N : Vous
fabriquez quelque chose ?
E : Oui, en faisant
des maths, on se fabrique quelque chose. On
fabrique quelque chose. Alors c'est pour
ça... on aime bien ; tout le monde aime
bien fabriquer quelque chose, je pense. Parce
que si on n'arrivait pas à fabriquer
quelque chose, enfin trouver... trouver la paix,
avoir justement la joie de l'avoir fait ; je
crois qu'on en ferait plus, en tout cas, moi,
j'en ferais plus...
N : Vous avez
l'impression de fabriquer quelque chose qui
vient de vous ?
E : Ah oui ! qui
sort de nous. Oui, comme quelque chose qu'on a
pensé, qu'on a trouvé, qu'on a
montré. Oui, parce qu'un problème,
bien sûr, le départ ne vient pas de
vous, mais après ce qu'on doit faire, le
plus important, ça doit être fait
par nous.
Cette fille de série
scientifique a l'impression de créer quelque
chose qui sort d'elle et dont l'origine ne vient
pas d'elle. On peut y voir un fantasme
d'enfantement qui lui apporte la paix.
On retrouve le
même sentiment chez un professeur
Roger:
Roger
dans un entretien de trois quarts d'heure
utilisera 49 fois les termes "construire",
"construction" ou
"reconstruction".
Cette
fréquence montre déjà son
importance. Roger le dit du reste explicitement:
«Cette idée de construction... ce
n'est pas pour rien que j'utilise ce terme, c'est
qu'il correspond à un goût de
construire quelque chose dans l'existence.
» Chez lui, on retrouve ce goût partout:
il "construit des projets", il fait son
"boulot" en "construisant quelque
chose", il "adore reconstruire de vieilles
maisons". Il emploie même ce terme dans
des expressions peu habituelles telles que
"construire un enfant". C'est aussi cette
idée qui anime ses choix: en
épistémologie il étudie
"comment se construisent les choses", en
histoire c'est "la genèse" qui le
passionne, en psychologie c'est ce qui l'a fait
"beaucoup adhérer aux idées de
Piaget" à une époque où il
a vraiment senti "que cette idée de
structuration progressive", lui, il l'avait
vécue. C'est la musique très
mathématisée qu'il aime et dans le
domaine des arts, il fait des cours sur "la
composition des éléments topologiques
dans la construction des tableaux de la
Renaissance". C'est donc toute sa vie qui
paraît conduite par ce thème et on se
doute alors que les mathématiques elles
aussi vont subir l'influence de ce fantasme
sous-jacent.
En effet, on retrouve
le même thème quand il parle
explicitement des mathématiques: «
La plupart des démonstrations, je les
retrouvais, c'est-à-dire que je
reconstruisais une solution. » Il passe
ainsi quinze jours à la campagne pour
"retrouver des règles" sur les
racines. Il "voit beaucoup plus la construction
des notions, la construction des concepts" et
surtout il exprime bien ce qu'il ressent dans cette
phrase:
«Je
construisais des mathématiques, je les
construisais moi-même... je
m'étais construit un univers, un
univers mathématique qui était
tout à fait exact, tout à fait
solide et où je mettais des
pièces petit à petit les unes
sur les autres. »
Roger utilise
également un autre terme proche de celui de
"construire", c'est celui de "structurer". Il
l'emploiera 27 fois dans l'entretien. Et pour lui,
c'est grâce aux mathématiques que l'on
construit ou que l'on structure : «
Construire, structurer par les
mathématiques, oui, ça peut
être intéressant. Les matières
que j'aime bien ce sont les matières
très structurées : l'algèbre,
la topologie. »
Après avoir
exprimé longuement ce désir, Roger
fait un rapprochement entre l'oeuvre construite et
son constructeur: "construire" devient alors
"se construire". En fait, quand il fabrique
des mathématiques, c'est lui qu'il
construit; il le dit explicitement à propos
de ses études supérieures:
«Je
me suis aperçu que je ne pouvais plus
vivre les maths de la même
manière, il y en avait trop. La
difficulté que j'avais à ce
moment-là c'était que je ne
pouvais plus, moi, me construire avec ce type
de mathématiques. »
D'autre part, il
estime les hommes comme Malraux parce que lui,
« c'était vraiment un homme qui
s'était construit », ou encore:
«il y a des gens comme Schweitzer par
exemple... qui se sont vraiment
construits». Il rapproche d'autre part
"se construire" de "se
réussir" : « Dans la
manière de se construire, il y a la
manière de se réussir, c'est comme
dans un certain nombre de disciplines hindouistes,
par exemple, où l'individu se construit par
des techniques. »
Et finalement
pourquoi tout cela? « Quand on construit
une maison, on aime qu'elle soit bien faite.
