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Soi et la théorie :

petit examen de la relation

Marielle Billy

          Le mot " théorie " évoque un ensemble de connaissances constituées, considérées comme suffisamment forgées, établies et organisées, pour servir de repère, de socle à la réflexion, à l'exploration du monde. La théorie forme un couple avec la pratique et l'expérience : couple de complémentaires et d'opposés - complémentaires par leur relation d'aller-retour, idéale démarche dialectique de l'un à l'autre ; opposés car l'une tire vers l'abstraction, la généralisation, quand l'autre est dans le concret, le factuel, le singulier.  A première vue, la théorie semble présenter la garantie d'une forme de permanence, alors que la pratique et l'expérience (les deux termes n'étant pas synonymes) évoquent l'aléatoire, le contingent.

           Je voudrais ici traiter de façon apparemment paradoxale du lien qu'on peut entretenir avec la théorie (à une, à des théories), lien pris lui-même comme expérience : lorsque j'ai affaire avec une théorie constituée (en dehors de moi, en amont de mon approche), je peux examiner mon rapport avec celle-ci - rapport, relation conçus comme réelle expérience, c'est-à-dire comme un vécu -

           Ce vécu, d'abord confus, naïf, prend dans l'après-coup de son réexamen, un sens, et il m'enseigne quelque chose sur moi-même. C'est ce que je vais tenter d'exposer ici : raconter le lien particulier que j'ai cru reconnaître et démêler entre moi et la théorie.

Petit préambule

           Selon une habitude que j'ai prise, lorsque je me pose une question, je consulte souvent l'étymologie du mot qui est au centre de ma question, ici, " théorie ".

           On ne peut oublier que notre culture, notre langue découlent d'une origine en grande partie grecque et latine. Au départ, le mot latin " theoria " est repris du grec " theôria " qui signifie " groupe d'envoyés à un spectacle religieux, à la consultation d'un oracle " (le doute demeure sur le double préfixe : theo- / dieu, thea- / spectacle, qu'on retrouve dans " théâtre "). Le mot renvoie donc à une notion de contemplation et d'oracle. A partir de Platon, le mot a pris le sens de " spéculation abstraite " par opposition à la pratique (qui se place du côté de l'action) .

 

           Si je fais ce petit détour étymologique, c'est que j'ai cru souvent reconnaître quelque chose proche de la fascination, de la soumission quasi religieuse à toute théorie par le fait qu'elle se donne comme généralisation, abstraction, et qu'elle semble répondre chez un être humain à un incoercible besoin de vérité, ou du moins, de stabilité.

 

Analyse

           J'aimerais montrer ici par quelques exemples que le recours à la théorie comporte au moins deux tendances pour le moins contradictoires :

· la rencontre d'une pensée autre que la sienne qui fait irruption et introduit du nouveau, du changement possible,

· et inversement, cette même rencontre qui produit l'opposé, c'est-à-dire une forme de " collage ", d'adhésion quasi affective avec l'objet découvert et maintient dans une relation de soumission, qui peut rendre aveugle à autre chose.

 

           Je commencerai par le deuxième point et prendrai d'abord un exemple tiré de ma formation didactique de professeur de lettres.

           J'ai étudié, il y a maintenant de nombreuses années pour les concours, certaines notions de critique littéraire structurale comme celles de Greimas (schéma actanciel d'une œuvre), comme le schéma narratif de Propp ou les nombreux apports de la linguistique à l'étude de la littérature. J'ai découvert alors avec une forme d'enthousiasme ces diverses théories qui me permettaient une approche plus rationnelle de " l'objet " littéraire, qui m'offraient des outils d'analyse, des moyens d'interrogation et de connaissance de la chose étudiée. La préparation des concours, la " compétition " et l' " ivresse " théoriques que j'y trouvais (je devrais dire, que j'y mettais !), confortées également par l'orientation savante des programmes nationaux, m'ont laissée, à la fin, dans un curieux rapport aux œuvres elles mêmes, et de fait, à mes élèves. De façon à peine exagérée, je pourrais dire que parfois, je n'allais plus vers les textes pour eux-mêmes, pour leur charge d'inédit, de surprise, d'humanité, mais qu'ils étaient pris comme supports possibles de vérification et d'affichage des théories apprises - ce que l'on pourrait traduire par ce jeu de mots : le texte devenu prétexte. Pour tout dire, je " perdais " le propre du littéraire.

 

           Ces théories contenaient pourtant en elles mêmes cet inédit, cette potentialité de renouvellement que je recherche dans les œuvres ; elles étaient elles mêmes génératrices d'intelligence, d'ouverture, de découverte, mais c'était bien ma façon de m'en saisir, d'en faire des outils de maîtrise, de généralisation outrancière, qui en détériorait l'utilisation : en exagérant à peine, je pourrais dire que leur puissance d'intelligence me donnait l'illusion de la toute puissance de mon travail.

