Concernant la question de créativité: je crois que s'il y a du plaisir dans l'activité, il y a créativité, que la créativité ce n'est pas une question d'intelligence: on peut être très intelligent et ne pas être créateur. Il faut exercer son activité là où on a du plaisir, là où on trouve des résonances suffisamment profondes ... c'est plus ou moins conscient, les rapports sont plus ou moins directs, mais c'est quelque chose qu'on sent; on ressent une certaine satisfaction ... Je crois que si je faisais certains types de mathématiques, je serais beaucoup moins créateur. Si je devais résoudre des problèmes de minimisation, de maximisation, de profit pour des corporations, des choses comme ça, alors probablement je me contenterais d'appliquer bêtement la formule. A moins d'avoir des motivations d'argent, mais je n'ai pas tellement ces motivations-là ...
- N: Finalement, comment se fait-il qu'avec des goûts pour l'astronomie, la physique, etc. vous avez fait plutôt des mathématiques ?
- J: C'est un peu accidentel, je crois. J'ai fait des maths parce que j'étais autodidacte et aussi par réaction contre certains systèmes d'enseignement. Il est plus facile de faire des mathématiques en autodidacte que de la physique; en physique, on a besoin d'un laboratoire ... J'adore la physique, je m'intéresse toujours à la physique, il m'arrive de prendre un bouquin de physique et j'ai peut être dans la tête de faire un jour assez sérieusement de la physique théorique. Donc, la physique, c'est quelque chose qui est là, qui est très près, qui est présent. Si je fais des mathématiques, c'est un peu parce que j'ai dévié de la physique, je crois.
- N: Dévié ?
- J: Oui, c'est une sorte de déviation, parce qu'il est plus facile ... J'ai beaucoup d'intérêt pour les mathématiques, mais je ne suis pas un logicien, même si j'ai fait beaucoup de logique ... C'est-à-dire que la pensée humaine m'intéresse en tant que telle, mais je crois que le monde est plus intéressant que la pensée: la pensée quand elle se tourne vers elle-même, peut facilement tourner à vide, à long terme tout au moins, à court terme non. Et les mathématiques, c'est davantage une science de la pensée que la physique et particulièrement la logique mathématique.
Mais si j'ai fait de la logique mathématique, c'était pour éclaircir, pour mieux saisir les méthodes de pensée en mathématiques, déjà la pensée qui réfléchit sur le processus de pensée. Parce qu'on peut faire la métamathématique, la métamétamathématique, on finit par tomber dans quelque chose de relativement arbitraire où les choses sont vraies par convention: c'est trop fluide là, il n'y a plus de matière, il n'y a plus de contenu, c'est beaucoup moins intéressant, les choses sont vraies par définition. Or, les mathématiques c'est pas une question de définition. Malheureusement, dans les cours maintenant, on insiste beaucoup trop sur la rigueur, sur la déduction; il y a les axiomes, les théorèmes, il y a tout ça.
Les mathématiques, ça ne se fait pas comme ça.
Malheureusement, si c'est comme ça dans les cours, c'est parce que c'est comme ça dans les publications: on insiste beaucoup trop sur la rigueur.
La rigueur, c'est quelque chose d'essentiel, c'est important mais c'est le seul aspect de l'activité mathématique et on devrait pouvoir rendre compte de ce qui se passe aussi sur un mode non rigoureux et qui est très important pour guider la démonstration. Il n'y a pas beaucoup de textes la-dessus, ça n'appartient pas à la culture. Il faudrait des gens pour écrire des textes où on chercherait à donner le contenu intuitif et géométrique; il faudrait qu'il y ait des équipes, des gens payés qui travaillent là-dessus ... Mais on ne subventionne pas ce genre de choses, on subventionne la recherche uniquement, alors que ça permettrait de comprendre, ça faciliterait l'accès aux mathématiques.
|