J'aurais aimé être compagnon au Moyen
Age, en somme me réaliser vraiment et
réaliser un chef-d'oeuvre aurait
été mon but. » Mais plus
profondément encore, c'est pour
«être quelqu'un qui peut se regarder
dans la glace et ça indépendamment
d'un sentiment d'orgueil », pour y voir
«une image qu'on peut regarder mais qui
n'est pas le résultat d'un conflit, qui est
simplement qu'on doit être cela».
Cette maison qu'il
veut belle, ce chef-d'oeuvre qu'il aurait
aimé construire, c'est sa propre image,
telle qu'elle doit être dans son esprit,
belle parce que "sans conflit", sans
doute encore dans "sa totalité" comme
les meubles qu'il aime construire. Et c'est pour
cela aussi qu'il construit "un univers
mathématique tout à fait exact, tout
à fait solide" dans lequel il pose
"les pièces petit à petit les unes
sur les autres".
Ainsi la fonction de
l'objet mathématique
intériorisé c'est d'être son
image, cette image qu'il peut avoir
fantasmatiquement l'impression de construire selon
ce qu'il désire. Image qui le rassure sans
doute contre des angoisses archaïques dont on
peut trouver des traces dans ce qu'il nous dit par
la suite. On pourra en effet rapprocher ce terme
"construire" du terme de
"destruction" utilisé sept fois dans
l'entretien. Il exprime cette idée en
l'attribuant d'abord aux enfants en
général: « L'enfant est
à construire comme un individu doit se
construire toute sa vie. Même si
biologiquement il s'appauvrit, il se stabilise
(c'est bien connu qu'on est foutu à cinq
ans). Même si on s'appauvrit
régulièrement, c'est justement cette
structure qui va faire qu'on arrive à
survivre malgré l'appauvrissement. Et je
fais surtout allusion à la destruction des
neurones, à différentes choses de ce
genre où manifestement on baisse de
potentialité, mais cette structure permet de
bien fonctionner en définitive.
»
Tout ce qui est
destruction le préoccupe: «Ça
m'ennuie les destructions dans Paris», ou
encore: «Je n'ai jamais compris à la
fac que les étudiants détruisent le
matériel, c'est quelque chose qui ne me
semble pas normal ». Pourtant il ressent
quelque chose de l'ordre de la destruction dans son
fonctionnement interne: «C'est une
manière de réfléchir à
toute information qui détruit une partie de
cette information, notamment tout ce qui joue au
niveau de la spontanéité et de la
réponse immédiate. »
N'est-ce pas du reste le même sentiment de
destruction interne symbolisé par la
conscience de la destruction-des neurones qu'il
associe à ces pertes de mémoire ou
ces absences de souvenirs dont il parlera à
différentes occasions : « Par
contre, ce qui me fait réflexion maintenant,
c'est la manière dont je réagissais
en faisant des mathématiques. J'ai toujours
été incapable au lycée de
communiquer ma solution d'un problème, je ne
me souvenais plus de l'énoncé,
j'étais incapable de dire ce que j'avais
fait. »
Quand il fait des
mathématiques Roger a donc inconsciemment
l'impression de construire une image de
lui-même "solide", sans les "conflits" qui
pourraient le détruire à la
longue.
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