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Le temps du conseil

La question des pratiques pédagogiques à transmettre

 Extrait du Mémoire de maîtrise de sciences de l'éducation

Présenté par Nicole BERTRAND

Avertissement: Ce mémoire ne porte que sur 3 binômes (stagiaire/tuteur), et n'est donc pas représentatif de l'ensemble des tuteurs...

- le type d'entretiens analysés joue un rôle certain dans les résultats de la recherche

- les résultats doivent devenir un objet de travail dans la formation de formateurs : il ne s'agit pas d'invalider le travail des tuteurs, mais bien au contraire de voir, à partir de ce que je tente de montrer, comment on peut les accompagner de façon efficiente.

             Ce mémoire étudie l'activité des conseillers pédagogiques tuteurs lors d'entretiens de conseils avec leurs stagiaires enseignants du second degré.

             Lors de ces entretiens, qui font suite à un cours du stagiaire observé par le tuteur, il est question pour le conseiller pédagogique de faire progresser leur stagiaire, et non pas, face à l'annonce d'un écueil constaté dans la pratique, de développer en lui une résistance telle qu'elle gèle tout processus évolutif. La préservation de la personne entre sans doute largement en jeu.

             Nous tentons d'étudier la façon dont la professionnalité s'élabore dans les entretiens tuteurs-stagiaires : quelles sont, compte tenu du contexte, les stratégies interpersonnelles en oeuvre pour permettre une construction professionnelle la plus efficiente possible ?

             Il s'agit d'identifier les compétences, les connaissances en actes non déclaratives, pour repérer ce qui, au cœur de l'activité du sujet, est de l'ordre du concept, tant dans la dimension relationnelle que dans celle du contenu qui s'échange pendant les entretiens.

             Pour cela, nous procédons à une analyse des interactions verbales entre les tuteurs et les stagiaires, approche que nous croisons avec une analyse des savoirs d'expérience qui sous-tendent l'action des conseillers pédagogiques.

Le conseil donné

             Au fil des entretiens, les tuteurs verbalisent à plusieurs reprises certains éléments afférents à leur pratique enseignante, par exemple faire répéter un élève qui ne parle pas assez fort, laisser expérimenter les élèves suite à l'apport d'une nouvelle notion, faire venir au tableau un élève qui se trompe.

Cette verbalisation constitue pour eux un retour sur leur pratique en vue de la transmettre à leur stagiaire.

             Si un manque, une difficulté est repérée chez le stagiaire, on va rechercher dans sa propre expérience d'enseignant une clé possible, l'expliciter, la donner au stagiaire. Ici ..., nous donnons un seul exemple : la difficulté de la stagiaire a un effet miroir en mettant le tuteur en difficulté, est riche d'enseignements :

S2=stagiaire n°2 - T2= Tuteur n°2

S2 - 171 - D'ailleurs, Sarah, qui est devant, qui est très hostile, elle, bon, je lui ai rendu son devoir, c'était un devoir noté sur 5, donc c'était peu de points, elle avait zéro et demi, parce qu'elle n'avait rien fait (rire), et en sortant elle a chiffonné son devoir, c'est de la provoc, hein, je pense, je pense que… et donc, et donc elle a une attitude, je sais pas quoi faire…

T2 - 172 - Alors écoute, moi j'ai, on a… j'ai complètement oublié ce petit moment-là, mais qui pour moi a été bien géré. C'est-à-dire que tu l'as, alors elle voulait se mettre au fond de la classe, je crois, non, au tout début, tu l'as obligée à venir au 1er rang, et tu lui as passé un bon savon, froidement, hein, en lui disant que son attitude était intolérable, heu tu ne t'es pas perdue dans des flots de paroles ni quoi que ce soit, mais ça a été suffisamment clair et net, moi je crois que t'as bien géré l'histoire, d'ailleurs elle est restée absolument coite, hein, toute l'heure, la malheureuse, elle a rien dit, bon. Cela dit, cela dit //

S2 - 173 - Le problème c'est qu'elle dit jamais rien, alors…

T2 - 174 - Voilà. Le problème, le problème, je crois, hein, me rappeler que c'est une bonne élève, enfin c'est une élève qui a des capacités tout à fait normales, il faudrait, un jour, quand tu auras un tout petit peu de temps, quand il y aura pas X dans le fond de la classe, que tu lui dises "j'aimerais bien que tu restes à la fin de l'heure", ah ça a déjà été fait… Et elle arrive pas ? Quel est //

