Mathématiques et
Histoire
Un des premiers rôles qu'on attribue
aux mathématiques est celui de donner une
certaine intelligibilité du monde (cela
commence avec le monde des grandeurs), puis d'en
donner des représentations (c'est le
monde des nombres et des figures). La construction
des nombres est tout à fait
révélatrice de cette vision des
mathématiques : comme le dit Kronecker, "
Dieu a créé les nombres entiers, les
autres sont l'uvre des hommes ". Cette
construction humaine illustre une valeur
première des mathématiques :
rationaliser le monde pour mieux le
comprendre.
Dans cette construction des nombres non
naturels, il y a deux niveaux, la construction des
nombres " raisonnables " (rationnels), et la "
constatation " qu'il existe des nombres " non
raisonnables " (irrationnels). Il a fallu des
siècles pour que ces derniers soient
reconnus en tant que tels, mais le problème
de leur existence était déjà
posé chez les grecs en terme de grandeur
avec le côté du carré et sa
diagonale. Derrière cette " constatation "
se cache l'essence même des
mathématiques : la démonstration. La
rationalisation du monde par les
mathématiques permet à l'homme
d'avoir une action intellectuelle sur lui. Une des
valeurs essentielle des mathématiques est la
" gestion personnelle et sociale de la
vérité et de la décision
".
Si l'on peut situer la naissance de ce mode
de pensée chez les grecs, en le liant
à un contexte politique original, la
démocratie, c'est à travers les
siècles et les civilisations que s'est peu
à peu constitué un langage universel,
fruit de toutes les pensées successives
d'hommes de cultures très
différentes. Voilà encore une valeur
forte des mathématiques :
l'universalité de sa symbolique et de son
mode de validation de la
vérité.
L'homme a compris que cette vision
idéalisée de la vérité
et de l'exactitude des mathématiques ne
suffirait pas à comprendre le monde dans
lequel il vivait. Il lui a fallu
mathématiser le monde de l'incertitude, en
prenant comme hypothèse que nous vivons dans
un monde probable : la réponse
mathématique est alors de modéliser
mathématiquement les informations pour en
tirer des conclusions " vraisemblables " et "
probables " comme outil d'aide à la
décision. Les mathématiques nous
interrogent alors sur la pertinence du
modèle choisi , sur la fiabilité des
affirmations qu'on peut produire à partir de
cette modélisation, sur
l'interprétation qu'on peut en tirer :
c'est ici une valeur d'humilité qu'elles
apportent.
Au-delà de ces mondes des grandeurs,
de l'exactitude et de l'incertitude, l'homme a
construit le monde de la " déraison ", pour
reprendre l'expression de Wigner : " la
déraisonnable efficacité des
mathématiques dans les sciences de la nature
". Ce monde mathématique va aller à
l'encontre de notre perception première, il
va démolir les évidences. La valeur
essentielle sur laquelle il repose est le courage
intellectuel. C'est l'arrivée des
géométries non euclidiennes, alors
que Legendre essaie encore de " montrer " l'axiome
d'Euclide. C'est Cantor établissant une
bijection entre un segment et un carré et
écrivant à Dedekind : " Je le vois,
mais je ne peux le croire ". C'est la
théorie de l'héliocentrisme, que l'on
n'a jamais expérimenté mais que l'on
sait expliquer, et qui n'empêchera pas
l'homme de continuer encore pendant des
siècles à voir le soleil se lever
à l'Est et se coucher à
l'Ouest.
Les
mathématiques sont donc au regard de
l'histoire un formidable outil intellectuel qu'a
créé l'homme, qu'il a enrichi au fil
des siècles et des civilisations. Nous
avons donc le devoir de transmettre ce patrimoine
de l'humanité. Joseph Fourier
résume bien tout cela en écrivant des
mathématiques qu'elles sont " une
faculté de la raison humaine,
destinée à suppléer à
la brièveté de la vie et à
l'imperfection des sens ".
Mathématiques,
Individu et Société
Dans nos sociétés de plus en
plus technologiques, les mathématiques sont
omniprésentes, mais souvent de façon
invisible. Nul ne saurait donc contester leur
utilité. Mais comme le dit Jean-Pierre
Kahane dans la préface du Rapport de la
CREM, cette utilité les rend
vulnérables : " Le danger c'est
l'utilitarisme. Il consiste à donner des
recettes au lieu de contribuer à la
formation de l'esprit, à renoncer à
l'universalité des mathématiques,
à les diviser selon la nature actuelle de
leurs applications sans souci des interactions
possibles. "
Cet utilitarisme est particulièrement
perceptible dans les sections post-bacs non
scientifiques. Mais auparavant, il y a cet
enseignement des mathématiques pour tous. En
quoi la société a-t-elle
intérêt à former
mathématiquement tous les individus qui la
composent ?
