures ou
tendres, sont jalonnées de ces surgissements
créatifs où la curiosité a
joué le rôle de stimulateur ou
d'excitation.
Cette citation
de René Char, elle, a été
reprise dans un magnifique article de
Michèle Amiel, alors proviseure au
Lycée de Montreuil- sous- Bois
(Education
& management, n°27, page 27 (09/2004,
disponible sur internet)
et qui fait de la capacité à innover
en gardant ses convictions humanistes, le moteur de
son action et la vitalité de sa motivation.
" Faire le
choix de garder le lien entre mes valeurs et mes
pratiques demande une motivation et une patience
inépuisables, un effort permanent pour
maintenir l'équilibre entre des forces
paradoxalement contraires. Cette tension cependant
est féconde, qui nous rend imaginatifs pour
défricher ensemble des chemins au milieu des
ronces et des passages étroits ". Il n'y a
pas d'imagination et de capacité à
défricher sans curiosité et sans
plaisir associé.
La
curiosité, antidote à
l'ennui
"Un voyage de
1000 lieues commence par un simple
pas."
Lao Tseu
Curiosité
et prescience du plaisir
Qu'y a-t-il
derrière le miroir ? Cette énigme a
nourri l'imaginaire collectif depuis Alice aux Pays
des Merveilles à Harry Potter en passant par
de grandes uvres littéraires ou
cinématographiques, faisant de l'expression
" passer derrière le miroir ", le
symbole d'un accès- en santé ou
pathologique parfois -, dans l'au-delà des
apparences.
Susciter le
désir plutôt que le combler, reste une
démarche qui tisse les deux termes. Que
deviendrait le désir si le passage
derrière le miroir aboutissait ?
Une
Journée dEtudes sur la
Curiosité réalisée en 2010
à Toulouse avec économistes et
scientifiques, voit dans cette curiosité
« plus quun geste inaugural,
appelé à céder au-delà
des premiers âges de la vie, mais moins
quune disposition latente qui, une fois
activée, pousserait à agir
». Cette "
curiosité créatrice envers les choses
", est sans doute une orientation naturelle,
renforcée par l'éducation, mais elle
est aussi confrontée à
l'éphémère de la stimulation,
qui doit rendre vigilant pour que l'individu reste
sur un qui-vive créateur.
Comment garder
vive la tension et l'attention des
élèves, des formés, et
la
nôtre quand recommencer rime avec
répéter et
ressasser?
" Chaque jour je
commence ", affirmait saint Antoine du
désert, ce grand ermite du III eme
siècle, qui inspira Bosch, Breughel autant
que Flaubert et qui disposait d'une sagesse de vie
enracinée dans l'expérience d'une
exceptionnelle longévité.
La
curiosité, antidote au
conformisme
"Un
disciple n'est pas un vase qu'on remplit, mais un
feu qu'on allume."
Bachelard
Le formule est
connue, mais mérite d'être
revisitée. Pour ne pas me mettre à
dos, les partisans de l'unique savoir-savant, je
nuancerais volontiers la phrase de ce philosophe ou
disant " n'est pas qu'un vase qu'on remplit,
mais surtout un feu qu'on allume."
Interrogé
dans le Nouvel Observateur (8 au 12 septembre 2012)
pour le dossier Qu'est ce qu'un bon prof ?,
le généticien Axel Kahn affirmait
entre autres que l'enseignement doit être
associé à un plaisir (ce qui n'exclut
pas l'effort et parfois la souffrance de la
difficulté), évoquant le
succès de la Main à la pâte,
qui " à l'école primaire satisfait
la curiosité et l'envie naturelle de
jouer. " Pour lui, la curiosité est
naturelle chez l'enfant, mais a tendance à
s'éroder au fil du temps, et une des
missions de l'Ecole serait de la transformer en
appétence.
" L'ennui
naquit de l'uniformité ", affirmait un
fabuliste méconnu du 18 eme siècle.
Et cette uniformité peut aussi conduire
à un conformisme sans plaisir. Favoriser la
curiosité de l'enfant, c'est aussi lui
permettre une autonomie de pensée et d'agir,
en osant se démarquer de la pensée
unique du groupe particulièrement
prégnante chez les adolescents.
Charles
Péguy nous dit les risques de l'ennui, de la
monotonie non seulement des actions, mais plus
encore de la pensée conforme.
" Et c'est ici
enfin que nous rejoignons notre Bergson : une
mauvaise idée toute faite est infiniment
plus pernicieuse comme toute faite que comme
mauvaise ; une idée fausse toute faite est
infiniment plus fausse comme toute faite que comme
fausse.
Il y a
quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise
pensée. C'est d'avoir une pensée
toute faite. Il y a quelque chose de pire que
d'avoir une mauvaise âme et même de se
faire une mauvaise âme. C'est d'avoir une
âme toute faite. Il y a quelque chose de pire
que d'avoir une âme même perverse :
c'est d'avoir une âme habituée.