S2 - 175 - Ben, le dialogue a été positif, hein, l'heure d'après ça s'est bien passé, et puis tout de suite elle retombe…

T2 - 176 - Oui. En fait c'est qu'elle arrive pas…

S2 - 177 - (… inaudible)

T2 - 178 - Ah oui, ah tu crois que c'est… Et elle te l'a dit ouvertement ou…

S2 - 179 - Elle a dit que… c'était pas… enfin qu'elle avait pas changé elle…

T2 - 180 - Ben oui, mais enfin bon, entre la méthode et la personne il y a peut-être une…

S2 - 181 - Je sais pas, je sais pas. J'ai pas été hostile avec elle, hein.

T2 - 182 - Non, je crois pas, ah ben je pense pas, et là ce matin tu as été très claire en disant écoute moi je fais le maximum, à toi… Oui… Bon. (court silence)

S2 - 183 - Mais bon, ça a été dit au conseil de classe et ça dépend des professeurs//

T2 - 184 - Ça dépend des professeurs, oui, bon, c'est quelqu'un//

S2 - 185 - Soit elle a une attitude très positive en classe, soit elle a une attitude très négative, ça dépend vraiment.

T2 - 186 - Ça dépend des professeurs. Bon, en tout cas, pour conclure un peu rapidement, parce que je vois le temps qui passe, quand même, et puis bon on peut pas non plus parler indéfiniment de tout ça, mais ce que je voudrais, (…)

La stagiaire fait appel au tuteur

 

Le tuteur donne une première fois des conseils : il est bon d'éviter l'emportement, d'être claire, concise

Mais, ce faisant, il ne répond pas à la difficulté de la stagiaire et elle le lui fait savoir

Le tuteur risque un autre conseil, mais la stagiaire l'a devancé.

 

De l'entreprise de conseil le tuteur passe alors à l'investigation

 

 

Il soutient et relance la stagiaire plusieurs fois

 

 

 

Il rassure la stagiaire sur son attitude et tente de conclure (bon). Le silence, exceptionnel dans cet entretien, marque un constat d'impuissance

La stagiaire offre une porte de sortie au tuteur : d'autres collègues ont le même problème

Le tuteur se saisit alors de cette issue et clôt l'épisode sans avoir pu apporter une réponse qui le satisfasse.

             Cet épisode nous montre que le tuteur se fait un devoir de donner une solution à chaque difficulté rencontrée ; si la solution proposée n'est pas appropriée (par exemple si elle a déjà été tentée), alors une autre est proposée. La recherche ne se fait pas conjointement (tuteur et stagiaire), mais de façon unilatérale (tuteur à stagiaire), le tuteur se posant comme un pourvoyeur de réponses.

              La pratique présente ici est celle du don, de la transmission, qui fait partie de l'activité enseignante : la reconduction de la posture est spontanée.

Un décalage mal vécu

a) Le décalage conceptuel

             Les attendus institutionnels (Ministère et IUFM), dont nous avons fait état au début de notre mémoire, s'inscrivent dans une perspective d'aide (par exemple aider le stagiaire à résoudre les problèmes qui se posent à lui, l'aider à diagnostiquer ses difficultés), d'accompagnement (par exemple en travaillant avec lui sur les compétences et les outils), d'autonomisation (pour lui permettre de construire son identité professionnelle).

             Dans les entretiens nous ne rencontrons qu'exceptionnellement de la part des tuteurs une attitude qui consiste à soutenir et relancer la parole des stagiaires, dans une aide à la formulation .

             Nous pouvons penser que cette attitude, non spontanée, n'existe que si elle est initiée et travaillée.

             Il existe bien un décalage entre l'attendu et le réalisé, qui est ressenti par les acteurs et qui les place en situation d'inconfort.

b) L'inconfort verbalisé

              Lors des entretiens d'auto-confrontation, (entretien entre le tuteur et le chercheur sur l'enrégistrement de l'entretien entre le tuteur et le stagiaire) les tuteurs ont exprimé différents éléments à propos de leur pratique de conseil.

