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UN MODELE COMPLEXE DES MOTIVATIONS HUMAINES :

Application à l'éclairage de la crise d'adolescence

Daniel Favre et Catherine Favre

 

             Les développements de la neurobiologie, de la psychologie, de l'éthologie humaine et particulièrement des interactions entre ces disciplines permettent de se représenter autrement les motivations humaines. Le modèle présenté suggère l'existence de deux systèmes de motivation interdépendants, liés à deux sortes de satisfactions opposées et complémentaires. Dans le premier cas, la gratification est perçue dans les situations de dépendance ; dans le second cas, le plaisir ou la motivation est associé à la responsabilité et à l'autonomie. Au cours de la croissance, le second système de motivation est appelé à relayer progressivement le premier jusqu'à devenir théoriquement prépondérant à l'issue de la crise d'adolescence. Cependant, un parasitage du premier système de motivation ou l'absence de valeurs visant l'individuation peuvent rendre plus difficile le dépassement de cette crise. Il parait nécessaire de savoir identifier quel type de motivation est à l'oeuvre dans la conduite d'un adolescent afin de pouvoir l'aider éventuellement à réaliser les renoncements nécessaires et à franchir les épreuves inévitables qui le conduiront vers la maturité psychique.

             Notre premier objectif consiste à communiquer un modèle complexe de représentation, original à notre connaissance, des motivations humaines. Des modèles complexes, c'est-à-dire prenant en compte différents types de motivations, ont déjà été élaborés (Diel, 1947 ; Nuttin, 1980 ; Dici et Ryan 1985) en utilisant une approche différente de la nôtre. Ce modèle-ci est en effet issu d'une recherche transdisciplinaire (Favre D. et Favre C., 1991, 1992) et, comme pour toute construction théorique, seule son utilisation pratique peut en démontrer le caractère opérationnel et en définir les limites d'application. C'est le second objectif que nous souhaiterions atteindre dans cet article, en tentant d'éclairer les motivations mises en jeu au cours de la crise d'adolescence. Le dénouement de celle-ci est peut être lié en partie à la manière plus ou moins pertinente que nous avons de nous représenter son sens et ses enjeux et, à partir de ces représentations, d'élaborer des stratégies d'aide ou de thérapie et de nous situer dans notre relation avec les adolescents, en situation parentale ou éducative au sens large.

 

 1 Contextes biologique et neurobiologique des motivations

             Avant d'entrer pleinement dans le sujet, nous souhaiterions rappeler quelques circonstances qui ont favorisé sur cette planète l'émergence de l'Homme sous sa forme actuelle. Cela revient à introduire le concept d'évolution biologique : comme chacun le sait plus ou moins, l'évolution est pour le moment le seul modèle théorique qui rende compte de l'ensemble des faits biologiques et de l'existence de tous les êtres vivants.

             Dès l'origine de la vie, avec l'apparition des bactéries, il y a plus de trois milliards d'années, un "moteur" anime les êtres vivants, favorise leur survie, leur reproduction et leur évolution. Ce moteur est une des composantes de l'instinct, qui regroupe un grand nombre de mécanismes biologiques régulateurs dont certains sont encore mystérieux et échappent à l'expérimentation scientifique. On peut dire en résumant que l'instinct désigne à la fois un moteur et une source d'informations qui régule et coordonne les mécanismes de la vie individuelle et collective, dans un environnement qui, au fil du temps, ne cesse de changer.

             Les anthropologues font remonter en général la distinction entre les hominiens et les autres primates à deux à trois millions d'années en arrière, lorsque nos ancêtres acquièrent le pouvoir de fabriquer des outils et de les perfectionner ; cela signifie qu'ils ont commencé à cesser d'obéir à leurs instincts (autres que neurovégétatifs bien sûr). Une autre sorte d'évolution, l'évolution culturelle, succède à la précédente au fur et à mesure que se développe la conscience individuelle. La conquête des abstractions, le langage fondé sur les mots et la fabrication d'outils paraissent indissociables et sont indispensables pour expliquer les capacités d'innovation que manifeste l'espèce humaine. Ces acquisitions ont cependant un prix et des conséquences importantes.

             Le "prix" résulte de l'incompatibilité qui existe entre deux modes de "dirigisme" : le dirigisme par l'instinct, et le dirigisme par la conscience individuelle. Extrêmement pauvre en instincts, l'homme est donc contraint d'être dépendant, pendant une partie de son existence, d'autres humains, à la fois pour savoir qui il est et pour acquérir les connaissances et les savoir-faire nécessaires à sa vie et à son développement dans une société. La finalité première de l'éducation, souvent non reconnue comme telle, est de suppléer à l'affaiblissement de l'instinct Aujourd'hui, si le sens de cette suppléance demeure évident chez le petit enfant, il est devenu bien plus flou chez l'adolescent où sont confondus souvent acceptation de l'émancipation et démission, dialogue avec l'adolescent et identification à celui-ci.

