- N: Qu'est-ce qui fait que, finalement, vous ayez choisi telle partie, tel domaine ?
- R: J'ai toujours été, au départ, très préoccupé par les aspects logico-mathématiques et l'objet de ma thèse a été d'essayer de dégager cette partie de la théorie des relations qui avait été surtout travaillée par les logiciens, d'en faire une étude mathématique purement algébrique pour la dégager de cette espèce de gangue philosophico-logique qui avait été l'enveloppe à peu près obligée de toutes les études qui avaient été faites sur ce sujet-là ...
Et à cette époque, j'ai cherché quelque chose qui a été trouvé depuis et qui est la théorie des catégories; c'est-à-dire, que j'ai commis une erreur à cette époque-là, c'est de croire que ce qu'on fait maintenant avec la théorie des catégories, ça pouvait être fait d'une manière intrinsèque sur des ensembles doués de structures. Or, je me suis rendu compte depuis qu'on ne peut jamais tirer grand-chose de l'étude d'un objet mathématique. Pour comprendre ce qu'est un certain objet mathématique, il faut le comparer avec d'autres objets plus ou moins semblables. Et c'est justement ça que fait la théorie des catégories; une catégorie, après tout, c'est une collection d'objets mathématiques et ces objets sont reliés entre eux par des morphismes, c'est-à-dire qu'il y a certaines liaisons entre ces objets-là. Et mon erreur a été de croire que la théorie des relations allait être suffisante pour étudier les structures mathématiques.
On ne peut étudier une structure en soi, enfin on peut, mais ce n'est pas comme ça qu'il faut faire: étudier une structure, c'est la comparer avec d'autres structures et c'est la raison pour laquelle maintenant j'étudie la théorie des catégories ... (rires).
- N: Est-ce que vous avez l'impression qu'il y a quelque chose qui vous a poussé à étudier ça plutôt qu'autre chose en mathématiques ?
- R: Ah oui ! ... parce que si vous voulez, ça résultait d'une certaine insatisfaction, d'une insatisfaction qui remonte très loin.
- N: Vous pourriez m'expliquer un peu ça ?
- R: ... je crois que, n'est-ce pas, je vous avais dit que, très tôt, j'avais été attiré et émerveillé à l'école secondaire par le parallélisme entre algèbre et géométrie. Mais les méthodes qu'on employait à ce moment-là me satisfaisaient très peu parce qu'on ne faisait pas d'algèbre sur les objets géométriques eux-mêmes, on introduisait un système de coordonnées, on introduisait des choses tout à fait extérieures aux objets mathématiques et quand j'ai été à la Faculté, c'est avec ravissement que j'ai appris les méthodes vectorielles, comme on disait à l'époque; mais aussi tout ce qu'il y a derrière, c'est-à-dire le calcul des formes extérieures, enfin tout ce qui est géométrie différentielle extérieure intrinsèque.
- N: Votre insatisfaction résultait du fait qu'on n'arrivait pas à rester dans la géométrie, indépendamment du reste ...
- R: Oui, oui, c'est ça ... c'est ça, on n'arrivait pas à calculer directement sur les objets géométriques, oui, et, au fond si vous voulez, la théorie des relations, c'est quelque chose qui permettait de calculer directement sur des objets qui n'étaient pas nécessairement géométriques, et qui pouvaient être un peu n'importe quelle structure. Mon idée, c'était ça, n'est-ce pas, au fond c'était ça ... trouver une géométrie intrinsèque. Et alors, mon idée c'était de faire ça, non plus seulement pour des structures géométriques, mais pour des structures plus ou moins arbitraires ... et c'est à ce moment-là que j'ai découvert BOURBAKI, et surtout le fascicule "Théorie des ensembles" de BOURBAKI.
Je me suis basé beaucoup sur ce fascicule pour ma thèse. Ensuite, il y a eu la liaison avec la théorie des graphes, avec beaucoup de recherches anglo-saxonnes, la combinatoire aussi ... mais dans tout ça, voyez-vous, je voulais retrouver une espèce d'unité à partir de la théorie des relations.
- N: C'est important pour vous, ce problème de l'unité ?
- R: Ah ! oui, oui, parce que c'est toujours cette espèce de rêve que j'ai en moi de condenser, d'avoir un instrument qui me permette de condenser au maximum, qui me permette d'avoir prise sur un immense empire, si vous voulez, au moyen de tout petits germes, de tout petits embryons ... n'est-ce pas.
Oui, parce que quand on parlait, par exemple, de BOURBAKI et de toute cette mise en ordre des mathématiques, il faut bien se rendre compte qu'il y a eu un énorme progrès du point de vue condensation. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, le nombre de volumes imprimés qu'on peut résumer d'un seul coup à l'aide d'un simple tome de BOURBAKI ... un énorme travail de condensation.
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