* Une première réponse que
j'avancerai est que l'apprentissage des
mathématiques est une forme d'apprentissage
de la démocratie, en mettant les
élèves en " activité
mathématique ". Celle-ci commence en
général par une recherche
personnelle, défi entre le problème
et nous, démarche intellectuelle intime qui
développe et construit notre pensée.
Celle-ci continue dans une communauté
scientifique, la classe dans notre enseignement,
communauté qui permet successivement le
débat en soumettant aux preuves et
réfutations les diverses possibilités
de solutions, puis l'assurance de la certitude
partagée. On retrouve dans cette
démarche la longue histoire qui lie
mathématiques et démocratie depuis
les grecs.
* Une seconde réponse est
liée à la nature même de
l'activité mathématique :
résoudre des problèmes,
c'est-à-dire se mettre dans une constante
confrontation au non savoir. Et là se
développent des comportements " experts ",
avec la recherche de la meilleure stratégie,
du modèle le plus pertinent, comportements
tout à fait transférables à
d'autres champs d'action que les
mathématiques. Et parmi tous ces
comportements experts, l'un est vraiment une
attitude spécifique des mathématiques
que développe la résolution de
problèmes: apprendre à "
sécher ".
* Une troisième
réponse, souvent cataloguée "
mathématiques du citoyen ", est la
formation à l'analyse et au traitement de
l'information. Les mathématiques vont
développer des aptitudes à trier,
ranger, transformer des informations en
s'appuyant sur de fréquents changements de
registre : texte, tableau, graphique,
résultat numérique
On trouve
ici le rôle social des mathématiques :
la lecture, l'interprétation, l'utilisation
de diagrammes, tableaux, graphiques, leur analyse
critique aident l'élève à
mieux comprendre les informations qu'il
reçoit, et en cela contribuent à son
éducation civique.
Le Conseil de l'Education des Etats Unis a
fait paraître en 2001 un livre " Mathematics
and democracy ". L'idée
générale de la recherche qui a
conduit à cette publication est que la
méconnaissance complète des
mathématiques, et en particulier du
traitement de l'information, que les
Américains appellent " innumeracy " rend les
citoyens infirmes au même titre que
l'analphabétisme, l'illiteracy. Inversement,
un apprentissage du calcul, de la
géométrie, de la statistique et des
probabilités constitue un bon atout pour se
situer dans le présent et saisir les enjeux
de l'avenir.
Donner des outils, initier au
débat scientifique, développer des
comportements experts, apprendre à
maîtriser l'information, voilà des
valeurs profondes qui devraient être celles
d'un enseignement de mathématiques pour
tous. Mais elles se heurtent à des
valeurs de la société actuelle. Je
vais illustrer cela sur deux points.
Beaucoup d'élèves sont des "
consommateurs " et se situent dans un rapport
presque exclusif à la réussite. Le
savoir pour beaucoup d'entre eux n'est pas une
valeur, mais une marchandise qui a un double prix :
l'utilité et la réussite (à
quoi çà sert ? est-ce qu'il y en aura
au prochain contrôle ?)
Une des caractéristiques de
l'activité mathématique telle que je
la décris ci-dessus est qu'elle se situe
dans la durée. On trouve ici un profond
hiatus entre des valeurs dominantes de la
société, basées sur le "
rapide " et le " volatile ", et celles des
mathématiques basées sur le " lent
" et le " durable ".
Un souhait (peut-être
n'est-ce qu'un rêve ?) est que
l'enseignement des mathématiques
puisse offrir un modèle de
construction du savoir dans le temps et
une habitude de mobilisation
intellectuelle la plus complète
dans la recherche de problèmes face
à une société
où l'instant prime la durée
et où l'effort doit
immédiatement être
rentabilisé.
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Mathématiques
et Enseignement
Si
dans un groupe d'adultes, on découvre que
vous êtes enseignant de mathématiques,
deux attitudes opposées scinderont
l'assemblée. Ceux qui vous renverront une
image définitivement négative des
mathématiques : " Je n'aimais pas ça
" en ajoutant " j'étais nul " comme si vous
alliez encore les interroger. Ceux qui au contraire
vous diront: " J'aimais ça " en
précisant " j'avais de bonnes notes " comme
une espèce de connivence avec vous.