             Lorsque l'instinct s'est estompé progressivement chez nos ancêtres, ceux-ci ont perdu non seulement une banque d'informations programmant des comportements adéquats à la survie bien que limités en nombre, mais également un "moteur" qui engendrait l'action. Quels sont les nouveaux moteurs qui ont pris alors le relais ?

 

             C'est seulement en 1954 qu'a été mis en évidence le relayage biologique des instincts par les circuits de renforcement des comportements.

             En montrant que des rats qui avaient la possibilité de stimuler électriquement certaines régions de leur cerveau recommençaient sans cesse jusqu'à ce que mort s'ensuive (par déshydratation), Olds et Milner (1954), comme Delgado le fera ensuite chez des sujets humains (1976), faisaient la preuve qu'il existe dans le cerveau des mammifères des circuits de renforcement positif du comportement plus puissants que les instincts de survie ou de reproduction. La stimulation de ces circuits par une expérience fortuite entraîne ensuite sa reproduction. L'avantage biologique d'un tel dispositif est de taille : les animaux dotés de telles structures ont la possibilité de mémoriser et de reproduire des conduites qui ne sont pas programmées génétiquement.

             Les sujets humains à qui Delgado a proposé cette expérience, ont décrit une sensation d'intense plaisir et de bien-être, ce qui a fait qualifier ces circuits de "centres de récompense". Cette appellation moralisante a selon nous l'inconvénient de masquer leur caractéristique fondamentale : leur stimulation se manifeste objectivement par la répétition du comportement initial et s'accompagne subjectivement d'un sentiment de satisfaction. Plus récemment ont été mis en évidence des circuits nerveux complémentaires : les circuits de renforcement négatif du comportement (De Molina et Hunsperger, 1962). Leur stimulation entraîne au contraire l'évitement du comportement qui a provoqué leur stimulation, ce qui rend possible le changement de comportement. Leur stimulation artificielle chez des sujets humains se traduit subjectivement par un sentiment d'anxiété plus ou moins important, ce qui les a fait qualifier de "centres de punition". Or ces circuits nerveux sont indispensables biologiquement pour interrompre la répétition d'actes devenus incompatibles avec la survie : lorsqu'ils sont court-circuités par le dispositif expérimental dans l'expérience d'Olds et Milner, les rats répètent leurs actes jusqu'à ce que la mort les interrompe.

             En résumé, l'évolution biologique nous a pourvus, nous êtres humains, de structures nerveuses qui entraînent la répétition et procurent du plaisir, et d'autres qui permettent le changement de comportement en produisant un sentiment d'anxiété, sans que l'on puisse affirmer, des deux manifestations (mécanisme biologique ou sentiment éprouvé) quelle est la cause de l'autre. Comment ces schémas de base vont-ils être intégrés dans le développement et l'équilibre des motivations de l'individu ?

 

2 Un modèle complexe des motivations humaines : application à la crise d'adolescence

             Nous ne développerons pas ici le cheminement qui nous a amené à construire ce modèle (cf Favre C. et Favre D., 1991 p.79 à 88, 99 à 102 et 145 à 202). Il nous suffit de préciser que notre réflexion sur le thème des motivations s'est développée indépendamment des auteurs cités dans l'introduction de cet article et avec les exigences suivantes :

- tenir compte d'une part des propriétés des circuits nerveux de renforcement et d'autre part du décalage de maturation biologique entre la mise en route de ces circuits dès avant la naissance en relation avec les émotions et les affects, et celle des régions fonctionnellement associées au traitement cognitif dont la maturation se termine vers 15 à 16 ans.

- prendre en compte les acquis d'approches aussi différentes (voire contradictoires) que la psychanalyse, la psychologie humaniste, la psychologie des profondeurs, après en avoir identifié précisément le domaine de validité.

 

Des systèmes de motivations opposés et complémentaires

             Ce modèle postule tout d'abord l'existence de deux systèmes de motivation complémentaires, appelés à se relayer au cours du développement d'un être humain. Tels que nous les avons modélisés, ces systèmes correspondent à différents types de "programmation" possibles des circuits nerveux de renforcement positif et de renforcement négatif.

