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Témoignage
d'un professeur de
mathématique
sur
l'origine de son "goût" pour cette
discipline
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PLAN
DU SITE
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Rosine -
J'aimais bien les maths; j'aimais bien toutes les
matières. Je ne savais pas du tout à
quoi me destiner et comme au fond personne dans ma
famille n'était doué en maths, on se
demandait bien d'où me venait ce
goût. En fait, pour moi, elles ont
été un refuge: personne ne
pouvait venir m'y embêter, j'y étais
tranquille, je m'y enfermais. On se disait: elle
fait des maths, , on la laisse tranquille.
Finalemment je m'y suis enfermée.
Vraiment.
Nimier -
Qu'est-ce que représentent les maths pour
vous?
R. - Les
maths, pour moi, c'est quelque chose de beau,
quelque chose d'esthétique, de
satisfaisant... quelque chose aussi de
personnel, c'est-à-dire que là,
personne ne peut venir s'interposer,
interférer entre les maths et moi. Je
crois que c'est important, car ainsi c'est mon
domaine, c'est beau, je m'y plais.
Mon idée
c'était de faire de la recherche au
départ... j'ai passé des heures, des
journées, des vacances à faire des
maths et j'y avais certainement beaucoup de
satisfactions... On a l'impression qu'on va
toujours continuer, que cela ne s'achèvera
jamais..
C'est ce qui m'a
fait un petit peu peur dans la vie: je croyais
réaliser quelque chose, je croyais aimer
quelqu'un... Je le voulais tellement que je ne me
rendais pas compte de tout ce qu'il pouvait y avoir
à côté et puis quand je m'y
attendais le moins, quelque chose
s'écroulait. Plusieurs fois cela s'est
produit ne serait-ce que sur le plan de
l'amitié mais en maths je sais que cela
ne se produira pas, parce que j'y suis seule et
là il n'y a que les maths et moi, je
le crois... Je sens qu'en mathématiques,
personne ne peut me perturber N'est-ce pas?.. Non,
je ne sais pas.
Il y a
peut-être quelque chose que je ne
réalise pas. C'est peut-être un
fantasme de croire que là, personne ne peut
rien sur moi... qu'il suffit que je le veuille
pour trouver un problème de maths... C'est
une histoire de volonté en fait; je ne
trouve peut-être pas toujours tout de suite
mais je sais bien que je trouverai. C'est le seul
domaine de la vie où j'ai confiance en moi.
C'est peut-être ça au fond, le reste
étant toujours tellement... comment dire
?... tellement délicat à
manier!
« A une
certaine époque, quand je faisais mes
études de maths, un beau jeune homme m'a dit
qu'il m'aimait. Alors j'ai dit: Tant mieux, comme
ça les autres me ficheront la paix. Enfin je
dis cela maintenant parce que tout de même,
sur l'instant, ce n'est pas comme cela queje l'ai
ressenti! Et on est donc restés
fiancés pendant sept ans. Platoniques,
très platoniques; il me protégeait
des autres hommes et puis on s'est quittés
quand je suis arrivée à P..., alors
là, j'ai commencé à
réaliser.
N. - Vous
parlez de cela juste après qu'on a
évoqué le rôle des
maths.
R. - Oui,
parce que je crois qu'à ce moment-là
j'avais les maths et pour le reste,
j'étais coupée de la vie,
ça ne m'intéressait pas. Or
j'étais pourtant à un âge
où c'était normal que j'aie des
relations avec un garçon. Mais ça ne
m'intéressait finalement que dans la mesure
où ce garçon déplaisait
à mes parents parce qu'il n'était pas
du tout du même niveau social. Alors je crois
que si je me suis coupée d'eux finalement,
c'est à cause de ce garçon parce
qu'ils ne voulaient absolument pas que je
l'épouse. Et quand ça n'allait pas
avec mes parents, le chantage c'était: Bon
je me marie! Disons qu'à ce
moment-là, je n'étais pas tellement
concernée. .par la chose, ça ne
m'intéressait pas tellement. Je crois que
je m'étais coupée de la vie,
de ce qui aurait dû être naturel
à cet âge. Il faut dire aussi qu'on
nous avait tellement inculqué le sens du
péché: il ne fallait absolument pas
flirter. Quand on était avec des
garçons c'était pour se marier et pas
pour autre chose. Alors c'est pour cela, pour tout
ça, que je me suis dit: il n'y a qu'une
chose, il n'y a que les maths, j'aurai la paix,
là au moins ça ne sera pas trop
dangereux."........