* Volonté de rendre le stagiaire acteur

Les termes d'accompagnement, de conseil, d'entretien, renvoient respectivement, rappelons-le, aux champs suivants :

- Se joindre à quelqu'un pour aller où il va en même temps que lui, plutôt que mener quelqu'un là où nous savons qu'il doit aller.

- Tenir conseil (travail intersubjectif partagé, processus dialogique) plutôt que donner conseil (don, transmission).

- Entre-tenir un problème ou s'entre-tenir autour de lui (parole partagée, processus dialogique) plutôt que de faire le travail ou devancer la recherche de l'autre.

                 L'intention est de partir de la parole du stagiaire : " Quand la stagiaire peut voir, analyser elle-même ce qui ne va pas, c'est toujours bien meilleur que si c'est moi qui lui dis ".

Les tuteurs expriment clairement qu'il faut que leur stagiaire trouve sa façon de faire, construise sa personnalité professionnelle, et ont pleinement conscience de l'intérêt de leur effacement :

" C'est pas évident d'être efficace quand on donne des conseils parce que justement on ne sait pas grand-chose de la perception de l'autre et encore une fois la meilleure trace que l'autre est en train de réfléchir avec vous c'est de lui redonner la main. ".

Il est frappant de relever les propos d'un tuteur qui, parlant de sa position d'enseignant, accorde une grande importance à la posture d'appropriation chez ses élèves :

" Quand on s'approprie quelque chose on a des chances d'en garder le souvenir ".

Valeur forte pour lui, mais qu'il ne met pas en acte dans l'exercice du tutorat et en prend conscience à la lecture de la retranscription :

" Ce qui est amusant dans ce texte si on prend un peu de distance ironique c'est que ce conseiller pédagogique qui explique qu'il faut partir de la parole de l'élève, il ne laisse en aucun cas la parole au stagiaire. C'est-à-dire qu'il fait absolument le contraire de… C'est-à-dire qu'en fait il critique le cours magistral, il critique le cours entièrement dirigé par le maître, …et à ce moment-là il est lui-même le maître, expliquant qu'il ne faut pas faire ce qu'il est en train de faire ".

 

* La difficulté de l'effacement

                 Mais cette intention se heurte à la tentation d'agir à la place du stagiaire :

" C'est un des points les plus difficiles, quand le stagiaire a des manques dans la discipline, là on est malheureux parce qu'on ne peut pas… Si, ponctuellement je peux redonner un petit coup de vernis à droite ou à gauche, remettre les choses là où elles devraient être, mais quand on perçoit ces manques, la seule chose que je puisse faire c'est lui faire voir qu'il lui manque encore des choses, il faut qu'elle continue à… Ça c'est pas toujours… ".

             Nous relevons à plusieurs reprises une hésitation entre montrer au stagiaire comment faire autrement et ne pas lui imposer une façon de faire, l'aider à se découvrir lui-même.

 

* La difficulté du questionnement

                 Le questionnement est souvent vécu non comme une ressource susceptible de faire avancer la réflexion chez le stagiaire, mais comme quelque chose de difficile à mettre en œuvre. Les tuteurs ont tendance, malgré eux, à attendre la bonne réponse :

" je voudrais qu'elle me dise exactement ce que je veux entendre ", réalise un tuteur pendant le second entretien.

             Si le stagiaire ne donne pas les réponses satisfaisantes, le tuteur peut alors freiner son questionnement pour éviter de mettre son stagiaire en défaut, ou bien donner les réponses à sa place.

             Le questionnement est parfois perçu comme une aide au stagiaire, mais pas forcément maîtrisée : ils aimeraient réussir à le faire, mais n'y parviennent pas :

" j'en pose, mais ce ne sont pas les questions que je voudrais poser ".

             Les difficultés rencontrées et verbalisées par les trois tuteurs se détachent encore plus nettement si l'on prête attention à ce que nous dit le tuteur novice. Il parle de sa pratique de conseil comme " en cours de construction " : il existe un écart entre ce qu'on lui a demandé et qu'il souhaite faire et ce qu'il fait, les expressions qu'il utilise pour en parler témoignent de son inconfort :

" Au bout d'un moment j'ai craqué et puis je suis parti dans le conseil parce que je n'arrivais pas à ce qu'il y ait le retour que j'attendais, qu'elle se pose la question ".

