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Mathématiques et valeurs

Jean-Claude Duperret

 

             Pourquoi s'interroger sur les valeurs qu'on peut associer aux mathématiques et à leur enseignement : tout d'abord, en tant qu'enseignant de cette discipline, pouvoir répondre à tous ceux qui posent la légitimité de leur place dans le système scolaire ; ensuite, en tant qu'individu, en montrer la spécificité dans la formation du citoyen ; enfin, dans le contexte actuel de doute sur certaines de ces valeurs, les conforter et les nourrir à travers une perspective culturelle, historique et universelle propre aux mathématiques.

Mathématiques et Histoire

             Un des premiers rôles qu'on attribue aux mathématiques est celui de donner une certaine intelligibilité du monde (cela commence avec le monde des grandeurs), puis d'en donner des représentations (c'est le monde des nombres et des figures). La construction des nombres est tout à fait révélatrice de cette vision des mathématiques : comme le dit Kronecker, " Dieu a créé les nombres entiers, les autres sont l'œuvre des hommes ". Cette construction humaine illustre une valeur première des mathématiques : rationaliser le monde pour mieux le comprendre.

             Dans cette construction des nombres non naturels, il y a deux niveaux, la construction des nombres " raisonnables " (rationnels), et la " constatation " qu'il existe des nombres " non raisonnables " (irrationnels). Il a fallu des siècles pour que ces derniers soient reconnus en tant que tels, mais le problème de leur existence était déjà posé chez les grecs en terme de grandeur avec le côté du carré et sa diagonale. Derrière cette " constatation " se cache l'essence même des mathématiques : la démonstration. La rationalisation du monde par les mathématiques permet à l'homme d'avoir une action intellectuelle sur lui. Une des valeurs essentielle des mathématiques est la " gestion personnelle et sociale de la vérité et de la décision ".

             Si l'on peut situer la naissance de ce mode de pensée chez les grecs, en le liant à un contexte politique original, la démocratie, c'est à travers les siècles et les civilisations que s'est peu à peu constitué un langage universel, fruit de toutes les pensées successives d'hommes de cultures très différentes. Voilà encore une valeur forte des mathématiques : l'universalité de sa symbolique et de son mode de validation de la vérité.

             L'homme a compris que cette vision idéalisée de la vérité et de l'exactitude des mathématiques ne suffirait pas à comprendre le monde dans lequel il vivait. Il lui a fallu mathématiser le monde de l'incertitude, en prenant comme hypothèse que nous vivons dans un monde probable : la réponse mathématique est alors de modéliser mathématiquement les informations pour en tirer des conclusions " vraisemblables " et " probables " comme outil d'aide à la décision. Les mathématiques nous interrogent alors sur la pertinence du modèle choisi , sur la fiabilité des affirmations qu'on peut produire à partir de cette modélisation, sur l'interprétation qu'on peut en tirer : c'est ici une valeur d'humilité qu'elles apportent.

             Au-delà de ces mondes des grandeurs, de l'exactitude et de l'incertitude, l'homme a construit le monde de la " déraison ", pour reprendre l'expression de Wigner : " la déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences de la nature ". Ce monde mathématique va aller à l'encontre de notre perception première, il va démolir les évidences. La valeur essentielle sur laquelle il repose est le courage intellectuel. C'est l'arrivée des géométries non euclidiennes, alors que Legendre essaie encore de " montrer " l'axiome d'Euclide. C'est Cantor établissant une bijection entre un segment et un carré et écrivant à Dedekind : " Je le vois, mais je ne peux le croire ". C'est la théorie de l'héliocentrisme, que l'on n'a jamais expérimenté mais que l'on sait expliquer, et qui n'empêchera pas l'homme de continuer encore pendant des siècles à voir le soleil se lever à l'Est et se coucher à l'Ouest.

              Les mathématiques sont donc au regard de l'histoire un formidable outil intellectuel qu'a créé l'homme, qu'il a enrichi au fil des siècles et des civilisations. Nous avons donc le devoir de transmettre ce patrimoine de l'humanité. Joseph Fourier résume bien tout cela en écrivant des mathématiques qu'elles sont " une faculté de la raison humaine, destinée à suppléer à la brièveté de la vie et à l'imperfection des sens ".