 

             Dans le premier système de motivation (SM1), prépondérant au cours des premiers âges de la vie, le sentiment de bien-être serait associé à la satisfaction de besoins biologiques et psychologiques essentiels, dans une relation de dépendance à autrui. Cette satisfaction entraîne une réduction temporaire de la tension préalable elle-même liée à un manque de nourriture, de contacts...etc. La préexistence de cette tension demande que la latence entre le stimulus interne et la satisfaction soit réduite, sous peine de sensations désagréables. Ce type de satisfactions est associé à une période de la vie où la conscience individuelle est embryonnaire. Il est indispensable que chaque enfant ait éprouvé ce plaisir qui forge sa confiance en lui et dans la vie et lui donnera la possibilité plus tard d'établir des liens durables et de s'ouvrir à autrui. Le déplaisir réside ici dans l'impossibilité d'accéder -ou la peur de perdre l'accès- à ce type de plaisir. Au fur et à mesure du développement de l'enfant, ce premier système de motivation perd de son importance comme moteur de l'individu. Il demeure cependant et se manifeste à nous par le plaisir que nous avons à réaliser des tâches déjà maitrisées, à retrouver des situations connues, des personnes qui nous procurent de l'affection ou une reconnaissance dans notre environnement socio-familial ou professionnel. Le fonctionnement du SM1 pourrait ainsi rappeler la notion freudienne de plaisir, fondée elle aussi sur le soulagement d'une tension, et tendant à rétablir l'équilibre interne, l'homéostasie du sujet. Les conduites plus ou moins automatiques qu'il produit pourraient correspondre aux "comportements qui ne sont pas déterminés par soi" (non self determined behaviors) modélisés par Dici et Ryan (1985) dans lesquelles l'émotion ou le sentiment ne seraient pas ou peu intégrés consciemment par le sujet. Ces auteurs prennent l'exemple d'un conducteur ayant peur de rouler sur l'autoroute et qui, n'intégrant pas cognitivement et consciemment cette émotion, serait amené à y réagir en insultant les conducteurs qui le doublent. On voit dans cet exemple que la référence qui fonde la sécurité du sujet est externe à lui, ce qui est une des caractéristiques du fonctionnement dans le premier système de motivation.

 

             Dans le second système de motivations (SM 2), le plaisir aurait pour origine les conduites par lesquelles un être humain gagne de l'autonomie (physique, intellectuelle, ou affective), surmonte des difficultés, montre ses aptitudes -à lui-même d'abord et aux autres ensuite-, fait preuve de création et d'innovation. Ce type de plaisir ne s'épuise pas car il n'est pas le résultat de l'apaisement d'une tension mais le résultat d'un mouvement de croissance ou de réalisation de soi. Pour cette raison, il est indissociable d'une position de responsabilité. Les satisfactions associées à ces comportements sont souvent repoussées dans le temps et nécessitent un investissement soutenu. La perspective d'une nouvelle épreuve est source d'anxiété, anxiété tempérée par le souvenir des réussites antérieures et l'expérience du changement comme source de nouvelles possibilités d'épanouissement et de dépassement de soi. La référence qui fonde la sécurité du sujet est interne ; elle résulte de l'intériorisation de l'amour et de l'estime reçues des adultes (SM1) et repose sur l'estime de soi et une capacité d'empathie avec soi-même. Par conséquent la séparation, le deuil par rapport à certaines situations, comportements ou personnes, est plus facile que dans le fonctionnement SM1. Très précocement, un enfant humain peut connaître le plaisir SM2, d'autant plus que son environnement humain l'encourage dans la conquête de son autonomie.

             On pourrait rapprocher le SM2 de la "pulsion évolutive" décrite par Diel (1947), de la pulsion d'individuation chez Jung (1947), de la "tendance de tout être humain à s'actualiser" de Rogers (1961), de la "pulsion d'accomplissement" d'Atkinson et Feather (1966). Maslow (1972) avait déjà souligné que les personnes animées par la "pulsion de développement" présentaient une moindre dépendance par rapport aux sollicitations extérieures (publicité, plaisirs sophistiqués). Cette motivation, parce qu'elle manifeste la "tendance constructive du dynamisme humain" (Nuttin, 1980), ne semble pas asservie aux cycles tension/décharge associés à la satisfaction des besoins plus primaires évoqués précédemment. Comme J. Nuttin (1980, p 201-204), nous avons donc tendance à nous représenter l'évolution biologique et psychologique à travers deux mouvements complémentaires de sens opposé : "l'un descend vers la décharge, l'équilibre et le repos ; l'autre rompt l'équilibre atteint et construit des états de tension et des structures de complexité croissantes". Les conduites motivées par le SM2 semblent être initiées par un choix ou au moins une intention consciente, se rapprochant en cela de ce que Dici et Ryan (op. cit.) désignent par une "conduite auto-déterminée" (self-determinated behaviour). Reprenant l'exemple cité plus haut, ces auteurs imaginent cette fois que le conducteur, ayant pris conscience de sa peur et l'acceptant, se fixe comme objectif de parvenir à conduire sans peur sur l'autoroute. L'émotion dans ce cas est intégrée consciemment et associée à des processus cognitifs et à des valeurs, au sens de Feather (1992) .