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Commentaire
Rosine se penche
sur l'origine de son "goût" pour les maths et
en quelque sorte sur les causes de son choix
professionnel d'enseignant de
mathématique.
Pour Rosine sa
relation aux mathématique est duelle: "il
n'y a que les maths et moi" pas de
tiers.
Mais elle a en
partie conscience de son fantasme de toute
puissance.
Les
maths sont un territoire de sécurité
contrairement à "la
vie"
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R - A
l'école, je ne pouvais pas manifester (je ne
pouvais pas ou je n'avais pas la volonté),
je ne pouvais pas exprimer verbalement mon
désaccord. A l'école, je
n'étais jamais punie quand je faisais
quelque chose qui n'allait pas. D'ailleurs je le
faisais exprès et chaque fois je me
disais "ça va toujours" ! Quand je disais
à mon prof: "Demain je n'irai pas au cours"
ou "Ce cours ne m'intéresse pas", je
n'étais jamais, jamais punie et
même on ne me faisait jamais la moindre
réflexion. On ne me disait rien du tout, on
s'adressait à ma voisine. C'était
toujours très bien, tout le monde
s'écroulait devant moi.
A la maison,
c'était pareil. Je suis tombée malade
à la naissance de ma petite soeur (j'ai une
petite soeur qui a dix ans de moins que moi). Moi
qui étais, paraît-il, assez joviale,
fort grosse et fort bonne mangeuse, à partir
de la naissance de ma petite soeur, je n'ai plus
dormi, je n'ai plus mangé. Donc, comme
j'étais très nerveuse, que je ne
dormais pas, il fallait absolument me
ménager.
On ne
s'affrontait pas à moi violemment; au
contraire, on me disait: Mais oui, ma petite fille!
Disons qu'on ne me donnait aucune
responsabilité.
Avant la mort de
mon grand-père, on m'a caché toute sa
maladie alors qu'on en parlait à ma soeur
aînée; mais à moi non, il
fallait absolument que je vive dans un univers
feutré. Si bien que j'ai eu
l'impression que je ne pouvais m'affronter à
rien!
N. - Vous
affronter à rien parce qu'on ne pouvait pas
vous résister ?
R. - Oui,
c'est ça, parce que je ne trouvais pas
d'éléments de résistance
au fond.
N. - Vous
aviez l'impression que vous étiez trop
forte?
R. -
Peut-être... oui. Peut-être que
c'était cela au fond
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Rosine a donc
vécu une enfance où elle a eu
l'impression d'être toute-puissante. L'enfant
qui reste trop longtemps dans une relation duelle
avec sa mère garde ce fantasme: il est tout
pour la mère et la mère est tout pour
lui. Ce n'est que par l'intervention d'un tiers (le
père habituellement) dans cette relation
duelle, puis par les limites que la
réalité impose tous les jours, que ce
fantasme disparaît au moins en partie. (Les
enseignants qui se culpabilisent souvent rapidement
de certains échecs de leurs
élèves n'ont-ils pas en
définitive gardé au fond
d'eux-mêmes ce fantasme qu'il leur est
possible de faire réussir tous leurs
élèves?) Rosine n'a donc pu
intégrer en elle ce tiers, modérateur
de son sentiment de toute-puissance. Or ce
sentiment fait peur; se sentir trop fort engendre
la crainte d"`écraser" les autres, comme
elle le dira par la suite; cela l'amène
progressivement à restreindre ses actions ,
à s'isoler des autres, et à se
constituer un "faux soi", c'est ce qui
apparaît dans la suite de
l'entretien.
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Rosine -
Dans les matières autres que les maths,
c'était comme dans la vie familiale. Par
exemple, les bonnes soeurs voulaient nous faire
raconter quelque chose: votre maison, vos
dernières vacances... Je ne pouvais pas
supporter cela. Alors je mettais exprès
des détails faux. Mais comme j'habitais
à cinquante mètres de l'école
et qu'elles savaient tout, elles me disaient: C'est
faux. Et la note était en
conséquence.