           Peut-être est-ce là ce qu'on peut appeler une adhésion " idéologique " à la théorie. Je m'explique. Je fais une différence majeure entre la conviction (théorique par exemple), l'engagement de la pensée, et cette forme d'envahissement de notre réalité, cette façon qu'on peut avoir de " tout " lire, interpréter, à partir d'une théorie " sacralisée ", ou religieusement considérée, et de fait, non mise à distance, non modulable, non critiquable par soi. La théorie est alors comme " un allant de soi " dont on se saisit, auquel on s'agrippe, dans lequel on se met soi, dont on se revendique sans recul, dont on fait son " étendard ", et je pousserai plus loin : qu'on prend, inconsciemment comme " sa " vérité qu'on présente comme " la " vérité. Et encore un peu plus : qu'on défend avec un intensité très narcissique comme si c'était une part de soi dangereuse à lâcher.

           Nous avons sans doute tous fait cette expérience d'un échange avec un autre qui est tellement imprégné, blindé, par sa position théorique close que rien ne se passe, rien ne passe : aucune porte entrouverte pour laisser survenir une autre approche, aucune surprise possible, et finalement aucun dialogue de pensée possible - résultat inverse de ce qu'est une démarche théorique, une démarche de pensée, qui devrait être une élaboration perpétuelle, une confrontation, un débat ouvert qui chemine.

 

           Mais avant d'aller plus loin, grâce à un autre exemple, il me faut, à l'inverse de ce que je viens de développer, et puisque j'ai placé l'exposé sous le signe du paradoxe, examiner à son tour, le bénéfice du recours à la théorie dans ma propre pratique, à partir du moment où s'est un peu " assainie " ma relation à celle-ci, ce que j'ai voulu montrer plus haut.

           Je reprends par commodité l'exemple de la théorie littéraire.

Recourir à ces connaissances, à ces œuvres critiques ont introduit une forme d'écart avec le texte : entre moi, mon intuition et le texte, se glissait un regard autre, de biais, qui me donnait un recul sur mon approche, une forme d'abstraction ou de symbolisation potentielle.

           La théorie m'apportait non seulement la capacité de découvrir et de formaliser certains aspects de l'œuvre, mais aussi d'examiner mon cheminement de compréhension, puis, à partir de là, la prise de conscience de comment je pouvais à mon tour accompagner un élève dans cette même découverte : il ne s'agissait pas de lui enseigner ces éléments de critique littéraire (dont cependant les programmes abondent) mais de permettre à un élève de parcourir consciemment la démarche de pensée qui ouvre le sens d'un texte.

 

           La théorie joue ainsi un rôle de tiers qui aide à la décentration de soi - et à ne plus être dans cet " allant de soi " : je t'enseigne ce que j'ai compris, mais plutôt : je t'enseigne comment j'ai compris et vais t'aider à repérer comment tu comprends -

La décentration jouant à deux niveaux :

moi / le texte et moi / l'élève. La théorie devient alors fertile non seulement par ce qu'elle apprend en elle-même mais par ce qu'elle produit comme effet : c'est parce que j'ai reconnu pour moi la nature du travail d'abstraction, la pensée et le travail de la pensée, que je suis en mesure de proposer à l'élève un accès renouvelé à cette même démarche pour lui. Ainsi se réduit tout ce qui était " allant de soi ", et s'ouvre le travail de la pensée, et son expérience.

 

           Je rajouterai ici un autre exemple professionnel, plus impliquant sans doute, qui me permettra de reprendre par un autre bout mon deuxième point : le lien entretenu à la théorie comme expérience à examiner.

           Je suis partisan d'une relation pédagogique fondée, pour dire vite, sur le couple : transmission / écoute. Je défends donc l'idée que l'enseignant se doit d'écouter l'élève. Cela m'amène à avoir une position éducative où compte beaucoup l'idée que dans la relation (à l'autre, et en particulier à l'élève), chacun, et donc soi, y est " pour quelque chose ", que tout lien ne se comprend qu'à partir de sa façon de s'y placer.

           Je me suis surprise parfois, en réunion d'équipe, à défendre cette conception d'une telle façon que je sentais une forme d'agacement ou même d'agressivité chez certains collègues, comme si l'expérience de cette relation-là, en partie manquée ou empêchée, contredisait de fait ma conception personnelle de la relation à l'autre. Je sentais leurs résistances s'intensifier et notre dialogue devenir difficile ou impossible, alors même que je prônais le dialogue !

           En analysant ces épisodes, je me suis rendu compte que je passais par plusieurs étapes, ce que je peux analyser comme suit :

1. d'abord, le constat amer de n'être pas comprise et d'être isolée ; le recul ou le silence un peu hostile des autres me laissant déçue, parfois triste, ou alors en colère.

2. à partir de là, le constat d'un dialogue rompu, d'un débat d'idées et d'une collaboration impossibles, et la conscience que ma position que je croyais faite d'ouverture à l'autre (celle-là même revendiquée dans toute relation, et à l'école, dans la relation éducative) produisait de la fermeture.