             Dans les schémas qui vont suivre, et qui n'ont valeur que de "cartes" pour illustrer comment les deux formes de motivation coexistent et se relaient au cours de la vie, chaque système de motivation est représenté par une flèche dont la densité optique est fonction de la "puissance" de la motivation qu'il fournit à l'individu. Quel que soit le moment de la vie concerné, la somme des parts de chacun des systèmes est tenue pour constante. Dans ce modèle, motivation et état vivant sont complètement interdépendants et indissociables, et les deux systèmes de motivation ne s'opposent que par les comportements qui leur sont associés.

             Deux périodes sont considérées comme très importantes pour le développement psychique ; elles sont représentées par un espace blanc car il serait trop difficile de schématiser les multiples mouvements qui affectent alors l'individu. La première récapitule au niveau de l'individu la séparation-individuation qui a permis l'émergence de la conscience réfléchie et se situe entre la naissance biologique et l'accession à l'identité (CN : crise associée à la naissance). La seconde période de grand développement, la crise d'adolescence (CA) débute avec la puberté et débouche éventuellement sur une séparation-individuation d'un autre niveau (Favre et Favre, 1991).

             Au cours de ces crises maturantes, la part revenant à chacun des systèmes est remise en question ; le dépassement de la crise s'accompagne d'une augmentation sensible de la part du second système de motivation.

             Sur les schémas suivants, le passage du clair au foncé indique une diminution de la puissance du système de motivation concerné ; au contraire l'obscurcissement de la flèche traduit une augmentation de cette puissance.

 - le système de motivation n° 1 : SM1

- le système de motivation n° 2 : SM2

- Crise ou séparation-individuation liée à la naissance : C.N.

- Crise ou séparation-individuation liée à l'adolescence : C.A.

 

 

             Dépendance maximale

Non-dépendance maximale

 

             Ce schéma souligne le fait que la dynamique de croissance d'un être humain est une dynamique d'individuation. On peut remarquer que le relayage du premier système de motivation par le second au cours de la croissance illustre et prolonge le mouvement d'autonomisation déjà observé au cours de l'évolution biologique.

             Dans ce schéma de développement idéal, le premier système de motivation est tout juste prépondérant sur le second au début de la crise d'adolescence. L'enjeu de la crise réside alors dans une bascule de l'équilibre au profit du second système de motivation. Ce renversement va s'effectuer au cours de la crise, au travers de deux mouvements complémentaires, expulsif et impulsif. Dans le premier mouvement, il semblerait que l'individu organise pour lui-même une catharsis destinée à le libérer des limitations que son éducation a installées en lui. L'adolescent rejette les images véhiculées par son environnement, nie les liens familiaux et remet en question les valeurs que celui-ci lui a proposées durant son enfance, prenant ainsi du recul par rapport aux gratifications du SM1. Parallèlement, l'adolescent recherche au travers d'expériences variées une nouvelle manière d'être au monde ; il définit ses valeurs, intègre de nouveaux schémas cognitifs et développe des potentialités latentes. Cette impulsion s'appuie sur le fonctionnement du SM2. Une fois ces transformations opérées en lui, l'individu est prêt à la métamorphose : il va sortir de la crise en faisant le choix conscient d'une vie autonome en interdépendance (matérielle, intellectuelle et affective) avec autrui, ce qui lui ouvrira la possibilité de s'engager dans des relations transformatives, en particulier avec l'homme ou la femme aimé(e). Le deuxième système de motivation devient prépondérant, et cette situation où le temps, le vieillissement, et les multiples deuils sont acceptés et vécus comme la condition d'une perpétuelle renaissance, est l'indice de l'accession à la maturité psychique et aux joies spécifiques qui l'accompagnent.

 

Les obstacles à la résolution de la crise d'adolescence : le parasitage des systèmes de motivation

             Cependant, les données de la clinique psychologique nous amènent à constater que très souvent la part du deuxième système de motivation n'est pas prépondérante, l"adulte" restant prisonnier de conduites adolescentes voire infantiles.