Enfin, bref, je
n'étais pas bonne du tout en
rédaction. Je cachais tout, et je me
cachais. Et en même temps, je ne sais pas
très bien pourquoi, ma mère m'a
souvent dit que j'étais folle. Et ce
n'était pas une parole en l'air, elle le
pensait vraiment. Si bien que je
m'intéressais plus ou moins aux livres sur
la folie, à ces gens qu'on dit fous alors
qu'en fait ils s'étaient exclus d'un
certain monde. Et puis je trouvais ça
très bien, j'aurais voulu être folle
moi aussi et c'est peut-être un petit peu
pour cela que je me suis adressée à
la psychologie... je ressentais ça comme un
complexe parce qu'en même temps, ce
n'était pas moi, je n'existais plus, je
n'avais plus de personnalité au fond,
j'étais un élément qui
représentait telle chose, ma personne
n'existait pas.
N. - Vous
étiez un
élément?
R.
-J'étais un élément qui
représentait une classe sociale de la ville
à l'école, et à la maison
j'étais la petite fille qu'il fallait
chérir, qu'on montrait de médecin en
médecin, de sur-médecin en
sur-médecin, enfin qu'on emmenait voir tous
les médecins qu'il fallait.
J'étais l'élément qui
faisait que ma pauvre mère ne dormait plus,
ma pauvre mère qui m'aimait tellement, qui
me faisait petit plat sur petit plat que je ne
mangeais pas, évidemment. Alors elle m'en
faisait un autre: J'espère que tu
l'aimeras. Evidemment je ne l'aimais
pas. Enfin vous imaginez une pauvre mère
dévouée à sa fille, ... Disons
que je sentais que pour la société,
pour les autres, pour tout le monde... oui, c'est
ça! j'étais... je n'étais
pas... je n'étais pas une personne, quoi!
J'étais un faire-valoir de quelqu'un,
ça, je l'ai ressenti très
fortement.
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La construction
linguistique du discours de Rosine est ici tout
à fait remarquable. Voyons par exemple
comment elle s'inscrit elle-même dans son
récit'.
Au début,
le 'je" est le représentant du locuteur:
«J'étais la petite fille», puis il
devient le représentant de la mère:
«J'espère que tu l'aimeras » et de
nouveau celui de Rosine « Evidemment je ne
l'aimais pas ». D'où une certaine
incertitude sur ce "je". Qui est-il? Existe-t-il
même en tant que "je" . « pour tout le
monde... oui, c'est ça, j'étais... je
n'étais pas... je n'étais pas une
personne, quoi! ... j'étais un faire-valoir
de quelqu'un». "J'étais", "je
n'étais pas". Le "je" pouvait-il exister
dans la mesure où il n'était qu'un
faire-valoir? Le phallus de la mère?
(c'est-à-dire son complément
imaginaire pour pouvoir se sentir sans manque).
Mère et fille qui cherchaient
peut-être le médecin, le
sur-médecin , ce tiers qui pourrait
procéder à leur séparation, et
permettre ainsi à Rosine d'accéder
à une autonomie de désir. Et
c'était peut-être aussi ce tiers qui
était recherché dans les
mathématques et dont la présence
prenait la forme d'obstacles.
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R- Alors,
puisque c'était ça, il n'y avait plus
qu'une chose à faire, c'était de
me constituer un petit domaine où ils me
laisseraient tous tranquille et où je
pourrais peut-être m'affirmer parce que,
quand même, je sentais que je n'avais pas
tort, que j'avais raison d'agir comme ça,
mais qu'il fallait que j'attende. Je ne pensais
qu'à une chose quand j'avais dix-onze ans,
c'était à partir très vite de
ma famille, parce qu'ils étaient incapables
de me comprendre et que quand même je pensais
que j'avais raison.
N. - Et
les maths étaient un domaine dans lequel
vous ne pouviez pas avoir tort?
R. - Ah!
c'est ça: là, on n'allait pas
m'enlever tous les obstacles!
N. - Il y
avait des obstacles en
mathématiques?
R. - Oui.
Enfin je me les créais peut-être. Je
me souviens avoir passé des vacances
à faire tous les exercices qu'il y avait
dans un livre, parce que quand c'était trop
facile je passais au suivant et ainsi de suite
jusqu'au plus difficile. C'est moi, au fond, qui me
les créais, les obstacles. Il fallait
qu'ils existent
N. - Vous
pouviez vous les créer?
R. -Je
pouvais me les créer. Je ne me rendais pas
compte combien cela pouvait être artificiel,
et alors ça allait à ce
moment-là.