L'expression utilisée (" j'ai craqué ") indique que l'exercice demandé ne va pas de soi, qu'il nécessite une compétence, donc un apprentissage et un entraînement. Elle nous indique aussi un léger sentiment de culpabilité, un barrage que l'on lâche à regret après avoir tenté de résister.

" Est-ce que c'est moi qui pose mal les questions ou est-ce que c'est elle qui analyse pas suffisamment bien ce qu'elle fait et pourquoi il faudrait le faire ? ".

Le tuteur s'interroge sur l'efficacité de son action avec la stagiaire : le questionnement ne permet pas à la stagiaire d'avancer, et par rebond ne permet pas non plus au tuteur de situer sa stagiaire. L'amorce de la phrase indique que le questionnement est une technique qui devrait, selon lui, fonctionner, si elle est maîtrisée. ...Dans le cas présent, la logique transmissive prend le pas sur la logique d'accompagnement et constitue un obstacle.

             Savoir ce qui pour les stagiaires fait problème et non ce qu'on aurait fait à leur place demande au tuteur une décentration, une capacité d'écoute qui ne s'improvise pas.

Vouloir faire n'est pas pouvoir faire, et face aux multiples compétences requises par l'exercice du tutorat les acteurs font au mieux, leur problème étant de ne pas réussir à mettre en œuvre ce qu'ils auraient souhaité.

La question des pratiques pédagogiques à transmettre

                 Nous allons maintenant nous permettre, de revenir sur le paradigme dans lequel s'inscrivent les tuteurs. L'obstacle indiqué précédemment consistait dans la transposition du paradigme d'enseignement.

1) L'utilisation d'un modèle : essai

                 A partir du moment où nous posons l'existence de ce cadre paradigmatique comme un constat dans la pratique de tuteur, nous pouvons examiner ce qui se passe en tentant une transposition du triangle pédagogique de Jean Houssaye :

 

             Si les transpositions des personnages ne présentent a priori pas de difficulté, le pôle de la pratique professionnelle nous semble mériter une considération particulière : quelles sont les pratiques professionnelles dont parlent les tuteurs aux stagiaires, ou plutôt sur quoi se fondent-elles ?

2) La relation au savoir expérientiel

                 Nous avons essayé de voir quelle était la relation entretenue par les conseillers pédagogiques tuteurs avec leur savoir expérientiel, ce savoir qu'ils cherchent à transmettre à leur stagiaire. Comment les tuteurs jugent-ils leurs propres connaissances en acte ? S'agit-il d'un jugement personnel fondé sur l'expérience, d'une réflexion, d'une opinion, d'une certitude… ?

             Les termes employés et la façon dont ils sont utilisés permettent de situer la relation qu'entretient le tuteur avec le discours qu'il énonce : les verbes utilisés révèlent l'engagement de l'énonciateur, ce que le tuteur dit est lié à la manière dont il le dit. Pour étudier ce point, nous nous sommes appuyés sur la proposition d'analyse sémantique d'Oswald Ducrot (1975), reprise par D. Maingueneau : il s'agit de relever la présence de marqueurs de la position dans l'énoncé (.....)

* Croire

                 Le verbe que nous rencontrons le plus fréquemment dans les discours est " croire ", étrangement c'est celui auquel O. Ducrot n'a pas associé de critères. Cependant, s'il est sans doute imprudent de dire que les tuteurs cherchent à communiquer une croyance, nous pouvons avancer qu'ils font appel à une conviction, une notion intime, un élément dont ils sont persuadés sans toutefois qu'il soit raisonné.

T2 - 21 - "Le temps passe, donc moi je crois que c'est très très important de revenir sur le texte, ce qui permet à chaque fois de valoriser une démarche inductive."

             L'utilisation de ce verbe témoigne aussi, nous semble-t-il, d'un engagement de la part du tuteur. Nous le rapprochons ainsi de l'adverbe " vraiment ", utilisé fréquemment également, signe d'implication dans le discours :

T2 - 87 - "Donc c'est, ça c'est vraiment important il faut, il faut bien que tu considères que ta séance s'inscrit dans une séquence (…)"

             Cette formule traduit bien l'engagement du tuteur : l'emploi de " vraiment " est renforcé par " important ", puis à nouveau souligné par " bien ". L'élément dont le tuteur parle est essentiel pour lui.