 

 Mathématiques, Individu et Société

             Dans nos sociétés de plus en plus technologiques, les mathématiques sont omniprésentes, mais souvent de façon invisible. Nul ne saurait donc contester leur utilité. Mais comme le dit Jean-Pierre Kahane dans la préface du Rapport de la CREM, cette utilité les rend vulnérables : " Le danger c'est l'utilitarisme. Il consiste à donner des recettes au lieu de contribuer à la formation de l'esprit, à renoncer à l'universalité des mathématiques, à les diviser selon la nature actuelle de leurs applications sans souci des interactions possibles. "

             Cet utilitarisme est particulièrement perceptible dans les sections post-bacs non scientifiques. Mais auparavant, il y a cet enseignement des mathématiques pour tous. En quoi la société a-t-elle intérêt à former mathématiquement tous les individus qui la composent ?

             * Une première réponse que j'avancerai est que l'apprentissage des mathématiques est une forme d'apprentissage de la démocratie, en mettant les élèves en " activité mathématique ". Celle-ci commence en général par une recherche personnelle, défi entre le problème et nous, démarche intellectuelle intime qui développe et construit notre pensée. Celle-ci continue dans une communauté scientifique, la classe dans notre enseignement, communauté qui permet successivement le débat en soumettant aux preuves et réfutations les diverses possibilités de solutions, puis l'assurance de la certitude partagée. On retrouve dans cette démarche la longue histoire qui lie mathématiques et démocratie depuis les grecs.

             * Une seconde réponse est liée à la nature même de l'activité mathématique : résoudre des problèmes, c'est-à-dire se mettre dans une constante confrontation au non savoir. Et là se développent des comportements " experts ", avec la recherche de la meilleure stratégie, du modèle le plus pertinent, comportements tout à fait transférables à d'autres champs d'action que les mathématiques. Et parmi tous ces comportements experts, l'un est vraiment une attitude spécifique des mathématiques que développe la résolution de problèmes: apprendre à " sécher ".

             * Une troisième réponse, souvent cataloguée " mathématiques du citoyen ", est la formation à l'analyse et au traitement de l'information. Les mathématiques vont développer des aptitudes à trier, ranger, transformer des informations en s'appuyant sur de fréquents changements de registre : texte, tableau, graphique, résultat numérique… On trouve ici le rôle social des mathématiques : la lecture, l'interprétation, l'utilisation de diagrammes, tableaux, graphiques, leur analyse critique aident l'élève à mieux comprendre les informations qu'il reçoit, et en cela contribuent à son éducation civique.

 

             Le Conseil de l'Education des Etats Unis a fait paraître en 2001 un livre " Mathematics and democracy ". L'idée générale de la recherche qui a conduit à cette publication est que la méconnaissance complète des mathématiques, et en particulier du traitement de l'information, que les Américains appellent " innumeracy " rend les citoyens infirmes au même titre que l'analphabétisme, l'illiteracy. Inversement, un apprentissage du calcul, de la géométrie, de la statistique et des probabilités constitue un bon atout pour se situer dans le présent et saisir les enjeux de l'avenir.

             Donner des outils, initier au débat scientifique, développer des comportements experts, apprendre à maîtriser l'information, voilà des valeurs profondes qui devraient être celles d'un enseignement de mathématiques pour tous. Mais elles se heurtent à des valeurs de la société actuelle. Je vais illustrer cela sur deux points.

             Beaucoup d'élèves sont des " consommateurs " et se situent dans un rapport presque exclusif à la réussite. Le savoir pour beaucoup d'entre eux n'est pas une valeur, mais une marchandise qui a un double prix : l'utilité et la réussite (à quoi çà sert ? est-ce qu'il y en aura au prochain contrôle ?)

             Une des caractéristiques de l'activité mathématique telle que je la décris ci-dessus est qu'elle se situe dans la durée. On trouve ici un profond hiatus entre des valeurs dominantes de la société, basées sur le " rapide " et le " volatile ", et celles des mathématiques basées sur le " lent " et le " durable ".

             Un souhait (peut-être n'est-ce qu'un rêve ?) est que l'enseignement des mathématiques puisse offrir un modèle de construction du savoir dans le temps et une habitude de mobilisation intellectuelle la plus complète dans la recherche de problèmes face à une société où l'instant prime la durée et où l'effort doit immédiatement être rentabilisé.

 

 Mathématiques et Enseignement

              Si dans un groupe d'adultes, on découvre que vous êtes enseignant de mathématiques, deux attitudes opposées scinderont l'assemblée. Ceux qui vous renverront une image définitivement négative des mathématiques : " Je n'aimais pas ça " en ajoutant " j'étais nul " comme si vous alliez encore les interroger. Ceux qui au contraire vous diront: " J'aimais ça " en précisant " j'avais de bonnes notes " comme une espèce de connivence avec vous. Aucune autre matière ne renvoie une image aussi affective : un profond ressentiment associé à l'échec, une grande affection associée à la réussite. Et la question " Pourquoi les mathématiques ? " renvoie systématiquement à ce temps heureux ou malheureux de l'enseignement, et très rarement à un essai d'analyse de ce qu'elles ont pu apporter dans la vie personnelle ou professionnelle.

