" Nous
sommes des foules sentimentales qui avons soif
d'idéal, aspirées par les
étoiles, les voiles. Mais on nous fait
croire que le bonheur c'est d'avoir, de l'avoir
plein nos armoires ". Alain Souchon dans sa
chanson " Foule sentimentale " résume en
quelques vers les derniers développements
des rapports houleux entre le réel et
l'idéal, le plus souvent en la faveur du
premier contre le second : soyez réaliste ou
" changez vos désirs plutôt que
l'ordre du monde " (Descartes) pour désarmer
toute velléité
idéaliste.
La " pensée 68 " mettait un terme à
leur vieille opposition en les fusionnant : "
Soyez réaliste demandez l'impossible
" clamaient les murs de la Sorbonne à Paris.
La part d'incertitude propre à tout
idéal se trouvait ainsi
résorbée dans la
réalité, la réalité
dans l'idéal, l'idéal dans la
réalité mais était
consacré le triomphe du réalisme,
d'un réalisme adapté aux
dernières évolutions de la
société, celui entre autres "
d'avoir de l'avoir plein les armoires ".
Comme le disait Jean Rostand dans les pages d'un
moraliste, " à la première fissure
dans l'idéal, tout le réel s'y
engouffre ".
Et de quel réel ? Pas celui qui s'opposa en
philosophie et pendant plusieurs siècles aux
théories idéalistes mais celui de
l'utilitarisme et du libéralisme qui
laissent penser qu'une société et des
individus sans idéal est tout à fait
viable. Il suffit de laisser aller la
réalité - entendez le marché -
pour que la société des hommes
s'organise et s'harmonise. Pascal disait
déjà qu'on avait " tiré de
la conscupiscence des règles admirables de
police, de morale et de justice "
(Pensées, 453) mais c'est à Bernard
de Mandeville (1670 - 1733) que nous devons dans sa
Fable des Abeilles la formulation la plus directe
selon laquelle les vices privés font la
vertu publique : " ...les défauts des
hommes dans l'humanité
dépravée peuvent être
utilisés à l'avantage de la
société civile, et qu'on peut leur
faire tenir la place des vertus morales ".
Aussi, ne croyait pas que le sourire
agréable de votre boucher repose sur une
quelconque bienveillance à votre
égard mais bien plutôt sur le soin
qu'il apporte à ses intérêts.
Ainsi, nous dit Adam Smith dans cet exemple, nous
pouvons nous passer de toutes ces vertus, morales
et idéaux qui viennent coiffer notre
existence et prétendent nous guider. Les
relations mûes par les intérêts
égoïstes et bien compris des uns et des
autres s'autorégulent et savent
jusqu'où il ne faut pas aller pour mettre en
péril la société des hommes.
Inutile donc de se donner un but ou une norme pour
guider sa pensée ou son action dans quelque
domaine que ce soit. L'idée selon laquelle
il faudrait trouver " au-dessus des conceptions
passagères de l'humanité, un
idéal de force, de vérité, un
type de perfection immuable à embrasser,
à contempler, à consulter et à
implorer sans cesse " (Sand) paraît dans
la logique libérale bien
suranné.
Plus tard, c'est-à-dire aujourd'hui, F.A
Hayek en donnera une version actualisée en
voyant dans le " monde
désenchanté ", le monde sans
symbole ni valeur n'est la manifestation et la
preuve qu'une société peut vivre sans
transcendance. Elle produit presque naturellement,
comme dit Hayek, un " ordre spontané
" et relativement harmonieux. En effet, " et pur
si muove " et " pourtant elle tourne "
cette terre sans horizons, sans perspectives autre
que le développement du marché, sans
l'idéal du progrès, du bonheur pour
tous, d'une société meilleure, tous
trois abandonnés. Certes, on entend ici et
là quelques cris de souffrance mais le
marché, dans la création sans cesse
renouvelée de l'ordre qui ressemble de plus
en plus à " la fabrique du diable "
(Karl Polanyi), a des vertus auto-cicatrisantes.
Les maux, les crises sont des contributions, dans
l'équilibre des plaisirs et des peines, au
développement de la
société.
Dans la brèche ainsi ouverte, il ne restait
plus qu'à annoncer le dernier homme. L'homme
sans idéal. L'homme de Francis Fukuyama (La
Fin de l'histoire et le Dernier Homme) plus
soucieux d'assurer son bien-être que
d'affirmer sa valeur par des uvres
géniales voire par des guerres. Jacques
Dufresne dans l'Encyclopédie de l'Agora
résume ainsi la thèse de Fukuyama :
"Ce dernier Homme, qu'on peut aussi appeler
l'Homme démocratique, a été
amputé de la partie centrale de l'âme
humaine, le thumos, lequel avait été
la principale caractéristique de l'Homme
historique. Fukuyama se rattache ici
à la tradition remontant à Platon,
selon laquelle l'âme humaine est
divisée en trois parties: le noos,
correspondant à la tête; thumos, le
courage, correspondant au coeur;
l'épithumia, le désir, correspondant
au ventre. Le thumos, dont l'atrophie signe
l'identité du dernier Homme, est le
siège de cette partie noble de
l'affectivité qui est la source du courage,
du sentiment de fierté et de dignité,
des actions glorieuses en amour, dans les arts ou
à la guerre. Chez le dernier Homme, ne
subsistent donc que la raison et le désir.
La raison du technicien, le désir du
consommateur... "
Le " dernier homme " s'installe dans tous
les domaines. Dans celui de l'éducation,
c'est le règne des techniques, recettes et
outils pédagogiques et de la consommation
des savoirs à la carte adapté au "
dernier élève " dont le thumos est
atrophié et dont ne subsiste que le noos et
l'épithumia.
Alors quoi ? Se résigner à
l'être, aux choses telles qu'elles sont comme
le prône un ultra-libéralisme ou bien
promouvoir un devoir-être, un idéal
où les choses reçoivent une belle
correction ! Quid alors de l'action politique,
celle qui fabrique sinon de l'idéal - encore
que - mais des possibles c'est-à-dire
introduit dans l'épaisseur du réel et
son poids quelque chose comme de la
légèreté. Il lui faudra alors
se délester d'une culture de la performance,
du résultat et de la sacro-sainte
évaluation qui cloue tout idéal au
sol. Comme le disait Origène, philosophe
théologien (v.185 - 253), " il est
préférable de mourir en route pour un
idéal trop élevé que de ne pas
partir du tout ".
* De Nietzsche : " Celui qui a un"pourquoi"qui lui
tient lieu de but,de finalité,peut vivre
avec n'importe quel"comment". "
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