- N: Qu'est-ce que représentent pour vous les mathématiques ?
- T: Ah ! ça représente essentiellement le langage théorique universel. C'est-à-dire qu'à mon avis, les seules possibilités rigoureuses d'accéder à une pensée ayant validité universelle se font par les mathématiques ou par des lois mathématiques; autrement dit, je ne pense pas qu'on puisse, dans les sciences, avoir une théorisation à validité réellement universelle fondée uniquement sur des concepts exprimés par des mots du langage ordinaire, si ces concepts ne sont pas capables de s'exprimer mathématiquement en terme d'entités fondamentales comme l'espace et le temps; ce qui est le cas en physique, n'est-ce pas ?
En physique, les concepts peuvent s'exprimer mathématiquement à partir de données de l'espace et du temps, de données spatio-temporelles. Des concepts qui ne permettent pas ce genre de réduction seront toujours suspects et l'espoir de la théorie des catastrophes précisément, c'est qu'il existe dans les univers conceptuels des espèces de germes d'analyticité locale autour desquels on puisse faire une sorte de théorisation mathématique. C'est l'espoir qu'il puisse y avoir quelque chose comme une structure analytique universelle dans laquelle on travaille, ce qui est le cas en physique.
En physique on a une structure analytique universelle, parce qu'on a le groupe d'invariances de la physique: groupe de LORENTZ, groupe de GALILÉE, etc. et ces groupes permettent en quelque sorte de trivialiser tout le monde, tout l'univers parce qu'ils agissent transitivement et de cette manière, il y a une sorte de platitude universelle avec laquelle on peu opérer, on peut faire des mathématiques quantitatives; je ne pense pas que cette situation-là puisse être généralisée dans d'autres disciplines, mais on peut espérer qu'il y ait localement, dans les univers sémantiques en quelque sorte dans lesquels travaillent certains concepts, des situations à caractère localement analytique qui permettent d'énoncer des situations intéressantes et à caractère universel; c'est si vous voulez, la philosophie sous-jacente à la théorie des catastrophes.
- N: Autrement dit, c'est surtout ce caractère universel qui vous intéresse.
- T: Oui, oui, bien sûr.
- N: Je rapprocherai ça de ce que vous me disiez tout à l'heure: lorsque vous étiez en classe, vous pensiez déjà qu'il y avait possibilité de résoudre tous les problèmes.
- T: Oui, oui, c'est certain, je l'ai d'ailleurs écrit: il n'y a de théorisation que mathématique. De ce point de vue-là, je suis un impérialiste mathématique, c'est ce qu'on me reproche dans les autres disciplines ... Vous avez sans doute entendu parler des controverses actuelles sur la théorie des catastrophes ? Je pense que les gens n'ont pas réalisé le côté subversif de cette théorie. Le jour où ils l'auront réalisé, on pourra s'attendre à ce qu'il y ait des résistances encore beaucoup plus fortes parce que, au fond, les mathématiques, vis-à-vis des autres disciplines, ont accepté un rôle purement routinier.
Vous avez des mathématiciens dans les laboratoires de biologie ou même dans les laboratoires de sciences sociales, on leur demande de faire de la statistique, un point c'est tout. Mais c'est le spécialiste local qui, évidemment dirige toutes les opérations; la mathématique est vue uniquement dans un rôle ancillaire dans les autres sciences: les sciences dites expérimentales ou humaines.
- N: Un instrument ...
- T: Oui, comme un instrument et moi, personnellement, je pense que c'est une situation anormale et que les mathématiques proprement comprises peuvent servir de guide théorique dans un grand nombre de disciplines. C'est en ce sens que je crois que les mathématiques ont un très grand avenir dans la mathématisation des sciences, mathématisation qui ne se fera peut-être pas selon le modèle de la physique, avec des résultats peut-être plus flous et plus mous que ceux de la physique, mais qui n'en ont pas moins un certain intérêt ...
- N: Est-ce que les mathématiques sont encore autre chose Pour vous?
- T: Dans la mesure où c'est une pensée universelle c'est aussi une voie d'accès à la réalité; autrement dit, pour moi, l'ontologie est (dans la mesure où j'ai une métaphysique, ce qui reste à voir évidemment) assez platonicienne ou pythagoricienne; et en ce sens, je pense que le fond des choses dans le monde est mathématiques même là où apparemment il n'y en a pas.
- N: La réalité est mathématique ?
- T: Je pense qu'on peut dire que la réalité est mathématique, oui. Mais ce n'est peut-être pas la mathématique que nous connaissons, il faudra évidemment se livrer à des extensions assez considérables par rapport aux mathématiques connues pour édifier des mathématiques pertinentes pour la biologie, la psychologie ou des sciences de ce genre ...
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