             La démocratisation de l'enseignement a remis en cause bon nombre de certitudes, entre autres sur le statut des mathématiques, de leur enseignement et du rôle pervers de sélection qu'elles ont joué. Pour illustrer ce rôle, Jean Dhombres considère que les mathématiques représentent l'inévitable, et décline cet inévitable en trois points :

             Ø Inévitable intellectuel : les mathématiques vont cautionner un discours, une prise de position intellectuelle ; la lourdeur des références mathématiques en sociologie illustre cet inévitable.

             Ø Inévitable scolaire : les mathématiques vont permettre de compter parmi les meilleurs ; les mathématiques obligatoires lors de la première année de médecine illustrent ce deuxième inévitable.

             Ø Inévitable social : savoir calculer est pris symboliquement au sens de savoir assurer sa carrière ; les mathématiques dans les écoles commerciales jouent de ce double sens de l'inévitable social.

             Au-delà de cette vision " sélective " des mathématiques, de l'inévitable qu'elle représente dans l'enseignement, comment donner une ou plutôt des valeurs à cet enseignement ? La réponse est à la fois uniforme, rejoignant ce que j'ai développé ci-dessus sur la place des mathématiques et de leur enseignement dans la société, et à la fois multiforme au niveau de l'expression, fortement connotée par le passé mathématique de chacun d'entre nous. C'est pourquoi pour ouvrir encore la réflexion, je vous propose les points de vue de quatre membres du comité scientifique des IREM que vous trouverez beaucoup plus développés à côté d'autres points de vue tout aussi riches dans le numéro 38 de Repères-IREM.

               * Tout d'abord Guy Brousseau pour qui une des finalités premières de l'enseignement des mathématiques est le développement de la personnalité rationnelle de l'élève et l'apprentissage des comportements sociaux relatifs à l'établissement de la vérité.

              * Ensuite Régine Douady pour qui les mathématiques sont un lieu où il est possible de mettre les élèves en situation d'avoir à faire des prévisions, de les tester, et d'obtenir des réponses pour lesquelles finalement les démonstrations apportent la certitude, et qu'ainsi leur apprentissage contribue : A la compréhension mutuelle; A la communication sociale; A la prise de responsabilité

              * Raymond Duval dit ce qu'est pour lui l'activité mathématique : " une certaine expérience qui fait que je ne regarde plus les choses comme avant, que je sens ma pensée devenue un peu plus puissante et un peu plus libre, même à l'égard des mathématiques, de leurs contenus, de leurs modèles, de leurs structures ".

               * Enfin Gérard Kuntz décline les trois priorités que l'enseignement des mathématiques doit proposer aux jeunes qui lui sont confiés : Formation de la personne : comprendre le monde pour mieux se comprendre; Formation du futur acteur économique : préparer l'entrée dans le monde du travail ; Formation du futur citoyen.

 

 Mathématiques et Enseignants

             Je suis actuellement formateur en IUFM et je n'ai plus de classe en charge ; mon seul contact à la réalité de l'enseignement est à travers les visites de stagiaires ou les échanges que j'ai avec des collègues actuellement en poste. Je sais qu'un certain nombre d'entre eux souffrent dans leur métier d'enseignant, en particulier par la difficulté à mobiliser les élèves, les intéresser, les rendre attentifs, les impliquer dans une activité, les stimuler pour mémoriser un certain nombre de résultats essentiels…Et je comprends que leur réaction à mes propos puisse être : "c'est bien beau tout ça, mais un peu idyllique, et en tout cas bien loin de la réalité". C'est pourquoi je me permets de m'impliquer plus personnellement pour éclairer de façon plus concrète sur quelques points cette idée de valeurs des mathématiques à laquelle je suis attaché.

             J'ai longtemps été enseignant dans un collège de ZUP, classé ZEP, et les classes que j'avais comprenaient des élèves d'origine et de culture multiples. Un certain nombre d'entre eux étaient d'origine maghrébine, et lorsque, à propos de la résolution d'équations, je leur parlais d'Al Khwarizmi, et de manière plus générale de l'apport du monde arabe à la construction des mathématiques que nous utilisons aujourd'hui, je voyais ces élèves se passionner, " re "devenir " fiers " de leur passé et de leur culture. Et ils se lançaient avec passion sur des activités comme la résolution d'une équation du second degré " à la Al Khwarizmi " via les aires et Euclide.