             Pour tenter d'expliquer cette réalité, nous avons fait l'hypothèse de l'existence de "programmes étrangers" qui renforceraient la puissance du premier système de motivation. Ces programmes étrangers résultent de l'intériorisation d'injonctions de type hypnotique, verbales et non-verbales, qui entraînent la répétition d'actes ou de pensées limitant le développement de l'autonomie de l'individu. Ces programmes comportementaux se construisent le plus souvent pendant l'enfance, comme une réponse d'adaptation à une demande de l'environnement humain. Parce qu'ils perdurent à l'insu de la conscience, ils s'opposent ensuite à l'épanouissement complet de la personne. Celle-ci les "tolère" car ils sont source d'un autre type de plaisir qui fait exister un système de motivation parasité.

 

             Dans le premier système de motivation parasité (SM1p), le plaisir serait associé au maintien d'une dépendance anormalement élevée. Ceci va se traduire chez l'individu par une relation de drogué à drogue vis-à-vis de certains comportements, personnes ou situations, reconnaissable par des signes d'exclusivité qu'exprime le sujet, exemple : "je ne peux pas imaginer de me retrouver seul" ou par la disproportion des émotions ressenties par rapport aux situations qui les provoquent, exemple : " j'ai horreur des personnes qui monopolisent la parole".

             Dans ce cas, on peut imaginer que l'enfant n'a pas bénéficié d'un amour "suffisamment bon" (Winnicott, 1975). Ainsi il a pu être frustré et/ou "gavé" du plaisir SM1 vécu dans la relation fusionnelle de la petite enfance, ce qui le maintiendra dans la dépendance d'autrui et dans une position d'objet. Il est possible aussi que son environnement humain, au cours de sa croissance, ne lui ait renvoyé que peu de signes d'estime et ne l'ait pas encouragé à se développer pour lui-même, limitant ainsi le développement de sa confiance en lui. Du fait de ces programmes étrangers, l'individu va alors privilégier la relation de dépendance comme source principale de plaisir, et se détourner des conduites et des satisfactions liées à l'individuation. D'autres auteurs rendent compte d'un parasitage de la motivation. Freud a été l'un des premiers à montrer comment l'expression de la pulsion de vie peut être contrariée au cours du développement et comment son refoulement induit la persistance de désirs infantiles chez l'adulte (Freud, 1915). Dans sa conception de la motivation, Diel (1947) explique comment le désir essentiel de réalisation de soi, s'il est contrarié, peut être refoulé et susciter "une fausse motivation". Avec une autre approche, Dici et Ryan (op. cit.) indiquent qu'un enfant inadéquatement aimé peut, par compensation de la frustration affective, développer un besoin de substitution, par exemple un besoin accru de nourriture.              Ces descriptions traduisent à nos yeux des modalités d'expression du SM1p.

             L'existence d'un tel parasitage entraîne un déséquilibre des forces au profit du premier système de motivation. Ceci est traduit sur le schéma suivant par un noircissement accru par rapport au schéma précédent, de la flèche correspondant au SM1. Par voie de conséquence, la part de satisfactions perçues en SM2 est plus faible. La crise d'adolescence ne permet pas l'inversion du rapport SM1 / SM2. L'équilibre qui s'installe alors empêche la poursuite de l'individuation.

 

             Dépendance maximale 

 Non-dépendance maximale

 

             Ce schéma illustre comment le relayage insuffisant d'un système de motivation par l'autre produit chez le post-adolescent un tiraillement entre des désirs contradictoires. "J'aimerais bien changer mais pourvu que rien ne bouge !" est souvent le sentiment paradoxal qu'il pourrait exprimer. La personne est partagée entre deux motivations opposées dont l'intensité est similaire : le plaisir d'être responsable, d'être le "pilote" de son existence, et celui de rester dépendant, soumis, "assisté" et irresponsable. On peut rapprocher cette souffrance de ce que la psychanalyse a qualifié de "névrose".

             Si cet état de conflit se prolonge, la suspension de l'individuation provoque le prolongement de la crise d'adolescence. L'individu "parasité" ne peut accéder à la maturité et accueillir l'écoulement irréversible du temps. Il est le plus souvent prisonnier de conduites répétitives et quelquefois compulsives qui le piègent dans un temps "circulaire" où il se retrouve périodiquement à la "case départ"... sauf si une remise en question profonde de cet équilibre lui ouvre à nouveau la possibilité d'accéder à une séparation-individuation débouchant sur la maturité. Il ne nous semble pas qu'il y ait un âge limite pour ce type de naissance, que nous avons appelée "naissance du quatrième type" (Favre et Favre, 1991) à partir de laquelle nous avons enfin l'énergie intérieure suffisante pour nous engager à fond dans nos propres projets et les mener à terme malgré les difficultés.