N. -
Ça allait?
R. -
Ça allait, mais ça créait
de plus en plus de déséquilibre entre
les maths et la vie familiale. Quand je me
retrouvais dans la vie familiale, je me disais que
ça n'allait pas.
N. -
Qu'est-ce qui n'allait pas?
R. - ...
(long silence)... une certaine
fausseté peut-être. Je
ressentais dans la vie familiale, dans mes
relations familiales, une fausseté et
en même temps une certaine apparence, un
espèce d'autosatisfaction. Ils
étaient satisfaits d'eux... Et puis tout
était tellement arbitraire...
Mon père
était aussi très violent. ... A une
fête de Noël, quand on avait des cadeaux
(parce que bien sûr il y avait des cadeaux)
il était certain qu'à ce
moment-là mon père allait hurler,
crier pour n'importe quel prétexte, pour des
choses qui n'en valaient pas la peine, qui
n'avaient aucune importance: parce que ma
mère ne lui avait pas préparé
sa chemise sur sa chaise à l'endroit
habituel! Ce sont des choses qui sont
arrivées réellement. C'était
cela, je crois, la grande différence entre
les maths et la vie familiale. En maths il se
passait quelque chose, on savait pourquoi, on se
sentait l'élément constructif et en
même temps on pouvait être pleinement
satisfait. Tandis que chez nous je crois qu'au
moment où il allait se passer quelque chose
de joyeux, c'était sûr que cela
n'allait pas marcher!
N. -
Oui... votre plaisir était toujours
enlevé juste au moment...
R. -Juste au
moment où il allait devenir complet...
où on allait pouvoir gémir! Ce n'est
pas ce qu'il fallait dire, mon Dieu! Mais enfin,
c'était un petit peu ça quand
même. En maths, je crois que je
jouissais.
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Rosine a
trouvé une solution pour se sortir d'une
situation où elle risquait de perdre son
autonomie. C'est son désir de trouver des
éléments de résistance qu'elle
n'avait pas trouvés auprès de ses
parents, en particulier, qui l'amène
à chercher un lieu où elle pourrait
les rencontrer. Les mathématiques, par les
exercices difficiles sur lesquels elle peut
projeter son besoin de se coltiner avec des
obstacles, apportent cette solution. Cette
discipline devient alors la partie de la
réalité où elle peut vivre de
façon autonome et vraie, mais aussi,
isolée des autres et des difficultés
qu'elle ne supporte pas, d'où cette
représentation comme "autre
monde".
Rosine s'est
ainsi construit un autre univers,
c'est-à-dire qu'elle a isolé une
partie de la réalité, les
mathématiques, pour y trouver une certaine
autonomie. Elle a pu effectuer ce clivage de la
réalité dans la mesure où elle
a trouvé symboliquement dans les
mathématiques ce qui lui avait manqué
dans le reste de son existence, à savoir des
obstacles auxquels s'affronter.
Il est
probable que la brutalité de son père
(ou l'image qu'elle s'en était fait) n'a pu
lui permettre d'intégrer avec la
sécurité nécessaire
l'existence de limites à ses désirs.
En mathématiques, elle trouve au contraire
des obstacles, donc aussi des réussites qui
sont à l'origine d'une plus grande confiance
en elle, et elle peut se permettre d'y jouir, ce
qu'elle ne croit pas pouvoir faire dans le reste de
sa vie.
La
représentation qu'a Rosine des
mathématiques est le résultat d'une
construction élaborée dans le temps
par sa dynamique psychique, destinée
à résoudre une situation difficile et
à rétablir un certain
équilibre en elle. C'est une solution
systémique et, de ce fait, cette
représentation est inscrite
profondément dans sa personnalité et
a conditionné, sans doute, son choix
professionnel
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Commentaire
<<Mon commentaire ne sera pas
très constructif. Mais je ne peux
m'empêcher d'écrire que ces pages sont
très intéressantes surtout l'analyse
qui est faite sur la relation que l'on peut avoir
avec les maths. J'ai vécu ce que
décrit le professeur notamment dans la
troisième phase, sans l'avoir su le mettre
en mots. C'est exactement ça, les maths ont
été pour moi un formidable moyen de
fuite, un objet de plaisir intérieur et
très personnel. Les maths sont toujours
très chargées affectivement pour moi.
Merci pour ces lignes.>>
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