Répartition de ces mêmes verbes dans les discours des tuteurs

T1
T2
T3
Considérer

0

0

0

Trouver

6

6

8

Estimer

0

0

0

Juger

0

0

0

Avoir l'impression

11

11

4

Être sûr

3

0

2

Penser

6

4

1

Croire

11

10

9

* Avoir l'impression

                 Cette expression est également très utilisée : à de nombreuses reprises, les conseillers pédagogiques font appel à leur jugement personnel fondé sur leur expérience. Le savoir expérientiel est un incontournable.

T1 - 37 - "C'est ça qui est intéressant me semble-t-il, voilà : quand on a la chance d'avoir un tout petit nombre, on ne fonctionne plus de la même façon que quand on a un groupe complet, si tu veux, donc euh…"

* Trouver

                 Nous retrouvons la force de l'expérience, les tuteurs s'étant appropriés un savoir, leurs connaissances acquises leur permettent de repérer un élément dans l'activité de leur stagiaire et de le qualifier :

T2 - 3 - "Je trouve que quand même c'est fichtrement ambitieux."

             Le tuteur fait appel à son jugement personnel ..., qu'il étaye par son expérience professionnelle ..., il peut alors qualifier une situation singulière ....

* Penser

                 L'opinion du tuteur est le produit de sa réflexion. Loin de la spontanéité, l'opinion est réfléchie, ce qui a nécessité une mise à distance, voire une théorisation.

T2 - 207 - "Je pense qu'analepse-prolepse méritait largement une séance supplémentaire."!

* Être sûr

                 Cette locution est peu rencontrée chez les tuteurs. Ils ne semblent pas certains de l'opinion qu'ils expriment, ce qui sera clairement et sans façon validé par l'un d'eux lors de l'auto-confrontation :" Je ne sais pas ce qu'il faut faire ! Je continue avec de l'expérience à ne pas exactement savoir ".

             Nous pouvons croiser cet élément avec les locutions qui viennent modérer les assertions, telles que " sans doute " (l'usage lui donnant un sens contraire au sens premier), " peut-être ", " éventuellement " :

             Ces formules sont utilisées de façon récurrente par les tuteurs, laissant une incertitude autour des éléments abordés. Cette notion vient teinter d'ambivalence l'engagement assuré des tuteurs : on croit en des valeurs mouvantes, que l'on doit constamment réinterroger.

             Pour terminer sur ces verbes dits d'opinion, nous notons l'éviction des termes " considérer, juger, estimer " dans les discours des tuteurs. Les caractères communs à ces trois termes, selon O. Ducrot, sont d'une part l'implication d'un jugement personnel fondé sur une expérience, et d'autre part la certitude de l'opinion exprimée. Ce point semble confirmer ce qui précède : les tuteurs ne s'autorisent pas de certitudes lorsqu'ils parlent pédagogie. En la matière, on peut être intimement persuadé mais pas absolument certain.

             L'implication de la personne dans ce qu'elle exprime apparaît donc nettement dans l'étude des verbes employés. Dans une situation d'entretien, l'effet s'en trouve accru :

             on ne parle pas à la place d'un autre, c'est bien le " je " qui est au premier rang, ce " je " s'exposant à la parole de l'autre.

 

(...)La dimension éthique est forte chez les conseillers pédagogiques, et les entretiens d'auto-confrontation en sont imprégnés : ils cherchent à " garantir la qualité de l'enseignement ", tiennent à " ce qu'on propose aux élèves fasse sens ", font en sorte que " l'élève soit dans une appropriation (c'est le mot-clé de ma foi pédagogique) ".

Ils témoignent de la grande attention portée au stagiaire et à la formation qui les implique en tant que tuteurs : " si j'accepte d'être tuteur, c'est parce qu'il y a une dimension éthique. […] On a un rôle de transmission d'une sorte […] de conviction ".

 

3) Concept en acte : 3ème obstacle

                 Le capital expérientiel est donc fortement présent, le lien très étroit de sédimentation que les tuteurs entretiennent avec leur profession ancre leur engagement, leur conviction, qui prend le pas sur une réflexion théorique distanciée.