             Avant d'explorer plus avant les applications de ce modèle, nous voudrions mentionner qu'à la suite de la rencontre avec la pensée de P. Diel, nous avons été amenés à nous interroger sur la possibilité de l'existence d'un parasitage du second système de motivation. On peut imaginer en effet des injonctions visant cette fois le fonctionnement en SM2. Exemple : "deviens autonome, ne sois pas dépendant des autres". Ceci pourrait provoquer chez le sujet une "exaltation de la pulsion d'évolution" (Diel, op. cit.). Ces injonctions, introjectées par le sujet ("je me dois d'évoluer") constituent cependant pour lui une norme, et à ce titre le maintiennent en référence externe. A nos yeux, ce détournement de l'idéal d'individuation au profit d'une satisfaction de l'ego s'origine dans une frustration des besoins SM1 de la prime enfance et témoigne d'une forme différente d'adaptation à un parasitage du premier système de motivation. Le plaisir SM2 dans notre modèle correspond à la satisfaction ressentie spontanément lorsque l'on gagne en individuation, plaisir qui s'accompagne du sentiment d'être "dans le sens de la vie". Ce plaisir ne peut donc être le résultat d'une mise en conformité de nos actions avec des instructions d'origine externe. Pour cette raison, le SM2 ne nous parait pas parasitable. Tout en restant ouverts à une évolution de cette conception, nous conservons pour l'instant l'hypothèse de trois systèmes de motivation.

             Ces trois systèmes de motivation participent plus ou moins à l'économie intérieure de l'individu et lui procurent chacun un type de plaisir et de frustration spécifique. On peut donc évaluer les fluctuations de son état intérieur en fonction de trois différentiels :

 

 

 

... et repérer les systèmes de motivation qui sont en jeu dans un fonctionnement idéal ou dans un fonctionnement parasité. Exemples :

             Le beurre ou l'argent du beurre ? (exprimant l'opposition inévitable entre le SM1 et le SM2 pendant la crise d'adolescence)

"Cela me fait peur de m'engager (frustration SM1) mais cela m'attire aussi (plaisir SM2)"

"J'aimerais bien réussir en maths cette année (plaisir SM2) mais à l'idée de devoir relire mes cours de l'an passé, je me sens un peu découragée (frustration SM1)"

"Je voudrais vivre libre avec celle que j'aime (plaisir SM2), mais j'aimerais bien que mes parents continuent à m'héberger et à me nourrir (plaisir SM1)"

"Ce travail ne me permet plus d'évoluer (frustration SM2), mais d'un autre côté par les temps qui courent c'est une sécurité (plaisir SM1)...

Le beurre et l'argent du beurre ! (exprimant le conflit souvent stérile et inhibiteur entre le SM1p et le SM2)

"... sécurité à laquelle je m'interdis de renoncer (plaisir SM1p)"

"Je cherche toujours à avoir le dernier mot (plaisir SM1p) tout en regrettant de ne pas avoir des relations constructives et transformatives avec mes amis (frustration SM2)"

"J'aimerais être admiré par ma compagne quoi que je fasse (plaisir SM1p) mais si celle-ci n'est pas exigeante avec moi, je sens que je passe à côté de moi-même (frustration SM2)"

"Je me sens étouffer avec mon compagnon (frustration SM2) mais j'ai tellement peur de me retrouver toute seule que je me sens incapable de le quitter (frustration SM1p)"

" J'aime les épreuves à surmonter (plaisir SM2) mais l'idée de réussir m'angoisse (frustration SM1p)"

"Changer de partenaires sexuels me convient (plaisir SM1p) mais comment être sûr que je suis quelqu'un capable d'aimer durablement et de m'engager à fond (frustration SM2)"

 Grâce à ce modèle, il devient possible de reconnaître les signes de la crise de maturation pouvant déboucher sur la naissance du quatrième type, quel que soit l'âge biologique de la personne qui est l'objet de motivations opposées ou paradoxales.

 

 3 Vers un mode de relation qui favorise le dépassement de la crise d'adolescence.

 De ce modèle peuvent être dégagées plusieurs pistes :

1) éviter les situations relationnelles pouvant renforcer le SM1p

2) "faire un pas en arrière", c'est-à-dire se retirer un peu en tant que pourvoyeur de satisfactions SM1, afin que l'adolescent ait la possibilité de satisfaire par lui-même ces besoins

3) favoriser les situations qui activent le SM2, même si elles sont contraignantes dans la position de parent , mais sans fabriquer une nouvelle norme : "tu dois choisir d'évoluer !"