Aucune autre matière ne renvoie une image
aussi affective : un profond ressentiment
associé à l'échec, une grande
affection associée à la
réussite. Et la question " Pourquoi les
mathématiques ? " renvoie
systématiquement à ce temps heureux
ou malheureux de l'enseignement, et très
rarement à un essai d'analyse de ce qu'elles
ont pu apporter dans la vie personnelle ou
professionnelle.
La démocratisation de
l'enseignement a remis en cause bon nombre de
certitudes, entre autres sur le statut des
mathématiques, de leur enseignement et
du rôle pervers de sélection qu'elles
ont joué. Pour illustrer ce rôle, Jean
Dhombres considère que les
mathématiques représentent
l'inévitable, et décline cet
inévitable en trois points :
Ø Inévitable intellectuel
: les mathématiques vont cautionner un
discours, une prise de position intellectuelle ; la
lourdeur des références
mathématiques en sociologie illustre cet
inévitable.
Ø Inévitable scolaire :
les mathématiques vont permettre de compter
parmi les meilleurs ; les mathématiques
obligatoires lors de la première
année de médecine illustrent ce
deuxième inévitable.
Ø Inévitable social :
savoir calculer est pris symboliquement au sens de
savoir assurer sa carrière ; les
mathématiques dans les écoles
commerciales jouent de ce double sens de
l'inévitable social.
Au-delà de cette vision "
sélective " des mathématiques, de
l'inévitable qu'elle représente dans
l'enseignement, comment donner une ou plutôt
des valeurs à cet enseignement ? La
réponse est à la fois uniforme,
rejoignant ce que j'ai développé
ci-dessus sur la place des mathématiques et
de leur enseignement dans la société,
et à la fois multiforme au niveau de
l'expression, fortement connotée par le
passé mathématique de chacun d'entre
nous. C'est pourquoi pour ouvrir encore la
réflexion, je vous propose les points de vue
de quatre membres du comité scientifique des
IREM que vous trouverez beaucoup plus
développés à côté
d'autres points de vue tout aussi riches dans le
numéro 38 de Repères-IREM.
*
Tout d'abord
Guy Brousseau pour qui une des
finalités premières de l'enseignement
des mathématiques est le
développement de la personnalité
rationnelle de l'élève et
l'apprentissage des comportements sociaux relatifs
à l'établissement de la
vérité.
*
Ensuite
Régine Douady pour qui les
mathématiques sont un lieu où il est
possible de mettre les élèves en
situation d'avoir à faire des
prévisions, de les tester, et d'obtenir des
réponses pour lesquelles finalement les
démonstrations apportent la
certitude, et qu'ainsi leur apprentissage
contribue :
A la
compréhension mutuelle;
A la
communication sociale;
A la prise de
responsabilité
*
Raymond
Duval dit ce qu'est pour lui l'activité
mathématique : " une certaine
expérience qui fait que je ne regarde plus
les choses comme avant, que je sens ma
pensée devenue un peu plus puissante
et un peu plus libre, même à
l'égard des mathématiques, de leurs
contenus, de leurs modèles, de leurs
structures ".
*
Enfin
Gérard Kuntz décline les trois
priorités que l'enseignement des
mathématiques doit proposer aux jeunes qui
lui sont confiés : Formation de la personne
: comprendre le monde pour mieux se comprendre;
Formation du futur acteur économique :
préparer l'entrée dans le monde du
travail ; Formation du futur citoyen.
Mathématiques
et Enseignants
Je
suis actuellement formateur en IUFM et je n'ai plus
de classe en charge ; mon seul contact à la
réalité de l'enseignement est
à travers les visites de stagiaires ou les
échanges que j'ai avec des collègues
actuellement en poste. Je sais qu'un certain
nombre d'entre eux souffrent dans leur
métier d'enseignant, en particulier par
la difficulté à mobiliser les
élèves, les intéresser, les
rendre attentifs, les impliquer dans une
activité, les stimuler pour mémoriser
un certain nombre de résultats
essentiels
Et je comprends que leur
réaction à mes propos puisse
être : "c'est bien beau tout ça,
mais un peu idyllique, et en tout cas bien loin de
la réalité". C'est pourquoi je me
permets de m'impliquer plus personnellement pour
éclairer de façon plus
concrète sur quelques points cette
idée de valeurs des mathématiques
à laquelle je suis
attaché.