             Ce constat opéré par exemple par Sébastien Chaliès " les conseillers pédagogiques supervisent comme ils enseignent " l'amène même à discuter de l'utilité de l'entretien pédagogique.

             Nul n'est certain de ce qu'il souhaite pourtant vivement transmettre, ce qui, compte tenu du modèle transmissif dans lequel les tuteurs s'inscrivent, nous semble constituer un troisième obstacle.

             A ce stade, il nous faut reprendre la transposition du triangle pédagogique et l'approfondir pour en mesurer les effets.

             Jean Houssaye relie les pôles, constitués par les acteurs et l'objet à transmettre, par trois processus (former, enseigner, apprendre), ce sont ces trois processus que nous transposons à leur tour pour enrichir notre essai de modèle.

             Le modèle de J. Houssaye met en rapport le savoir, l'enseignant et l'élève dans une logique de dualité exclusive, chaque processus excluant un des trois sujets. C'est vers l'essai de transposition que nous nous tournons.

             Nous utilisons le terme de " modèle " dans le sens de l'outil qui sert à penser et qui sert la pensée : cette figure n'est pas la reproduction exacte de la réalité, mais elle permet d'en comprendre le déroulement.

             Dans le processus de modélisation, le tuteur se met en lien avec sa propre pratique professionnelle, engage son stagiaire dans une contrainte modélisante et l'exclut donc en tant que sujet. Dans ce processus, le stagiaire n'est pas un sujet qui se forme mais un objet que l'on forme.

             Dans le processus d'autoformation, le stagiaire ne tient compte que de sa propre pratique, exclut celle du tuteur, dans une logique d'auto-centration qui fait boucle avec elle-même. Le tuteur ne peut alors tenir sa place de formateur.

             Dans le processus de subjectivation, tuteur et stagiaire sont en lien l'un avec l'autre, excluant la pratique professionnelle. La professionnalité étant exclue, ce sont deux sujets qui sont en présence.

             Dans chaque processus nous constatons une désintégration de la situation de formation par l'exclusion d'un tiers.

 

             De plus, le problème que pose cette figure est bien celui de la pratique professionnelle : de quelle pratique parle-t-on ?

î             Si dans le triangle de J. Houssaye le savoir est commun au professeur, et à terme aux élèves, dans le triangle transposé il ne peut pas s'agir de la pratique enseignante parce qu'il y en aurait deux en présence, celle de l'enseignant tuteur et celle de l'enseignant stagiaire (deux pratiques pédagogiques ne peuvent se superposer).

î              Nous ne pouvons pas plus considérer qu'il s'agit de la pratique de tutorat : elle est un moyen qui relie le tuteur au stagiaire, mais elle n'est pas objet de transmission.

î             S'agit-il alors de " l'expérience " ? Nous entendons par expérience un fait vécu : " Fait d'acquérir, volontairement ou non, ou de développer la connaissance des êtres et des choses par leur pratique et par une confrontation plus ou moins longue de soi avec le monde " .

             L'expérience, puisqu'elle est vécue par la personne pour être telle, peut se raconter, se montrer, mais peut-elle se transmettre ? Au terme " transmissible ", sans doute faut-il préférer l'expression " caractère potentiellement partageable d'expériences " adopté par Marc Durand .

             Cette figure transposée est décidément problématique : le pôle du contenu à transmettre résiste… Il nous faut alors changer de logique.

             Nous pensons que la figure ne peut servir de modèle pour l'activité de tuteur parce qu'il ne s'agit pas, dans le tutorat, de transmission, mais plutôt d'accompagnement dans un processus de construction professionnelle et d'autonomisation, qui implique une dimension relationnelle forte.

             Quelle que soit l'entrée retenue, qu'il s'agisse de la considération du paradigme à l'œuvre, de la pratique de conseil ou du contenu à transmettre, nous nous heurtons au même écueil : l'activité enseignante représente à la fois un socle et un obstacle. Sans doute un moyen d'aborder l'obstacle est de se retourner vers la formation des tuteurs. En effet, il est probablement difficile pour les tuteurs d'accepter " de ne plus être identifiés uniquement à partir de ce qui constitue l'expertise et la source de leur reconnaissance professionnelle : l'enseignement " .

             Un accompagnement par la formation pourrait être opérant, pour permettre aux conseillers pédagogiques de passer du vouloir au pouvoir faire.

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