4) constituer pour l'adolescent un contenant, un cocon à sa métamorphose : éviter l'interventionnisme intempestif au profit d'une présence et d'une écoute de ses difficultés et de ses motivations ambivalentes

5) refléter à l'adolescent son dilemme : "le beurre ou/et l'argent du beurre", et lui exprimer qu'il sortira de cette crise par un choix conscient et une décision, dans ce cas le choix du SM2

6) être porteur de valeurs, avoir l'individuation comme propre valeur et la proposer à l'adolescent comme sens de la vie. Le maintien de la question : "quel est le sens de la vie, de ma vie ?" constitue selon Diel (op. cit.) un moyen de ne pas trahir une de nos exigences vitales, celle de nous réaliser, qui si elle n'est pas satisfaite, engendre une culpabilité spécifique nous signifiant de manière surconsciente qu'en tant qu'être nous n'avons pas fini d'évoluer.

 

             Pour pouvoir mettre en oeuvre ces repères, il est nécessaire de visualiser clairement ce que notre représentation des motivations de l'adolescent va induire dans notre relation avec celui-ci, et en particulier dans le mode d'autorité que nous allons exercer.

 

1) Si je me représente l'adolescent comme motivé uniquement par le SM 1 :

             Dans ce cas, il suffit d'utiliser le modèle stimulus-réponse ; mon action favorise alors chez lui la référence externe qui est celle de la prime enfance. Pour le faire agir dans le sens qui m'intéresse moi, j'utilise des récompenses externes ou des menaces.

             Les limites de l'application d'un tel modèle sont multiples, plusieurs travaux ont montré que les récompenses externes favorisent les tâches répétitives et parfaitement maîtrisées (McGraw, 1978) aux dépens de l'acquisition de nouveaux apprentissages (Grolnick and Ryan, 1985). Ce type d'autorité est également peu efficace quand les besoins essentiels d'un individu sont satisfaits, ce qui est le cas de la plupart des adolescents occidentaux, et il ne permet que difficilement à une personnalité ainsi dirigée de développer ses possibilités et ses compétences. Face à ce type de stimulus, elle réagit, soit en se révoltant -ce qui n'est d'ailleurs pas complètement négatif, soit en se soumettant avec plus ou moins de satisfaction SM1p, et en répondant par la passivité. Autrement dit, ce n'est pas, nous semble-t-il, en assistant, en récompensant ou en menaçant un adolescent qu'il pourra ou voudra changer de type de satisfaction privilégié.

 

2) Si je me représente l'adolescent comme motivé uniquement par le SM 2 :

             Je le considère alors comme une personne à part entière, recherchant avant tout l'autonomie, et je le suppose capable de prendre la responsabilité entière de tous ses actes, d'accepter de voir ses propres erreurs, d'en tirer les meilleures conclusions et d'agir en conséquence. J'aurai alors tendance à adopter un mode d'autorité dit permissif, ce qui présente l'inconvénient de le priver de la confrontation avec des adultes auxquels il pourrait s'opposer, confrontation nécessaire pour reconnaître puis accepter ses limites. Je prends également le risque d'être manipulé par ses programmes étrangers ; s'il y parvient, il me méprisera, ce qui ne lui donnera pas envie de devenir adulte à son tour.

             Ce deuxième mode de représentation des motivations humaines nous parait irréaliste car il décrit un adolescent uniquement mû par la création, la responsabilité et l'autonomie, ce qui n'est même pas le cas d'un adulte véritable.

 

3) Si je me représente autrui avec un triple système de motivation SM1-SM1p + SM2 :

             Je peux alors faire fond sur le SM2, c'est-à-dire inventer et proposer à l'adolescent des situations qui activent ce système de motivation, faisant l'hypothèse qu'ayant goûté à ce type de satisfactions il choisira celles-ci plutôt que celles éventuellement apportées par le SM1p. Dans cette représentation, l'adolescent, comme moi-même, est considéré comme une personne en devenir même si son désir d'évolution peut à certains moments avoisiner zéro. C'est un pari conscient sur la vie et sur l'évolution que je fais là.

             Cela implique :

- la substitution de relations fondées sur la reconnaissance de l'adolescent et de ses actions (qui engendrent des satisfactions SM1 encore nécessaires selon nous à l'âge adulte) aux relations véhiculant le mépris ou la soumission (qui renforcent plus ou moins le SM1p)

- l'invention de situations nouvelles dans lesquelles l'adolescent se sente responsable et utile (ce qui pourra lui permettre de connaître des satisfactions SM2). Il semble important de ne pas éviter de lui proposer des tâches difficiles, sachant que la réussite (et donc le plaisir SM2) est plus importante lorsque les individus mus par une "motivation intrinsèque" se donnent des objectifs difficiles (Locke, 1968). Difficulté et plaisir ne sont plus antinomiques, à condition que les buts ne soient pas imposés par un tiers, ce qui aurait pour effet de diminuer l'intensité de ce type de motivation (Mossholder, 1980).