J'ai longtemps été enseignant
dans un collège de ZUP, classé ZEP,
et les classes que j'avais comprenaient des
élèves d'origine et de culture
multiples. Un certain nombre d'entre eux
étaient d'origine maghrébine, et
lorsque, à propos de la résolution
d'équations, je leur parlais d'Al Khwarizmi,
et de manière plus générale de
l'apport du monde arabe à la construction
des mathématiques que nous utilisons
aujourd'hui, je voyais ces élèves se
passionner, " re "devenir " fiers " de leur
passé et de leur culture. Et ils se
lançaient avec passion sur des
activités comme la résolution d'une
équation du second degré " à
la Al Khwarizmi " via les aires et Euclide.
De même, j'ai toujours vu mes
classes se passionner pour des activités de
type Rallye ", développer cette
communauté scientifique dont je parlais plus
haut pour résoudre le maximum de
problèmes, se mettre d'accord par le
débat sur des solutions (parfois fausses !).
Ce type d'activité est souvent
dénommé " faire des
mathématiques autrement ", alors que c'est
l'essence même de la démarche
mathématique. Le problème est de
l'intégrer de façon
régulière aussi bien d'un point de
vue didactique (démarche heuristique,
construction de connaissances,
institutionnalisation de certaines d'entre elles),
pédagogique (formes de travail et
d'interaction développées dans la
classe) qu'institutionnel (adéquation avec
les programmes aussi bien en terme de contenu que
de d'horaire disponible).
En tant que formateur à l'IUFM, la
référence aux idées que j'ai
développées plus haut m'a souvent
guidé pour comprendre les professeurs
stagiaires, les difficultés qu'ils pouvaient
rencontrer dans cet enseignement des
mathématiques, et ainsi trouver des
pistes de formation auxquelles ils adhèrent
et qui leur permettent de se construire (voire de
se reconstruire) leur relation aux
mathématiques et à leur enseignement.
- Ceci
est particulièrement sensible avec les
futurs professeurs des écoles : un
certain nombre font partie de ces "
rejetés des mathématiques " dont
je parlais ; leur regard sur les
mathématiques, et surtout sur eux par
rapport aux mathématiques est
particulièrement négatif. Et
pourtant, ils vont avoir à les enseigner,
et de façon importante au regard des
contenus et des horaires de l'école
primaire. Quelle première
nécessité de formation, sinon de
leur redonner un regard plus positif sur cette
discipline : en effet, tout
élève est aussi sensible au
rapport qu'a l'enseignant avec l'objet
d'apprentissage qu'à cet objet
lui-même. Et ce changement de regard
passe souvent par une reconquête du sens.
Et là, une approche
épistémologique et historique de
la construction des nombres et des
opérations, une réflexion sur
formes et grandeurs, un éclairage sur la
place des mathématiques dans l'aide
à la gestion du quotidien et à la
formation de l'individu, l'interaction des
mathématiques avec les autres disciplines
(dimension particulièrement importante
dans le cadre de la polyvalence des professeurs
des écoles) sont autant de vecteurs qui
permettront d'amener le futur stagiaire à
construire un enseignement porteur de
sens.
- Pour les
professeurs stagiaires de
mathématiques, il n'est pas
nécessaire de les persuader de
l'importance des mathématiques et de leur
enseignement ! Mais cette spécialisation
à haut niveau est aussi un handicap
à la transformation d'un savoir savant en
un savoir enseigné. Pour eux, la
légitimité des
mathématiques est naturelle. Le fait
qu'ils aient construit une logique interne
à l'édification des
mathématiques les rend moins ouverts
à une approche plus externe s'appuyant
sur des problèmes issus de la "
réalité " : cela est
particulièrement sensible lorsque l'on
aborde une réflexion en profondeur sur
les statistiques. Pour beaucoup d'entre eux, ils
n'ont que très peu de connaissances sur
l'histoire de leur discipline (où,
pourquoi et comment s'est posé tel
problème), sur son articulation avec les
autres disciplines et son utilisation par ces
dernières. Et il faut aussi prendre en
compte leur vision de l'enseignement des
mathématiques qui est souvent à
l'image de celui qu'ils ont suivi (avec
succès) et qui ne les amène pas
naturellement à une réflexion sur
l'entrée dans les concepts par
l'activité plutôt que par le
discours.
J'avais été
particulièrement sensible à la
conclusion de Philippe Lombard dans son article "
Figures et géométrie : la tentation
du sens ?.. " citant Wagner : " Là où
le maître échoue, que peut faire
l'élève ?
s'il a toujours
obéi !
". Reprenant cette idée,
la meilleure formation que l'on puisse donner ne
serait-elle pas celle qui conduirait tout
enseignant à se poser la question : les
mathématiques ne sont elles pas un des rares
lieux de l'enseignement où
l'élève peut parfois dépasser
le maître ? Encore faut-il que celui-ci l'y
ait autorisé !
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