3. la prise de conscience que mon état intérieur (tristesse, colère …) n'avait pas grand-chose à voir avec la nature du débat - débat d'ordre professionnel qu'on peut supposer affectivement assez neutre (et qui ne l'est pas, ces lignes cherchent à le montrer) -

4. l'examen de ma façon de me placer dans cet échange avorté, reprenant et revivifiant après-coup cette fameuse idée - chacun y est bien pour quelque chose - Et là, bien obligé de constater que la première personne qu'on peut examiner sous ce jour, c'est soi-même.

5. la découverte (je dirais mieux, la mise au jour pour soi) que la " façon ", le " style " de mon intervention auprès de mes collègues, que je qualifierais de trop intempestive, ou trop passionnée, ou trop imprégnée de certitude (si je veux être aimable avec moi-même, je dirais " trop enthousiaste ", mais c'est le " trop " qui est finalement à considérer), donc, que ce style-là, faisait barrage : je mettais sans doute " trop " de " moi " dans ma prise de position, je faisais, implicitement, de mon arsenal théorique (et là, on peut citer à la va-vite, une conception pédagogique influencée par les acquis de la psychanalyse - écoute, prise en compte de l'autre comme sujet responsable, tentative d'être soi-même sujet de sa parole et de ses actes …- ) un noyau " dur " et fier dans l'échange, lesté d'un enjeu démesuré, de telle sorte, sans doute, que les autres se sentaient exclus de mon système, ou même désavoués, tellement ma conviction avait une allure imparable. Dans ces circonstances, le résultat ne tarde pas : se produit la mise à distance par l'autre qui se sent à son tour menacé, narcissiquement menacé. Et la boucle est bouclée : chacun tourne en rond dans son système, avec le lot de " blessures " afférentes.

6. la suite de l'histoire de cette relation d'équipe est venue en quelque sorte corroborer mes hypothèses précédentes : repérant ce que j'ai énoncé ci-dessus, je me suis alors placée différemment dans ma façon de défendre mes idées - ce mouvement n'étant pas totalement délibéré, volontariste, mais je dirais plutôt, d'abord intérieur - J'ai alors constaté que peu à peu le dialogue reprenait, que le débat redevenait possible. On peut parler ici d'un déplacement : ne m'accrochant plus à ma position par une forme de surinvestissement (mais pas pour autant devenue tiède ou indifférente !), j'ai sans doute laissé un peu plus de place à l'autre. Il n'y a pas eu chez moi changement d'idée, mais changement de position intérieure, changement du type de relation à mes idées.

 

           On voit bien là que ce qui faisait barrage, ce n'était pas l'idée en elle-même (avec laquelle, par ailleurs, il peut y avoir accord ou désaccord), ce n'était pas la conception personnelle, adossée à telle ou telle théorie, mais le mode d'investissement dans cette même conception : celui-ci empêchait le débat, le frottement des idées, l'apprivoisement des idées des uns par celles des autres, ou ce qu'on pourrait appeler la négociation.

           Lorsque la théorie reste à sa place, qu'elle est considérée comme étape de l'élaboration personnelle qu'on mène, qu'elle est prise comme appui d'une pensée en devenir, sujette à du changement, et non pas comme un objet surinvesti, elle garde son potentiel d'ouverture et de recherche, elle permet à celui qui la travaille de s'en imprégner, et d'entendre aussi ce qui lui est hétérogène. Elle joue à plein son rôle d'aide à penser pour autant qu'elle occupe cette place tierce, c'est-à-dire, à l'écart de moi ; c'est ainsi qu'elle offre en tant que telle, non seulement son contenu propre de pensée, mais le surgissement d'un autre système, hétérogène au mien et qui par là même œuvre comme ouverture, levier, courant d'air, ébranlement de ce qui s'est trop solidifié en moi.

           En conclusion, je reprendrai le motif du tiers : la théorie peut jouer ce rôle pour autant qu'elle est prise pour ce qu'elle est - afflux d'une pensée étrangère à la mienne, qui devient appui et empêcheur de penser en rond -

           Je rajouterai enfin :

que le rapport entretenu avec la théorie est lui même une expérience dont l'examen apprend autant et autrement que la théorie elle-même.

           que la vigilance à cette relation permet de faire toute sa place à toute tierce pensée et la chance qu'elle apporte.

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Réactions

<<Excellente analyse, toute simple dans son expression et convaincante par son équilibre - mais que je ne me souviens pas d’avoir lue ailleurs, le plus souvent, la condamnation du caractère d’emprise religieuse d’une théorie ne reconnaît pas le côté positif, l’apport de cette même théorie.>>

<<.Il me semble que la théorie est aussi, pour te paraphraser, un "appui d'une pensée en action", qu'elle agit constamment en arrière plan de notre vision du monde et de nos choix, et que comme telle elle ne peut pas aussi facilement être évacuée vers "cette place tierce" que tu évoques. Peut-être que dans la démarche que tu décris, tu n'as fait qu'ajouter une surcouche à tes théories, une théorie qui te dis, au moment où tu agis, la nécessité de prendre tes distances par rapport aux théories.>>

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