- l'adoption d'un mode d'autorité fondé sur l'exigence (radicalement différent à la fois de l'autoritarisme et de la permissivité) qui tout en étant respectueux de la personne de l'adolescent n'accepte pas tous ses comportements. Il peut être demandé et exigé que l'adolescent respecte certaines valeurs, des contrats mutuels, des règles de vie, des lois, et qu'il cultive aussi cette exigence avec lui-même.

 

             Notre expérience de formateur et de thérapeute, nous amène maintenant à penser que le changement durable chez un individu passe davantage par un changement de type de plaisir que par un renoncement à un plaisir. Il nous reste maintenant en tant que parents, à travers une expérience qui ne fait que commencer avec nos filles, à vérifier si les conditions que nous avons réunies sont pertinentes et suffisantes !

 

 

Conclusion

             Le modèle provisoire et approximatif des motivations humaines que nous proposons ici, bien que centré sur la dimension individuelle, nous semble pouvoir compléter des observations d'ordre sociologique, en leur donnant une signification. Ainsi E. Morin a constaté que notre civilisation véhicule des "valeurs juvéniles". Le renforcement du premier système de motivation par cette incitation collective à repousser la maturation et les deuils qu'elle suppose, peut alors faire obstacle au développement du second système de motivation, empêchant celui-ci de devenir prédominant. Ce relayage insuffisant se traduirait par un prolongement de la crise d'adolescence au niveau de notre société cette fois. La difficulté à faire le deuil des anciennes valeurs et des comportements qui y sont associés serait susceptible d'empêcher une adhésion collective à de nouvelles valeurs génératrices de sens. C'est ainsi que nous nous expliquons les difficultés décrites par Avanzini (1991) pour dégager depuis 1968 un consensus collectif sur la finalité de l'éducation et de l'école. Poussés par les forces néguentropiques de l'évolution (correspondant sur le plan individuel au SM2) mais ayant du mal pour les raisons précédemment évoquées à lâcher le connu, les individus fabriquent progressivement les symptômes d'une "société dépressive" : "le drame de la société dépressive commence ici, dans son incapacité à accéder à un humanisme commun dès lors que sont éliminées les questions de sens." (Anatrella, p.12, 1993). Ces manifestations dépressives pourront selon nous demeurer présentes jusqu'à ce que de nouvelles valeurs créatrices de sens, c'est-à-dire de signification et de direction, en assignant des objectifs généraux à notre évolution, et en désignant ce qu'on doit abandonner, nous permettent de sortir de notre crise collective d'adolescence.

             Dans un précédent ouvrage (op. cit.), nous avons fait l'hypothèse et le pari que l'évolution de l'humanité procédait par des étapes qui rappellent celles de l'évolution individuelle et qu'elle était entrée progressivement depuis deux siècles en Occident dans une phase d'adolescence. L'adoption de ce point de vue conduit alors à penser que c'est aussi parce que les hommes sont immergés dans une crise de maturation qui mime celle de l'adolescence et dont ils ne savent pas trop comment sortir, qu'ils s'inventent et s'entre-communiquent des valeurs juvéniles. Sans l'hypothèse d'une crise collective de maturation qui présente les symptômes d'une crise d'adolescence (rejet des valeurs du passé, émergence de nouveaux modes de relation, de nouvelles structures familiales, etc, mais aussi doute, perte de motivation, tentation du retour à des schémas périmés), il nous parait difficile de comprendre la crise d'adolescence actuelle. La résonance et l'interdépendance de ces deux crises seraient à l'origine des difficultés que rencontrent beaucoup d'adolescents pour dépasser leur crise personnelle, dans ce contexte où les adultes ne jouent plus leur rôle de repères et d'images d'identification et ont souvent renoncé à s'investir dans des projets dépassant l'intérêt individuel. Voir dans ce symptôme la préparation d'un processus de naissance individuelle et collective relève, nous en sommes bien conscients, d'une utopie. Mais cette utopie nous invite, sur le plan collectif, à proposer de nouvelles valeurs à cette société, les valeurs d'individuation par exemple, et sur le plan individuel, à m'interroger sur l'image que je véhicule en tant qu'adulte : suis-je un adulte qui donne envie a un adolescent de mûrir ?

Remerciements

             Nous sommes reconnaissants aux formateurs de l'Institut de Recherche et d'Information bio-Sociales (IRIS), et en particulier à M. Ricono, qui par leur expérience et leur réflexion ont enrichi la modélisation présentée dans cet article.

 

 

 

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