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Contre la dépression nationale

Julia Kristeva

Entretien avec Philippe Petit

 

Editions Textuel (Diffusion Le Seuil) ISBN: 2-909317-51-X (1998) 12€

Dernière de couverture

 Peut on restaurer ta confiance nationale ` comme on restaure ee narcissisme d'un patient déprimé ? Julia Kristeva en prend le parti. forte de son expérience de praticienne et de sa réflexion sur la culture et la révolte. Elle propose un discours contre la « dépression nationale » et le masochisme ambiant. Mai 1968 a bouleversé le rapport social au plaisir, à la famille et à la nation, sans pour autant produire la liberté escomptée. Témoin actif et lucide de ces changements, Julia Kristeva montre l'urgence d'une révolte adaptée à notre temps, pour une Liberté toujours à conquérir.

Table des matières

13 Que reste-t-il de 1968?

Aujourd'hui, la liberté-réussite voudrait se substituer aux rêves fondamentaux de 1968. Il est temps de rétablir le dialogue avec les espoirs déçus pour mesurer le poids de cet héritage parfois embarrassant. Recherche d'un nouveau sacré ? L'aspiration au bonheur du plus grand nombre, rappelle Julia Kristeva, fonde l'identité du peuple français.

55 Pourquoi la France, pourquoi la nation?

La France est un des pays pour lesquels l'unité nationale prend les allures d'un culte. Par-delà la famille et les clans, il existe une enveloppe qui n'est ni la Reine ni le Dollar, mais la Nation. Si la nation vit une dépression, il faut restaurer la confiance dans sa singularité et la fierté d'en être. Comme on restaure le narcissisme d'un patient déprimé.

81 La psychanalyse dans tous ses états

La psychanalyse révèle que la vie psychique est tributaire de la loi et de l'autorité, et qu'elle se réalise dans le lien amoureux. Avant d'être une réussite sociale, la liberté consiste à se révéler l'un à l'autre, homme et femme, chacun dans ses singularités qui dépassent les différences des sexes. Quelle plus grande libération que cette révélation infinie de soi ?

101 On a raison de se révolter...

Sommes-nous devenus incapables de révolte ? Si le désir de révolte est intact, ses objets ainsi que les interdits sont absents ou souvent trop complexes. Celui-ci doit donc trouver d'autres chemins : la révolte intime, moins immédiatement transgressive, est nécessaire à la vie de l'esprit et de la société.

Un passage

<<Comment expliquez-vous justement la dimension nouvelle que prend la nation aujourd'hui?

Je vais m'appuyer sur la psychanalyse pour vous répondre. La dépression des individus est l'une des maladies les plus fréquentes du siècle, et tout particulièrement en France. Une statistique récente a montré que notre pays est l'un de ceux où la mortalité par suicide est la plus forte au monde : en quatrième position en Europe, après la Finlande, le Danemark et l'Autriche (on ne compte pas, évidemment, l'ex-bloc soviétique et la Chine). Les causes d'une dépression sont complexes : blessures narcissiques, carences de la relation maternelle, absence d'idéaux paternels, etc. Toutes conduisent le sujet déprimé à déconsidérer les liens : les liens du langage pour commencer (le déprimé ne parle pas, il « ne croit pas » à la communication, il s'enferme dans le silence et les larmes, l'inaction et l'immobilité), les liens de la vie pour finir (le culte de la mort et le suicide s'ensuivent). On repère de plus en plus aujourd'hui que la dépression individuelle est aussi l'expression d'une détresse sociale : perte de travail, chômage de plus ou moins longue durée, humiliation professionnelle, pauvreté, absence d'idéaux et de perspectives.

De même, nous constatons que, au-delà des individus, la France vit aussi une dépression nationale, analogue à celle des personnes privées. Nous n'avons plus l'image de grande puissance que de Gaulle avait reconquise : la voix de la France se laisse de moins en moins entendre, elle a du mal à s'imposer dans les négociations européennes et encore moins dans la compétition avec l'Amérique. Les flux migratoires ont créé les difficultés que l'on sait, et un sentiment plus ou moins justifié d'insécurité, voire de persécution, s'installe. Les idéaux ou perspectives clairs et faciles, comme en fournissaient les idéologies démagogiques mais non moins séductrices, ne sont plus de mise. Le pays, dans ce contexte, ne réagit pas autrement qu'un patient déprimé. La réaction première du déprimé est de se retirer : on s'enferme chez soi, on ne sort pas de son lit, on ne parle pas, on se plaint. Beaucoup de Français déconsidèrent la vie communautaire et politique, n'agissent plus, gémissent.

Que deviennent alors l'arrogance patriotarde, les cocoricos bien connus, qui sont aussi de tradition et qui font que les Français méprisent facilement les autres, préfèrent oublier le monde et ne veulent pas se déranger pour entreprendre – par excès d'assurance ? Aujourd'hui cette vantardise s'accompagne d'autodépréciation, quand elle ne cède pas à la dévalorisation. D'ailleurs, le déprimé est une personne aux idéaux tyranniques, et c'est bien son surmoi draconien exigeant la perfection supposée méritée et due qui, en profondeur, commande la dépression. J'ai formulé cette hypothèse en 1990, dans une Lettre ouverte à Harlem Désir (Éd. Ramsay). Depuis, ce malaise a subi des hauts et des bas, et nous avons touché le fond avant la « dissolution » de 1997. On observe cependant, après les élections qui ont suivi, accompagnées d'une reprise économique en cours ou promise, que l'humeur des Français s'améliore. Les latences dépressives n'ont pas disparu pour autant.

Que fait l'analyste face à un analysant aussi déprimé?

Il commence par rétablir la confiance en soi : par restaurer l'image propre ainsi que la relation entre les deux protagonistes de la cure, pour que la parole redevienne féconde et qu'une véritable analyse critique du mal-être puisse avoir lieu. De même, la nation déprimée nécessite une image optimale d'elle-même, avant d'être capable d'effort pour entreprendre une intégration européenne, par exemple, une expansion industrielle et commerciale ou un meilleur accueil des immigrés. Il ne s'agit pas de flatter les Français ni d'essayer de les bercer d'illusions sur des qualités qu'ils n'auraient pas. Mais l'héritage culturel de la nation, ses capacités esthétiques autant que techniques et scientifiques – malgré toutes les critiques, ô combien justifiées ! – ne sont pas suffisamment mis en valeur, notamment par les intellectuels, toujours prompts à exceller dans le doute et à pousser le cartésianisme jusqu'à la haine de soi. « Les nations, comme les hommes, meurent d'imperceptibles impolitesses », écrivait Giraudoux. Je me demande si notre générosité tiers-mondiste et cosmopolite ne nous a pas entraînés, souvent, à commettre d'imperceptibles impolitesses qui contribuent à aggraver la dépression nationale. Il est temps de la soigner. Car, si le déprimé ne se suicide pas, il trouve un soulagement à son mal dans la réaction maniaque : au lieu de se déprécier, de se ralentir ou de s'enfermer dans l'inaction, le déprimé se mobilise pour s'engager dans des guerres, forcément saintes, et pourchasser un ennemi, de préférence imaginaire. Vous avez reconnu le Front national, et les intégrismes.>> p.66

Commentaire

Un livre écrit en 1998 mais toujours aussi valable et d'actualité!

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