"
Si nous ne
croyons pas à l'existence de l'âme, on
peut cependant entendre cette déclaration de
l'écrivain, comme la métaphore de
tout risque d'enlisement de nos pensées, de
nos convictions, de nos sentiments ou actions en
entretenant notre intérêt et notre
vigilance, c'est-à-dire en fait notre
appétence dans la vie. Ce projet est valable
notamment dans la diffusion ou la réception
dans le monde du savoir, des connaissances, mais
aussi dans les engagements de toutes natures dans
lesquels nous sommes investis et ceux dans lesquels
nos jeunes et nos formés sont
immergés.
C'est aussi
pour l'enseignant, l'éducateur, garder
vivace le désir de transmettre, de former,
d'innover, à contre courant des modes comme
de la nostalgie pour un autrefois mythique.
La
curiosité, antidote à
l'erreur
"C'est
l'inconnu qui nous rend libre."
Spinoza
Dans ce
même colloque de Toulouse
évoqué plus haut et consacré
à la curiosité, il est mis en valeur
la manière dont elle nous invite à
une exploration de l'avenir, initiant et
constituant pour P. Naville " une forme
anticipatrice et imaginative de l'attitude
vigile. " On sait en effet que dans les
métiers qui à un moment ou un autre
comportent une part routinière ou du moins
d'automatisme, l'erreur est prête à se
réaliser, la fausse manuvre à
surgir, quand l'effacement de la curiosité
se fait plus pesant.
Cela est
valable dans la plupart des métiers ceux du
soin comme ceux de la technique, ceux de
l'enseignement comme ceux de la recherche dont elle
est un ressort manifeste, comme l'histoire des
sciences en témoigne.
Le bon
scientifique va en effet se laisser étonner
et surprendre et permettre à l'inattendu de
se déposer sur son socle de connaissances,
l'enrichir ou le remettre en cause,
prévenant l'erreur ou la rendant
féconde.
Pour assurer
des formations dans des établissements de
soin (ou comme patiente !), j'ai remarqué
que, bien souvent les protocoles de soin, les
check-lists de surveillance, qui sont
destinées à assurer
sécurité et efficacité, sont
trop souvent utilisées par les personnels
non comme des outils qui rendent disponibles
à l'inattendu et à l'imprévu,
mais comme des règles qui garantissent que
" l'objet soigné " ( le tibia, le
colon, l'utérus ou la prostate) le sont dans
les normes prévues, alors que le " sujet
soigné " déborde parfois de
façon imprévisible le cadre
envisagé, invitant le soignant à une
curiosité positive pour ne pas passer
à côté d'un accident de
parcours aux conséquences
funestes.
La
curiosité, antidote à
l'ignorance
L'ignorance de
l'autre, les stéréotypes culturels,
les représentations figées privent
dans l'éducation au sens large, de
l'accès à la différence,
à la compréhension de l'autre et du
monde inconnu.
" Dans le jeu,
la présence de l'autre devient une source de
plaisir et de curiosité, et cette
curiosité contribue au développement
d'attitudes saines en amitié, en amour et,
plus tard, dans la vie politique, comme l'a
souligné Winnicott ", n'hésite pas
à suggérer la sulfureuse philosophe
américaine Martha Nussbaum dans un article
à propos de l'Education dans
" Courrier international " du 24
juin 2010.
Et dans son
remarquable et dérangeant essai, " Les
émotions démocratiques. Comment
former le citoyen du XXIème siècle ",
elle mobilise la méthode et les valeurs de
Socrate pour former des citoyens actifs critiques,
curieux, capables de résister à la
pression des pairs.
A vrai dire,
j'ai eu quelques difficultés dans la
combinaison de l'ordre des termes et je pense que
ce qui émerge en figure dans ma
déclinaison, c'est pour une bonne part le
plaisir de la curiosité, de ce qu'elle
suscite, génère, éveille et
réveille en concluant que " l'absence de
curiosité est un très vilain
défaut ", aux conséquences
mortifères pour la pensée, les
émotions, la culture, la relation à
l'autre et au monde.
C'est
peut-être aussi mon goût naturel pour
les commencements et recommencements qui m'a
mobilisée dans cette réflexion
vagabonde (voir co-evolutionproject.org/.../marie-francoise-bonicel-lamour-des)
Mais ma
curiosité n'est pas sans limites : c'est
ainsi que découvrant sur la toile,
l'existence d'une Université mondiale de la
Curiosité et du Plaisir. (UMCP), le lien m'a
conduite à une référence
payante de Face-book, qui m'a laissée
sans désir et sans plaisir. Mais
peut-être cela éveillera t'il la
curiosité d'un lecteur ?
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