- N: Et, quand vous avez commencé vos recherches, vous avez choisi un sujet ? Comment s'est fait le choix de ce sujet ?
- M: J'avais commencé par faire de la théorie des nombres, de l'algèbre, ...
- N: Historiquement ?
- M: Oui, en deuxième année à l'École Normale, j'avais commencé par faire de la théorie des nombres, de l'algèbre, il se trouve que j'avais eu des cours très très intéressants sur ce sujet, très attractifs. Alors, du coup, j'avais continué à apprendre ces choses-là et l'année suivante j'ai passé l'agrégation et cette année-là, j'ai préparé l'agrégation, j'ai un petit peu diminué mes activités de recherche, je me suis beaucoup lancé dans des activités politiques à ce moment-là; et l'année suivante, j'ai commencé au contraire à suivre, à commencer à travailler, à faire ma thèse, et puis j'ai eu envie de changer; il y avait les travaux de SC H W A RT Z sur la distribution qui venaient de sortir, c'était très à la mode, et puis je me suis dit: l'analyse c'est plus proche de la physique, ça sert plus, c'est plus utile, c'est plus intéressant de ce point de vue, il vaut mieux se lancer là-dedans; alors, il y avait donc des motivations assez extérieures qui m'ont fait changer d'orientation ...
- N: Vous avez une sorte de regret de la physique ?
- M: Ah oui ! oui, constamment. J'ai toujours continué à avoir beaucoup de contacts avec les physiciens, théoriciens, à leur expliquer un certain nombre de choses en mathématiques, j'en connais beaucoup; regret ? regret ou non, je ne sais pas ...
- N: Nostalgie ?
- M: ... parce que finalement c'est très très proche ...
- N: Que représente pour vous la physique ?
- M: Quelque chose qui est beaucoup plus directement concret, qui est beaucoup plus en prise directement sur le ... Je ne sais pas quoi dire, la réalité cela n'a pas beaucoup de sens de dire ça, comme ça, mais disons en gros: concret ... et puis alors quelque chose qui demande beaucoup plus d'imagination que les mathématiques, quelque chose qui demande de laisser aller son imagination beaucoup plus, quelque chose qui est plus difficile que les mathématiques.
- N: Bon ?
- M: Ah oui ! à mon avis.
- N: En mathématiques, on est brimé ?
- M: Pas brimé ..., le physicien, il se permet de sauter sur la rigueur entre guillemets, de deviner. Le mathématicien ne se le permet que d'une manière beaucoup plus partielle, si vous voulez, et c'est assez impressionnant; quelquefois cela tombe tout à fait à côté et puis quelquefois ils devancent les mathématiciens d'une façon extraordinaire; alors il y a probablement aussi l'aspect opposé; bien des choses ne sont qu'ébauchées par les physiciens, les mathématiciens les reprennent bien, mais il y a cet aspect que quand même on laisse courir son imagination beaucoup plus qu'en mathématiques, mais, malheureusement, il faut dire que l'enseignement, l'enseignement élémentaire de la physique ne fait pas du tout apparaître cet aspect des choses ...
- N: Je ne sais pas, je rapprocherais cela de ce que vous disiez au début sur la règle du jeu dont vous parliez et qui à la fois vous a attiré et qui maintenant a l'air d'avoir un autre aspect aussi celui de contrainte.
- M: Oui, certainement ... certainement.
- N: Qui a été à l'origine ...
- M: La nature, elle, impose d'autres règles du jeu, mais qui sont aussi des contraintes. Mais elles sont quand même de nature très différente, et, la physique théorique, elle est entre les deux, elle navigue entre les deux. En quelque sorte, elle s'appuie sur les deux; enfin, je ne veux pas l'idéaliser non plus, ce serait faux, les gens que je connais, par rapport aux mathématiciens, les bons physiciens sont des gens à peu près de même qualité, mais qui, d'une certaine manière, laissent plus facilement courir leur imagination.
- N: Cela permet plus de liberté ?
- M: Oui, quitte, d'ailleurs, quelquefois, à ce qu'elle déraille ...
- N: Ah oui
- M: Alors, pour ce qui est des autres sciences, d'autres activités scientifiques, je ne les connais pas suffisamment pour en parler, des activités vraiment expérimentales.
- N: Mais, à propos de cette nostalgie de la physique, qu'est-ce qui à votre avis vous a empêché d'en faire ?
- M: Mais, il n'y avait personne qui soit capable de nous faire des cours intéressants à l'époque, il aurait fallu que je parte en Angleterre ou aux États-Unis, vous comprenez ...
-N: Il n'y a pas eu ...