             De même, j'ai toujours vu mes classes se passionner pour des activités de type Rallye ", développer cette communauté scientifique dont je parlais plus haut pour résoudre le maximum de problèmes, se mettre d'accord par le débat sur des solutions (parfois fausses !). Ce type d'activité est souvent dénommé " faire des mathématiques autrement ", alors que c'est l'essence même de la démarche mathématique. Le problème est de l'intégrer de façon régulière aussi bien d'un point de vue didactique (démarche heuristique, construction de connaissances, institutionnalisation de certaines d'entre elles), pédagogique (formes de travail et d'interaction développées dans la classe) qu'institutionnel (adéquation avec les programmes aussi bien en terme de contenu que de d'horaire disponible).

 

             En tant que formateur à l'IUFM, la référence aux idées que j'ai développées plus haut m'a souvent guidé pour comprendre les professeurs stagiaires, les difficultés qu'ils pouvaient rencontrer dans cet enseignement des mathématiques, et ainsi trouver des pistes de formation auxquelles ils adhèrent et qui leur permettent de se construire (voire de se reconstruire) leur relation aux mathématiques et à leur enseignement.

- Ceci est particulièrement sensible avec les futurs professeurs des écoles : un certain nombre font partie de ces " rejetés des mathématiques " dont je parlais ; leur regard sur les mathématiques, et surtout sur eux par rapport aux mathématiques est particulièrement négatif. Et pourtant, ils vont avoir à les enseigner, et de façon importante au regard des contenus et des horaires de l'école primaire. Quelle première nécessité de formation, sinon de leur redonner un regard plus positif sur cette discipline : en effet, tout élève est aussi sensible au rapport qu'a l'enseignant avec l'objet d'apprentissage qu'à cet objet lui-même. Et ce changement de regard passe souvent par une reconquête du sens. Et là, une approche épistémologique et historique de la construction des nombres et des opérations, une réflexion sur formes et grandeurs, un éclairage sur la place des mathématiques dans l'aide à la gestion du quotidien et à la formation de l'individu, l'interaction des mathématiques avec les autres disciplines (dimension particulièrement importante dans le cadre de la polyvalence des professeurs des écoles) sont autant de vecteurs qui permettront d'amener le futur stagiaire à construire un enseignement porteur de sens.

- Pour les professeurs stagiaires de mathématiques, il n'est pas nécessaire de les persuader de l'importance des mathématiques et de leur enseignement ! Mais cette spécialisation à haut niveau est aussi un handicap à la transformation d'un savoir savant en un savoir enseigné. Pour eux, la légitimité des mathématiques est naturelle. Le fait qu'ils aient construit une logique interne à l'édification des mathématiques les rend moins ouverts à une approche plus externe s'appuyant sur des problèmes issus de la " réalité " : cela est particulièrement sensible lorsque l'on aborde une réflexion en profondeur sur les statistiques. Pour beaucoup d'entre eux, ils n'ont que très peu de connaissances sur l'histoire de leur discipline (où, pourquoi et comment s'est posé tel problème), sur son articulation avec les autres disciplines et son utilisation par ces dernières. Et il faut aussi prendre en compte leur vision de l'enseignement des mathématiques qui est souvent à l'image de celui qu'ils ont suivi (avec succès) et qui ne les amène pas naturellement à une réflexion sur l'entrée dans les concepts par l'activité plutôt que par le discours.

             J'avais été particulièrement sensible à la conclusion de Philippe Lombard dans son article " Figures et géométrie : la tentation du sens ?.. " citant Wagner : " Là où le maître échoue, que peut faire l'élève ? …s'il a toujours obéi !… ". Reprenant cette idée, la meilleure formation que l'on puisse donner ne serait-elle pas celle qui conduirait tout enseignant à se poser la question : les mathématiques ne sont elles pas un des rares lieux de l'enseignement où l'élève peut parfois dépasser le maître ? Encore faut-il que celui-ci l'y ait autorisé !

 

PS : Certains de mes amis se retrouveront dans telle idée, voire telle expression, qu'ils soient de l'APMEP, des IREM ou de la CREM. Je crois que c'est aussi une valeur fondamentale que l'on retrouve dans ces associations ou commissions de mathématiques : l'échange, qui permet à chacun de nous de se sentir plus intelligent en nous nourrissant de la réflexion des autres. C'est aussi la principale valeur des mathématiques : plus on les partage, plus elles s'enrichissent et se développent.

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