- M: Même en France ... même en France, il y avait très peu de chose à l'époque, très très peu.
- N: II n'y a pas eu quelqu'un qui vous a ouvert la voie ?
- M: Et puis, il faut dire qu'à l'époque, j'ai essayé aussi de suivre des cours mais il y avait un aspect extrêmement confus, une distance avec les mathématiques et les mathématiciens, ce que je voudrais appeler, avec beaucoup de guillemets, la règle du jeu des mathématiciens. Cette distance était quand même beaucoup trop grande, c'était une confusion extraordinaire dans les cours que j'ai eus.
Après ma thèse encore, j'ai essayé de suivre des cours pour me cultiver. J'ai été à l'école d'été, aux Houches, de physique théorique, où j'ai eu des cours de grands physiciens de l'époque. Mais c'était une confusion totale à mon avis. Pas tous, il y en avait un qui était un cours remarquable, mais qui posait des problèmes d'une difficulté incroyable ... c'était très remarquable, c'étaient des problèmes qui étaient ignorés des mathématiciens à l'époque et qui, maintenant, commencent à être des problèmes classiques; mais c'était il y a vingt ans, et c'était trop difficile. Et les autres c'était une confusion totale.
Je me suis aperçu longtemps après que les autres élèves ne comprenaient pas plus que moi, mais, ils étaient physiciens, donc ils faisaient semblant de comprendre (rires) et, moi, je me suis laissé bluffer (rires). Alors, si vous voulez faire de la physique dans ces conditions, cela ne m'aurait peut-être pas convenu non plus, mais depuis, c'est devenu plus proche, plus accessible.
- N: Un problème de distance aussi alors ?
- M: Il y avait une grande distance, oui. L'imagination courait, mais elle courait tellement qu'on ne savait plus du tout où elle allait. Je me rappelle que les cours de X par exemple, c'était un grand physicien mais c'était incompréhensible, de la plus haute fantaisie, il avait certainement des idées profondes, mais pour rétablir ce qu'il pouvait y avoir dedans, c'était tout à fait impossible pour quelqu'un qui avait une formation de mathématicien un peu stricte ... la distance entre les deux discours était ... était presque ... pas complètement, mais presque infranchissable.
- N: Vous avez employé tout à l'heure le mot dérailler, comme si c'était un discours qui risquait de dérailler dans tous les sens ...
- M: Dérailler, j'ai dit dérailler ? ... Quand on essaie de deviner, on devine juste ou on devine faux, ou bien ça peut être complètement faux, ou ça peut être très proche de la vérité: il peut y avoir tous les intermédiaires. L'inconvénient et l'un des avantages de la physique il me semble, c'est que l'on a le contrôle expérimental, mais on n'a pas le contrôle du mathématicien sur la cohérence logique qui donne, d'une certaine manière, plus de sécurité.
- N: C'est une condition importante pour vous, cette cohérence ?
- M: Cela fait partie du sujet, on n'y peut rien ... cela fait partie du sujet, les objets mathématiques on peut difficilement les ... on risque ... oui ... oui, je ne sais pas, je ne sais pas quoi dire là ... il y a l'aspect de contrainte surtout. On est bien obligé de regarder les choses à fond, dans tous les détails, pour être sûr que c'est vrai; c'est pas ... pour moi, si vous voulez, c'est pas une règle en soi, c'est pas une chose en soi à la rigueur, c'est simplement la manière dont les mathématiques fonctionnent, on n'affirme une chose que quand on en est complètement sûr (rires) ... la rigueur au fond pour moi c'est presque avoir éliminé toutes les objections ... possibles.
- N: Ah oui
- M: Mais il peut se passer ceci quand on cherche: on se dit, cela va se passer comme ça, on a son plan de démonstration, mais attention ! il peut se passer ça, ou il peut se passer ça et il peut se passer ça encore, et ça comment est-ce que je vais en être sûr ? Et, alors on arrive à faire son discours.
- N: Ah oui ! c'est éliminer tous les cas possibles ?
- M: Pas toujours, mais d'une certaine manière ... d'une certaine manière; je crois d'ailleurs que, pour ne pas parler d'une façon subjective, même dans l'histoire c'est un peu comme ça que les choses sont arrivées, on a vu que des raisonnements incomplets suffisaient jusqu'à un certain moment, puis ont amené des échecs à un autre et on est obligé de reprendre les choses pour les éliminer, donc d'une certaine manière, ce n'est pas seulement une réaction subjective, mais cela se présente quelquefois comme ça: je fais un plan de démonstration mais, là, il y a un trou parce qu'il pourrait se passer ça, donc il y a ce point qu'il faut que je vérifie ...
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